Crise agricole : l’environnement sacrifié

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La crise agricole qui a éclaté en Europe ces derniers mois a une nouvelle fois mis en lumière les graves déséquilibres économiques qui pèsent sur ce secteur depuis de très nombreuses années : un revenu moyen en berne, une mise en concurrence internationale déloyale, une pression importante sur les prix par l’industrie agroalimentaire et les distributeurs, auxquels s’ajoutent la lourdeur administrative et des normes jugées trop contraignantes. Loin de résoudre les principaux problèmes soulevés, cette crise agricole a surtout été le prétexte parfait pour enterrer très rapidement et efficacement certaines avancées environnementales essentielles, acquises lors des négociations de la PAC 2023-2027.

C’est aussi l’occasion de constater qu’il existe en réalité une très forte dualisation du monde agricole, notamment en Wallonie. Malgré des revendications qui semblent être partagées par l’ensemble de la profession se cachent des réalités économiques bien différentes d’un type d’exploitation à l’autre.

Mais à quels agriculteurs profitent réellement ces affaiblissements ?

Lors de la toute dernière séance plénière de cette législature, le mercredi 24 avril, le Parlement européen a donc voté en urgence les affaiblissements de 6 des 9 normes environnementales de la PAC[i]. Ces mesures constituent ensemble la conditionnalité renforcée et sont dénommées les Bonnes Conditions Agricoles et Environnementales (BCAE)[ii]. Elles forment le socle de l’architecture verte, au sein du premier pilier de la PAC. Le respect de ces standards minimaux par chaque agriculteur conditionne le versement des aides.

Regardons de plus près les six BCAE qui ont été modifiées et qui rentreront en vigueur en juin.

La BCAE1 est une mesure qui permet d’assurer le maintien de la superficie des prairies permanentes (c’est-à-dire celles qui n’ont pas été labourées sur une période d’au moins 5 ans). Elle se base sur les superficies existantes en 2018 : dès que le taux de prairies labourées atteint 2.5% de l’indice de 2018, les agriculteurs qui souhaitent encore labourer certaines prairies doivent alors introduire une demande auprès de l’administration. Quand le seuil de 5% est atteint, le labour des prairies permanentes est interdit. C’est une mesure qui a comme objectif premier de conserver un maximum le carbone dans les sols, les prairies étant des stocks importants (bien qu’en Wallonie, les prairies soient principalement émettrices[iii]).

L’assouplissement de la BCAE1 était une revendication portée essentiellement par les agriculteurs français, en particulier les grosses exploitations céréalières qui, avec le prix des cultures actuel, souhaitaient lever les contraintes afin de pouvoir continuer à convertir des prairies en terres de cultures.

En Wallonie, une autre problématique est le manque d’effectif au sein de l’administration. Selon les derniers chiffres, on approcherait du ratio de 2.5%. Or, l’administration n’a pas les effectifs suffisants pour gérer toutes les demandes individuelles qui pourraient être introduites.

Les BCAE 5, 6 et 7 ciblent la protection de la capacité de production des sols, qui est un objectif de la PAC depuis 2005. En Wallonie, 57% des terres arables atteignent un niveau d’érosion hydrique jugé non soutenable[1].

La BCAE 5 en particulier, est une mesure qui a comme objectif de prévenir l’érosion des terres agricoles (au bénéfice de l’agriculteur) et leurs conséquences (en particulier les coulées boueuses, qui ont des impacts importants sur les riverains et les communes), via le découpage de certaines parcelles trop grandes ou trop en pente et l’évolution des techniques de cultures. Elle avait déjà fait couler beaucoup d’encre et avait provoqué le courroux des agriculteurs début 2023, le Ministre Borsus n’ayant jamais voulu communiquer sur la mise en œuvre concrète de cette mesure, pourtant votée par le Gouvernement wallon en 2021 et qui devait être effective au 1er janvier 2023. Dès lors, cette mesure avait déjà été assouplie, avec un retour transitoire à l’ancien système R10/R15, jusqu’au 1er janvier 2026. Celui-ci s’est pourtant révélé totalement inefficace, en n’empêchant nullement l’érosion des terres arables, mais en ralentissant seulement les coulées boueuses vers les zones urbanisées. Cependant, pour les trois BCAE, chaque État membre pourra établir des dérogations en fonction du type de sol, du type de cultures ou des techniques de culture.

La modification la plus notable de cette révision concerne la BCAE 8, la fameuse mesure « jachère ». Elle avait comme objectif le développement d’éléments naturels (haies, arbres, mares, friches, etc.) sur les terres arables à hauteur de 4% de la superficie agricole. En réalité, c’est bien moins que 4%, grâce à un savant calcul réalisé sur base de coefficients attribués à chaque type d’élément. Cette BCAE est supprimée et devrait devenir un écorégime, c’est-à-dire une mesure volontaire du premier pilier. À charge des Etats Membres de la financer.

En Wallonie, un peu plus de la moitié des agriculteurs (n=7094) étaient d’office exemptés, selon les conditions énoncées : avoir une exploitation agricole constituée de plus de 75% de prairies ou de moins de 10 Ha de terres arables. Sur les 400000 Ha de terres arables en Wallonie, seulement 35000 Ha étaient concernés par cette exemption. Ceci sans compter ceux qui s’étaient déjà conformés à cette obligation de 4% d’éléments naturels. C’est donc à la grosse majorité des exploitations agricoles spécialisées en grandes cultures que cette suppression est bénéfique.

