Voitures et CO2, saison 4 : enterrement

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Ce 18 mars 2024 la Commission européenne publiait son rapport sur les émissions de CO2 des voitures et utilitaires légers en conditions réelles. Le bilan est accablant : en dépit de l’introduction d’un nouveau cycle de test et de nouvelles procédures d’essai, les émissions annoncées par les constructeurs sont toujours ridiculement plus basses que les émissions en conditions réelles d’utilisation. Pire : dans la vraie vie, les émissions moyennes des voitures neuves ont baissé de … 2,5% en 20 ans au lieu des 44% qui auraient dû être réalisés selon la législation européenne…

En 2021, Canopea publiait une série en trois saisons consacrée aux émissions de CO2 des voitures neuves vendues en Europe :

  • Saison 1 : Renoncements (renoncements des autorités européennes à tenir tête aux constructeurs d’automobiles)
  • Saison 2 : Egarements (égarements dans les détails sordides d’une législation bourrée de dispositions annihilant ses potentiels effets positifs)
  • Saison 3 : Evitements (évitements soigneux des seules options un peu solides pour réduire les émissions du parc automobile européen : la décroissance de la taille du parc et la réduction de la taille et de la masse des voitures).

Nous avions hésité à donner un titre générique à cette série. La lecture du récent rapport de la Commission1 confirme que nous aurions dû opter pour « Une défaite européenne ». Et que la présente analyse, quatrième et ultime saison, ne peut, hélas, raisonnablement s’intituler que « Enterrement ». Enterrement de tout espoir de voir un jour les autorités européennes redresser l’échine face aux constructeurs d’automobiles et mettre en place les outils normatifs indispensables pour maîtriser les émissions de CO2 des voitures dans les délais qu’impose le défi climatique.

Collecte des émissions en conditions réelles

Le suivi des émissions de CO2 des voitures neuves vendues en Europe en conditions réelles fait partie de ces mesures intégrées depuis quelques années dans la législation européenne pour tenter de limiter les abus des constructeurs. La manière de procéder à la collecte et à la publication des données sont décrites dans le règlement d’exécution (UE) 2021/392 de la Commission. Les obligations des constructeurs2, décrites à l’article 9, ne sont pas assorties de sanctions en cas de non-respect. Ce qui explique sans doute en grande partie que la Commission a seulement reçu, pour la première année d’application (2021), les données de consommations de 10,6% des voitures neuves immatriculées en Europe. 37% des données reçues ayant dû être écartées en raison de leur manque de fiabilité, ce sont finalement les données relatives à 617 194 voitures (7,2% des immatriculations) qui ont été analysées par les services de la Commission.

Un gap à refermer

185 gCO2/km : telles étaient approximativement, les émissions, en conditions réelles, des voitures neuves vendues en 2001. Ceci sur base :

  • des données officielles (émissions mesurées en laboratoire) publiées par l’Agence européenne de l’Environnement (EEA), soit 169,7 gCO2/km pour l’année 2001 ;
  • du gap entre émissions réelles et émissions en laboratoire (9% à l’époque) selon les calculs de l’ICCT réalisés à partir de plusieurs bases de données regroupant quelques dizaines de milliers de véhicules.

Comme illustré dans les saisons 1 et 2 de notre série, le gap n’a cessé de croître au cours des années pour culminer à 42% en 2016. Cette impressionnante « performance » des constructeurs est explicable par leur habileté à profiter des faiblesses des procédures de test dites « NEDC », lesquelles ont depuis été remplacées par les procédures dites WLTP3. Ces dernières étaient censées « limiter la casse » en réduisant le nombre et l’ampleur des failles de la législation dans lesquelles les constructeurs aiment à s’engouffrer. Ceux-ci sont en effet passés maîtres dans l’art de respecter le prescrit légal à la lettre (avec une interprétation parfois assez particulière …) tout en en méprisant et pervertissant complètement l’esprit. Le passage de NEDC à WLTP devait se traduire par une augmentation des émissions officielles, et donc une réduction du gap.

