La limitation à 80 km/h de la vitesse maximale autorisée sur les routes bidirectionnelles (deux sens de circulation sans séparateur médian) hors agglomération introduite en juillet 2018 allait permettre de sortir la sécurité routière en France de l’ornière dans laquelle elle stagnait depuis début 2014. L’opposition en amont et en aval de l’introduction de la mesure a été et reste, vu de l’étranger, sidérante de violence. Il est utile d’analyser cette saga et d’en tirer quelques leçons.
En France, le premier juillet 2018, la vitesse maximale autorisée sur les routes bidirectionnelles hors agglomération (routes à deux sens de circulation sans séparateur médian) était abaissée de 90 à 80 km/h. La France suivait ainsi l’exemple d’autres pays européens dont les bilans de sécurité routière sont parmi les meilleurs : la Suède a une vitesse limite de 70 km/h sur les routes équivalentes ; la Norvège, le Danemark, la Suisse et les Pays-Bas ont tous une limite à 80 km/h. Dans un rapport publié en mars 2018, l’ITF (International Transport Forum, OCDE) analysait 11 cas (issus de 10 pays) relatifs à des changements de régimes de vitesse ou à l’introduction de contrôles de vitesse automatique à grande échelle. L’analyse confirmait la relation très forte entre la vitesse, le risque et la gravité des accidents. Pour l’ITF, « Sur les routes de rase campagne sans barrière médiane pour éviter les risques de collision frontale, une limite de vitesse de 70 km/h est appropriée. »
La Ligue Contre la Violence Routière (LCVR), s’appuyant sur les très nombreux travaux scientifiques en la matière, plaidait depuis des années pour l’introduction de cette mesure, la plus efficace pour diminuer le nombre de victimes de la route (tués et blessés). Palliant l’absence de documents officiels accessibles et compréhensibles permettant d’objectiver le bienfondé du 80 km/h sur les routes françaises, la LCVR publiait, en amont de l’entrée en vigueur de la mesure, une cartographie du réseau faisant clairement apparaître les tronçons les plus meurtriers. Travail d’utilité publique, travail colossal, fruit de la motivation sans faille de bénévoles investissant des centaines d’heures pour le bien commun, travaillant sous la houlette du professeur Claude Got, docteur en médecine et expert en accidentologie. Le plaidoyer de la LCVR, documenté, argumenté, tranchait sur les avis des plus farouches opposants à l’abaissement de la vitesse maximale autorisée, ceux-ci se cantonnant généralement à des affirmations ex nihilo. Souvent dogmatiques, outranciers, parfois calomnieux, voire injurieux, les propos des opposants aux 80 km/h trouvèrent une écoute attentive auprès de nombreux citoyens trop peu regardants sur la fiabilité des avis lus ou entendus : automobilistes persuadés d’être les « vaches à lait » de l’Etat et regardant les radars comme d’illégitimes « pompes à fric », « bons conducteurs » persuadés de « rouler prudemment même s’ils roulent vite », accros à la vitesse confondant voiries publiques et circuit privé, ruraux s’estimant méprisés et lésés par la capitale, … Nombre d’élus portèrent l’opposition aux 80 km/h à la fois sur le plan politique et sur le plan médiatique, arguant souvent qu’ils savaient cette mesure inappropriée à « leurs routes » qu’ils connaissaient mieux que les experts. Les connaître peut-être, mais les comprendre ? Mais en connaître les caractéristiques en termes d’accidentologie ? Mais posséder une expertise en sécurité routière ? Les débats – et cela est caractéristique de ce type d’enjeux – opposèrent souvent la connaissance à la croyance. Connaissance des experts en mobilité et sécurité qui, unanimes, soutenaient la réduction de la vitesse maximale autorisée sur le réseau bidirectionnel hors agglomération ; croyances des usagers et élus opposés à la mesure, persuadés que les idées reçues qu’ils utilisaient abondamment avaient statut de vérité du simple fait qu’ils y adhéraient.
En dépit d’une opposition d’une violence sidérante, la mesure fut néanmoins mise en œuvre à la date prévue, en grande partie grâce à la ténacité du Premier Ministre Edouard Philippe. Attitude courageuse qu’il convient de saluer – tout comme il convient de déplorer le manque de coordination et de préparation, notamment en matière de contrôle-sanction. Ce déficit augurait de résultats en-deçà de ceux qu’aurait produits une mise en œuvre bien planifiée, bien préparée, bien expliquée, bien accompagnée. Les résultats furent, en effet, tout à la fois positifs et décevants. Fervent soutien du 80 km/h, Edouard Philippe déclarait le 28 janvier 2019 : « Depuis qu’on mesure l’accidentologie routière, il n’y a jamais eu aussi peu de morts sur les routes françaises ». Bilan positif, donc, mais en demi-teinte. Selon L’institut de recherche Cerema et l’Observatoire interministériel de la sécurité routière (ONISR), 127 décès ont été épargnés entre juillet et décembre 2018 si on compare les résultats de cette période à la moyenne de mortalité sur la période 2013-2017. Soit des résultats malheureusement en-deçà de ce qu’on aurait pu espérer.
