Le salon de l’automobile 2020 vient de fermer ses portes. Le matraquage publicitaire devrait enfin cesser. Une recherche de Pierre Ozer de l’Université de Liège indique que ces publicités vantent des véhicules dont les émissions de CO2 sont importantes. N’est-ce pas de la provocation de la part de l’industrie quand on sait à quel point il convient de développer d’urgence des mesures efficaces pour lutter contre les changements climatiques ? La demande de régulation de la publicité pour les voitures, dans un tel contexte, témoigne d’une conscience aigüe des enjeux sociétaux dans le chef de tou·tes celles et ceux qui la portent. Depuis toujours, d’aucuns disent que s’attaquer à la publicité, c’est « Trop facile« , « manichéen« . Mais rien ne bouge… Appel est donc lancé au politique.
« Il ne faut pas parler de transition écologique car il y aura de très fortes résistances. Le nouveau modèle énergétique et sociétal passera par la confrontation, pas par la transition ! » (François Gemenne)1
Depuis le 05 décembre, date de lancement du 98è Salon de l’automobile bruxellois, l’espace sonore et visuel, tant public que privé, est saturé de messages publicitaires vantant des « conditions salons ». L’objectif poursuivi par l’industrie automobile en achetant à grand frais cet espace est de d’orienter les choix des consommateurs vers l’acquisition des voitures qu’elle souhaite vendre… lesquelles sont très différentes des voitures « raisonnables », grandes oubliées de l’événement.
Salon de l’auto 2020 : des voitures « toujours plus durables et plus propres ». Vraiment ?
Dans sa communication de fin de salon, la Fébiac affirme que2:
« Les efforts du secteur automobile pour évoluer vers une mobilité à émissions faibles ou nulles n’ont jamais été aussi visibles, aussi tangibles et aussi accessibles aux consommateurs qu’au cours de l’actuel Salon de l’auto » (Febiac, 18/01/2020, Le Soir).
Dans le but d’objectiver les déclarations de la Febiac quant à sa volonté de promouvoir des véhicules toujours « plus durables et plus propres », une étude exhaustive des publicités pour les voitures neuves dans la presse écrite a été réalisée du 13 novembre 2019 au 19 janvier 2020 (163 publicités en 2019 et 534 en 2020).
Sur base de 697 publicités analysées, il ressort que 71,3 % des messages publicitaires font la promotion de véhicules dont les émissions de CO2 sont supérieures à la moyenne des véhicules vendus en 2019 (121,2 g/km). 53,2 % des publicités vantent des véhicules dont les émissions de CO2 sont supérieures à 140 g/km.
Les constructeurs sont tenus par la Commission européenne de respecter un plafond moyen de 95 g CO2/km dès 2020. Les résultats montrent que seulement 16,1 % des publicités sont consacrées à des véhicules dont les émissions de CO2 sont inférieures à 95 g/km.
Parts (en %) de véhicules vendus en 2018 en fonction de leurs émissions de CO2 (g/km) comparées aux parts (en %) de publicités relatives à ces catégories de véhicules.
Clairement, les constructeurs et distributeurs ne sont pas dans une stratégie marketing et publicitaire visant à promouvoir des véhicules qui permettraient de diminuer drastiquement les émissions de CO2 du secteur automobile. Dans ces conditions, l’objectif de 95 g CO2/km dès 2020 semble difficilement atteignable.
Ceci est d’autant plus vrai que depuis 2 ans les émissions moyennes de véhicules neufs mis sur le marché sont reparties à la hausse tant en Belgique qu’en Europe.
Evolution des moyennes des émissions de C02 (g/km) des véhicules neufs mis sur le marché entre 2000 et 2019, dans différents pays. Objectif 2015 et objectif 2020/2021.
Une coalition associative et citoyenne #StopPubAuto
Dans un tel contexte de désinformation, les demandes de régulation par les autorités publiques de la promotion de l’automobile formulées par la coalition d’associations et de mouvements citoyens actifs dans la mobilité durable sont parfaitement raisonnables.
Pour rappel :
Cette coalition souhaite, concrètement :
- au mieux supprimer toute publicité pour les voitures ;
- si une progressivité s’avère nécessaire, interdire toute publicité pour les véhicules à moteur à combustion interne émettant plus de 95 gr/CO2/km ET pour tout véhicule dont le poids, la puissance et la vitesse sont excessifs et dont la forme de la face avant est dangereuses pour les autres (la grande majorité des SUV se retrouvent dans ces critères d’exclusion).
Comme les cigarettes et les antibiotiques
La publicité pour les cigarettes est interdite3. La voiture partage avec cette dernière la dangerosité pour la santé mais aussi la dépendance. Le « système automobile », en se développant de manière aussi tentaculaire a rendu difficile le recours aux alternatives, créant ainsi une importante dépendance à la voiture. Les publicités pour les voitures associent par ailleurs la voiture à un plaisir d’utilisation et de possession, tout comme les publicités pour les cigarettes titillaient le plaisir de fumer. Reste l’argument de l’utilité : la voiture serait utile, ce qui n’est pas le cas de la cigarette. C’est là qu’intervient la comparaison avec les antibiotiques : ils sont utiles, mais l’abus ou le recours inadéquat sont nocifs voire dangereux. Et c’est notamment pour cette raison que la publicité pour les antibiotiques est interdite.