Sur la route, rien n’a changé

Selon l’analyse menée par la Commission sur base des données relatives à l’année 2021, le gap s’est effectivement refermé. Il a en fait diminué de moitié, avec une valeur moyenne (pour les voitures essence et diesel) de 21,2%. Bien … mais qu’en est-il dans la vraie vie ? Car ce qui compte pour les automobilistes, c’est l’énergie que leur voiture consomme en conditions réelles. Et ce qui compte pour le climat, ce sont les émissions de CO2 réelles – et pas celles mesurées en laboratoire. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que, sur la route, les choses ont peu évolué …

Le rapport de la Commission européenne nous apprend que les émissions moyennes pour les voitures essence et diesel s’élevaient à 180,3 gCO2/km en conditions réelles en 2021. Comme mentionné ci-dessus, la moyenne pour l’ensemble des voitures neuves vendues en Europe en 2001 (presque exclusivement essence et diesel) était de l’ordre de 185 gCO2/km. Les émissions ont donc baissé de 4,7 gCO2/km, soit une diminution de … 2,5%. Ceci alors que la législation européenne imposait de passer de 169,7 gCO2/km en 2001 à 95 gCO2/km en 2021 (ceci pour les émissions officielles mesurées en NEDC), soit une diminution de 44% !

Certains objecteront sans doute que la moyenne en 2021 doit être calculée non sur base des seuls véhicules essence et diesel, mais en tenant compte également des voitures électriques (BEV pour battery electric vehicle), hybrides non rechargeables (HEV : hybrid electric vehicles) et hybrides rechargeables (PHEV : plug-in hybrid electric vehicle).

À ces personnes, on pourrait également répliquer que, en 1995, la Commission ambitionnait d’atteindre une moyenne de 120 gCO2/km pour l’ensemble des voitures neuves vendues en Europe en 2005 (contre 186 gCO2/km en 1995)…

252% : la palme aux PHEV !

Mais parlons-en, justement, de ces nouvelles motorisations qui, par la magie d’émissions réputées nulles (pour les BEV) ou fortement sous-évaluées (PHEV) combinées à une surpondération dans le calcul des moyennes (cfr les saisons 1 et 2 de notre série), permettent aux constructeurs d’atteindre les objectifs d’émissions tout en continuant à vendre des monstres sur-consommateurs d’énergie.

Dans la catégorie « émissions explosées en conditions réelles », la palme revient aux PHEV. Le rapport de la Commission nous apprend que les voitures hybrides rechargeables vendues en Europe en 2021 émettaient officiellement 39,6 gCO2/km contre … 139,4 gCO2/km sur route, soit 3,5 fois plus. Ou, pour le dire autrement, il existe un gap de 252% entre les émissions réelles et les émissions déclarées. Ceci étant principalement imputable à un « facteur d’utilité » (pourcentage attendu du kilométrage parcouru en mode électrique) tout à fait fantaisiste.

Ainsi donc, les voitures hybrides rechargeables (qui pesaient 8,9% des ventes en Europe en 2021) émettent seulement 23% de moins que les essence et diesel (139,5 contre 180,3 gCO2/km).

L’incroyable sous-estimation des émissions des PHEV a grandement aidé les constructeurs à « respecter » (sur papier) l’objectif de 95 gCO2/km (NEDC) calculé sur l’ensemble des véhicules neufs vendu en 2021.

Un problème de poids

Le gap entre les émissions réelles (real-world sur le graphique ci-dessous) et officielles (WLTP sur le graphique), qui oscille entre 20 et 40 gCO2/km en moyenne pour les voitures essence et diesel, est 1,5 à 2,5 fois plus élevé pour les véhicules les plus lourds (SUV et voitures « haut de gamme » – luxury cars selon la terminologie de la Commission). Argument supplémentaire, si besoin était, justifiant notre plaidoyer LISA Car pour l’introduction de normes limitant la masse (ainsi que la puissance, la vitesse de pointe et l’agressivité de la face avant) des voitures.