Cette démonstration de l’efficacité de la mesure ne plut évidemment pas à ses opposants. Dans l’éditorial de la revue Pondération n° 117 de février 2019, Chantal Perrichon, présidente de la LCVR relevait à ce propos : « Les bons résultats de 2018 à peine annoncés, les meutes se sont reconstituées pour nier, mettre en doute, affaiblir la portée de la mesure et diminuer le rôle du 80 dans cette baisse spectaculaire du nombre des victimes qui a permis de regagner en un an ce que la coupable inertie politique du quinquennat précédent avait causé en trois ans. »
Si le mot « meutes » peut, a priori, paraître excessif, il est doublement légitime. D’une part, nombre d’opposants, emportés par leurs convictions, niant la réalité des chiffres, criaient depuis des mois leur haine des experts. Sourds et aveugles aux souffrances des victimes de la route, ils combattaient avec acharnement une mesure pouvant sauver des centaines de vie – ceci pour pouvoir continuer à rouler à 90 km/h (voire au-delà…). D’autre part, l’opposition au 80 km/h avait trouvé une caisse de résonance particulièrement efficace dans les milieux antiétatiques et d’extrême droite. Ces derniers, ayant identifié un beau potentiel dans le dossier, s’en servirent notamment pour instrumentaliser la lutte des gilets jaunes et fausser le « grand débat national » mis en place par le Président, en y portant systématiquement la revendication de restaurer le 90 km/h.
Deux conséquences en résultèrent. L’une au niveau de la population : fin 2018 et début 2019, une épidémie de vandalisme se répandit à travers la France : deux tiers des radars fixes installés le long des routes furent la cible de dégradations. Avec des effets délétères immédiats : l’ONISR relève que « Cette baisse notable [du nombre de décès sur les routes bidirectionnelles] a connu un décrochage en novembre et décembre 2018, dans la période qui correspond à la forte dégradation des dispositifs de contrôle automatiques. » L’autre conséquence s’exprima au niveau du pouvoir politique : lors du processus de grand débat, le Président Macron, inflexible quant à l’impôt sur la fortune, commença à progressivement lâcher du lest sur le 80 km/h jusqu’à rendre inévitable une marche arrière officielle sur ce dossier. Le 06 juin, l’Assemblée nationale votait la possibilité, pour les présidents de conseils départementaux et les maires, de déroger aux 80 km/h sur les routes secondaires, cette vitesse maximale autorisée restant applicable sur les routes nationales. Les élus locaux ayant combattu la mesure sont ainsi placés face à leurs responsabilités. Espérons qu’ils seront plus prudents dans l’activation de cette possibilité de déroger au 80 km/h qu’ils ne l’ont été dans le choix de certaines invectives lancées à la tête de celles et ceux qui ont à cœur de protéger la vie et l’intégrité physique de leurs concitoyen.ne.s
Les leçons de cette saga sont multiples. Outre la confirmation (s’il en fallait) de l’efficacité de la mesure, retenons-en quatre.
Un. Si les avancées sociétales sont souvent plébiscitées par des groupes actifs ayant à cœur de contribuer au bien commun (la LCVR en l’occurrence), elles ne peuvent être concrétisées sans un soutien politique fort (celui du Premier Ministre dans le cas présent). D’où l’importance, pour les associations et collectifs qui veulent influencer les politiques publiques, de faire reconnaître leur expertise, leur légitimité et le bienfondé de leurs revendications. Le dialogue facilite grandement cette reconnaissance. Et le dialogue ne peut exister sans respect (lequel n’exclut pas la fermeté).
Deux. Les processus qui se veulent démocratiques (ici, le grand débat national) peuvent être complètement mis à mal par l’action de groupes de pression, action grandement facilitée par les moyens de communication modernes. Ceux-ci permettent tout à la fois (1) d’inonder les citoyens de fausses nouvelles, d’idées pré-formatées aussi dangereuses que faciles à assimiler et (2) de générer artificiellement des réponses aux enquêtes publiques (création de fausses identités et usurpation d’identités réelles). Aussi, à trop se focaliser sur les processus de consultation sans anticiper leurs possibles détournements, les responsables politiques oublient parfois que « Ce qui est sacré, dans la démocratie, ce sont les valeurs, pas les mécanismes. Ce qui doit être respecté, absolument et sans la moindre concession, c’est la dignité des êtres humains, de tous les êtres humains, femmes, hommes et enfants, quelles que soient leurs croyances ou leur couleur, et quelle que soit leur importance numérique »[1]
Trois. A l’adage « mentez, il en restera toujours quelque chose », on pourrait malheureusement associer « cassez, vous obtiendrez gain de cause ». Les autorités publiques, quoi qu’elles en disent, ont en effet tendance à reculer devant la violence, qu’elle soit exercée par des groupes de pression structurés ou par des citoyens, dès lors que ces derniers sont assez nombreux. On se souvient de l’abandon, toujours en France, de l’écotaxe (prélèvement kilométrique pour les poids lourds) sous la pression des « bonnets rouges » bretons (mouvement d’opposition rassemblant acteurs économiques, employés et ouvriers). Mais la violence peut aussi se manifester de plus insidieuse façon, notamment sous forme de menaces (de pertes d’emplois par exemple, ou de délocalisation), voilées ou non. En cette période d’importantes tensions sociales, il est important que les pouvoirs démocratiquement constitués restent attentifs à l’expression des préoccupations citoyennes – mais soient fermes dans leur condamnation de la violence et de l’irrespect.
Quatre. Respectable dans certains cas (lutte pour les droits civiques aux USA), la désobéissance ne l’est pas dans d’autres (destruction des radars en France) même si elle est, dans tous les cas, vue par ceux qui la pratiquent comme la seule manière (ou la dernière, ou la plus efficace) qu’ils ont de s’exprimer. C’est sur base des valeurs qui animent les organisations et les personnes en désobéissance que l’on peut accepter et soutenir – ou non – cette forme d’expression. La non-violence et le respect doivent impérativement faire partie de ces valeurs. Ce qui n’est absolument pas le cas de destructions de radars qui ont ipso facto pour effet d’augmenter le nombre de victimes de la route.
[1] Amin Maalouf. Les identités meurtrières