Si la publicité pour la cigarette et pour les antibiotiques est interdite, elle doit également l’être pour la voiture (à tout le moins pour les plus nocives d’entre elles).
Ethique versus chiffre d’affaire
Le débat relatif à la place de la publicité n’est pas neuf et les enjeux, notamment pour ceux qui bénéficient des rentrées publicitaires, dont les médias tant publiques que privés, sont connus. Cette chronique de Camille Crosnier, Camille passe au vert, en constitue un excellent rappel ! Elle interroge l’éthique (versus le réalisme) du recours à la publicité pour les voitures4 sur une chaîne publique, France Inter, qui, par ailleurs commet d’excellentes émissions sur l’écologie comme La Terre au carré.
Voir ici.
Quelques extraits significatifs :
« On court encore derrière quelques constructeurs automobiles que nous n’avons pas (…). Imaginer se désintéresser d’un secteur qui pèse 30% du marché publicitaire, c’est pas tenable. (…) Donc, oui on les démarche. » « Aucun choix éthique n’a été fait. »(Pascal Girodias, directeur Régie Publicitaire de Radio France)
« Vous avez conscience que vous venez d’annuler tout ce que nous venons de dire pendant une heure ? » (question posée à Pascal Girodas par les animateurs de La Terre au carré dont l’émission est suivie par une pub pour les voitures) « Moi j’ai conscience que j’ai un impératif chiffre d’affaire. » (Pascal Girodias).
« C’est compliqué pour nous d’afficher des publicités et en même temps, j’ai pas envie d’avoir cette position facile de dire : « c’est un scandale ces publicités. » (…) Je pense qu’il faut qu’on y réfléchisse, il faut qu’on travaille sur une charte.» (…) « Je compte sur vous, je sais que je peux compter sur vous pour que cette réflexion commence vraiment pour de vrai avec des mesures qui ne soient pas des mesures radicales. » (Laurence Bloch, Directrice de France Inter).
Plus on en parle moins on en fait ?
En 1998, j’ai inauguré, dans ce qui s’appelait à l’époque La lettre de l’éco-consommation une rubrique d’analyse critique de la publicité. Il n’y avait là rien de bien neuf, et depuis, de nombreux acteurs de la société civile ou issus des milieux de la recherche universitaire ont écrit, fait des colloques, débattu, étudié etc. sur la question. IEW a contribué au débat en réalisant, une position « publicité » de la fédération en 2009 et en mettant ensuite sur pied un « Observatoire citoyen de la publicité ». Elle a également fait partie d’une coalition associative, à laquelle contribuait Pierre Ozer, qui s’est intéressée de près à l’affichage (majoritairement illégal) du CO2 sur les publicités des constructeurs automobiles. De nombreux acteurs associatifs et de la société civile ont aussi proposé des réflexions sur la question de la publicité sur les chaines publiques. De nombreux projets de loi ont été déposés. ET ?? Rien ne change : l’éthique ne fait pas le poids face au chiffre d’affaire.
Choisir la raison pour éviter la complaisance
L’intervention de madame Laurence Bloch, directrice de France-Inter, dans la petit vidéo ci-dessus est assez explicite : dire que c’est « facile », « manichéen », « radical »… relève à la fois du procès d’intention et de l’argumentation rhétorique trompeuse, et vise à disqualifier en une formule lapidaire tout le travail réalisé et les porteurs de ces réflexions. Elle est bien sûr très loin d’être la seule à avoir recours à ces évitements.
C’est pourtant dans cette posture de constamment botter en touche que se trouve la « facilité ». Celle d’éviter de poser des actes que l’éthique requiert.
Tout qui agit de la sorte prête cependant le flan à une critique de plus en plus justifiée : celle d’être complaisant avec une industrie particulièrement peu en phase avec les enjeux de la décennie qui s’ouvre : climat, santé, sécurité, congestion des villes et accaparement de l’espace publique. Soyons clair : le scandale du dieselgate n’était pas un accident.
Pour eux comme pour nous, une solution existe : demander au politique de prendre le problème à bras le corps en légiférant. Ces enjeux sont ceux de la société, donc les siens.
Les montants en jeu au moment de prendre la décision d’interdire la publicité pour la cigarette devaient être aussi, si pas plus importants que ceux qui concernent le secteur de l’automobile. Et le monde ne s’est pas écroulé.
Aussi : oui, réclamer la régulation de la publicité pour les voitures est une revendication raisonnable !
Une pétition est actuellement en ligne, n’hésitez pas à la signer.
- François Gemenne est chercheur et enseignant en sciences politiques à l’Université de Versailles et à l’Université de Liège, expert associé au CERI – Sciences Po, et spécialiste des migrations liées à l’environnement, et de géopolitique de l’environnement, ex-directeur exécutif du programme de recherches politiques de la terre. Citation dans la cadre de cette conférence.
- Tout ce qui suit et qui est relatif aux parts de publicités par catégorie de véhicules classés en fonction de leurs émissions de CO2 est repris du communiqué de presse de Pierre Ozer.
- L’industrie avait obtenu des dérogations qui sont précisément l’objet d’une proposition de loi.
- Etrangement, France Inter accepte la publicité pour les voitures, mais pas pour la grande distribution qui est pourtant le plus grand secteur en matière de publicité