De plus, la focalisation des revendications du monde agricole sur cette mesure « jachère » a mis implicitement en lumière l’extrême pauvreté en éléments naturels de nos terres agricoles. Rappelons que l’agriculture occupe 45% du territoire wallon qui sont donc dépourvus de toute biodiversité. Comment l’expliquer autrement, alors que cette mesure est présentée comme une contrainte économique pour les agriculteurs.

La dernière mesure qui a été assouplie concerne la possibilité de labourer des prairies en Natura 2000 sous certaines conditions (BCAE 9)

On peut donc constater que globalement ces mesures concernent essentiellement les exploitations de grandes cultures. Or, d’un point de vue économique, ce sont précisément celles-ci qui bénéficient d’une situation globalement moins problématique (exception faite des exploitations céréalières). C’est en effet en grandes cultures qu’on trouve le meilleur revenu du travail[iv]. Certaines cultures sont très bien payées via des contrats avec l’agro-industrie, en particulier la pomme de terre, la betterave, le lin ou les petits pois.

Malgré ces affaiblissements, qui étaient inéluctables au vu de la tournure des évènements et de l’empressement des politiques auprès des agriculteurs, nous aurions pu espérer que les demandes d’être mieux rémunéré pour les services environnementaux allaient aussi être entendues. Toute une série d’incitants agro-environnementaux, qui sont des mesures volontaires, aurait dû être revalorisée, mais ne l’a toujours pas été. 

Parmi celles-ci, LA mesure prioritaire est de renforcer l’agriculture biologique, qui est intrinsèquement le mode d’agriculture à privilégier au niveau environnemental. C’est en effet actuellement la seule agriculture qui n’utilise aucun intrant de synthèse et qui est encadrée par un cahier des charges officiel. Or, sur les 140 millions € prévus par le PSPAC pour soutenir la croissance du bio, on estime que 50 millions ne seront pas utilisés, car le nombre de conversions est en stagnation depuis 2 ans. Selon les estimations de l’administration, qui figurent dans le PSPAC, les primes ne couvrent même pas le manque à gagner par rapport à un système conventionnel. La compensation financière oscille en effet entre 60 et 88%, alors que ces primes peuvent couvrir jusqu’à 120% des pertes financières estimées. Une revalorisation des aides bio est donc tout à fait possible et souhaitable.

La 2ème mesure à revaloriser est la mesure agro-environnementale et climatique (MAEC) autonomie fourragère[v]. Il faut augmenter la prime à l’autonomie fourragère pour les charges en dessous de 1,4 UGB au même montant que celuiqui a prévalu jusqu’en 2022 (120€ au lieu de 60€ actuellement). Cela permettrait de valoriser un système extensif et le maintien des prairies correspondant. C’est valable également s’il y avait une revalorisation de l’écorégime « prairies ». Elle doit aussi être concentrée sur la tranche de charge la plus basse, soit sous 2 UGB/ha. Rappelons que c’est l’équivalent du maximum prévu par la Directive Nitrate.Troisième priorité, la mesure agro-environnementale « Prairie haute valeur biologique » (MC4). La perte de revenu liée à la fauche tardive (15 juillet) est évaluée à 900€/ha, alors que cette MAEC n’est subsidiée qu’à hauteur de 470€/ha. L’intensification des contrôles agricoles sur cette mesure a également fait beaucoup de tort à l’intérêt pour cette MAEC. En 2023, 10% des parcelles contrôlées ont été estimées inéligibles par les contrôleurs agricoles, plus habitués aux prairies grasses et monotones qu’à des prairies riches en biodiversité et à la structure végétale hétérogène, pourtant issues de pratiques agricoles ancestrales. De nouveau, au vu de l’évolution des engagements, on peut déjà prévoir une sous-consommation du budget alloué, liée à la stagnation des engagements dans cette mesure.

Conclusion

Détricotage des mesures environnementales et non-revalorisation des mesures volontaires, c’est bien l’environnement qui paie un lourd tribut à cette crise agricole. Pourtant, ce sont les agriculteurs qui sont les premiers touchés par les crises environnementales et sanitaires. Certains mouvements agricoles ont d’ailleurs clairement exprimé le besoin d’avancer rapidement dans la transition agroécologique pour assurer un futur viable à l’agriculture.

Cette transition est donc un cap essentiel à maintenir, pour et avec les agriculteurs. Mais aussi avec la société civile, qui marque son plein et entier soutien au mouvement des agriculteurs. Plutôt que de continuer à détricoter les mesures sous la pression des syndicats agricoles dominants, cette crise doit être l’occasion d’évoluer vers une meilleure rémunération pour une agriculture qui respecte la nature et son environnement.


[1] http://etat.environnement.wallonie.be/contents/indicatorsheets/SOLS%203.html#


[i] https://www.euractiv.fr/section/agriculture-alimentation/news/le-parlement-europeen-approuve-lassouplissement-des-exigences-environnementales-de-la-pac/

[ii] https://agriculture.wallonie.be/home/aides/pac-2023-2027-description-des-interventions/conditionnalite-renforcee-nouveaute-2024.html

[iii] https://impaacte.be/les-prairies-wallonnes-ne-sont-pas-des-puits-de-carbone/

[iv] https://etat-agriculture.wallonie.be/contents/indicatorsheets/A_III_b.html#

[v] https://www.sillonbelge.be/12768/article/2024-04-26/lagroenvironnement-en-wallonie-en-2023-33-un-attrait-retrouve-pour-lautonomie