C’est pas moi, M’sieur …

Face à cette avalanche de données toutes plus affligeantes les unes que les autres, les pauvres petits constructeurs innocents ne manqueront pas d’affirmer que c’est la faute aux réglementations (occultant le fait qu’ils participent activement au processus législatif et, par leur lobby très efficace, détériorent l’efficacité desdites réglementations), la faute aux équipements de sécurité dont on exige qu’ils équipent leurs voitures (négligeant qu’ils construisent de petits modèles qui satisfont aux exigences en matière de sécurité … cherchez l’erreur), la faute aux automobilistes (dont il est bien connu qu’ils réclament à cor et à cri des modèles surdimensionnés qui leur coûteront plus cher à l’achat et à l’utilisation), …

C’est surtout, hélas, la faute à leurs appétits financiers insatiables qui les entraînent dans une logique d’inflation continue des caractéristiques techniques et dynamiques des objets qu’ils nous vendent sous l’appellation de « voitures automobiles » et qui n’ont qu’un lien de plus en plus ténu avec les besoins objectifs de mobilité auxquels ils sont censés répondre.

La Commission à plat ventre

Dans son rapport, la Commission rappelle que le but du monitoring est de s’assurer que le gap ne croisse pas au cours du temps (ce qui s’était passé pour le cycle NEDC : subterfuge par lequel les constructeurs avaient respecté le prescrit légal sur papier et papier uniquement). Mais le fait qu’il y ait un gap ne semble pas l’émouvoir. Très diplomatiquement, elle soutient même que l’existence du gap est normale, les procédures de test ne pouvant pas prendre en compte certains aspects influant sur la consommation d’énergie des véhicules. Loin d’elle l’idée de s’alarmer du fait que ces aspects jouent systématiquement dans le même sens (un accroissement des consommations d’énergie et d’émissions de CO2). Loin d’elle aussi l’idée d’informer proactivement les automobilistes de l’existence de ce gap et de la diversité des gaps propres aux différents constructeurs (diversité pourtant mise en relief par la Commission).

Dans son rapport, la Commission bombe (un tout petit peu …) le torse et agite un gros doigt grondeur : « les constructeurs seront tenus de fournir de solides raisons pour toute donnée manquante dans leur rapportage pour les années à venir ». Vu le manque de pénalités à la clé, il est à craindre que ces menaces ne soient pas vraiment de nature à empêcher lesdits constructeurs de dormir…

Enfin, alors que la Commission reconnaît l’impact négatif de l’accroissement de la taille et de la masse des véhicules sur leur efficacité énergétique, elle se garde bien de faire état de sa très très (très …) lourde responsabilité en la matière. Comme expliqué dans notre Saison 1, elle a ignoré les conclusions de ses propres études d’impact et décliné les objectifs CO2 assignés aux différents constructeurs sur base de la masse des véhicules qu’ils vendaient. Ceci sous la pression plus qu’insistante des constructeurs allemands. La Commission se garde aussi, bien sûr, d’envisager de corriger le tir…

C’est donc bel et bien à un enterrement que, avec la publication de son rapport sur les émissions en conditions réelles, la Commission nous convie. Enterrement de tout espoir de la voir un jour insuffler les mutations du secteur de l’automobile (synthétisées dans la charte LISA Car) indispensables à la maîtrise de ses émissions de CO2.

Faute d’outil normatif agissant sur l’offre, il reste donc aux Etats et aux pouvoirs locaux à mobiliser les outils fiscaux (tels la taxe de mise en circulation) et réglementaires (tels les zones à faible danger) pour agir sur la demande et réorienter le parc automobile vers des véhicules plus modestes, plus respectueux de l’environnement et de toutes les personnes utilisatrices de l’espace public.

Crédit image d’illustration : Adobe Stock

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  1. Une version plus détaillée est également disponible : Staff Working Document SWD(2024) 59 : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/PDF/?uri=CELEX:52024SC0059
  2. Toutes les voitures doivent être équipées d’un OBFCM (on board fuel consumption monitoruing device ; équipement embarqué de mesure de la consommation de carburant). Certains sont connectés (les constructeurs recueillent les données par transfert direct) ; dans le cas contraire, les constructeurs doivent s’adresser aux concessionnaires ou réparateurs agréés.
  3. On se reportera utilement à la saison 2 pour une explication détaillée