Sécurité routière et biodiversité : qui se trouve au mauvais endroit ?

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Tout au long de nos routes wallonnes, on retrouve de nombreux panneaux connus de la sécurité routière, tels que : « Attention traversée de faune sauvage, de gibiers, gros ou non, de bétails, de mammifères, de batraciens, etc. ». Signe de l’intrusion des uns dans le monde des autres.

La succession de ces panneaux sur les autoroutes me ramène souvent à cette phrase que vous aurez déjà vue : « Ce n’est pas le cerf qui traverse la route, c’est la route qui traverse la forêt ». Cette phrase m’interpelle toujours autant. Dans un monde où tout est anthropocentré, où tout est transformé par l’humain, pour l’humain, elle permet de changer de point de vue. Comment la faune, qui fait son petit bonhomme de chemin sur son territoire de vie, peut-elle composer avec ce tronçon de chemin asphalté ? Comment la cohabitation entre l’humain, et ses zones de mobilité, peut-elle s’organiser avec la faune sauvage et ses zones de vie ? Et lorsque la cohabitation ne se passe pas aussi bien que prévu, lorsque la rencontre entre l’humain et la faune s’opère sur les routes, qui paie les pots cassés ? Voyons cela ensemble.

Les accidents de la route

Afin d’analyser les données sur les accidents de la route avec heurts d’animaux, nous avons contacté plusieurs institutions telles la police fédérale, l’Agence Wallonne pour la Sécurité Routière et Statbel. Les données reçues concordent la plupart du temps. Toutefois, celles-ci ne sont pas forcément représentatives du nombre ni du type d’accidents réels puisqu’elles ne recensent que les accidents déclarés (police, assurance, etc).

Ces précautions prises, nous pouvons observer que, en Belgique, si l’on considère l’ensemble des accidents déclarés dus aux collisions avec animaux sur ces 5 dernières années, la Wallonie se place en seconde position après la Flandre et avant Bruxelles1. La fréquence de ces accidents est relativement constante depuis 2005 avec, en moyenne, 50 accidents par an2 suite à une collision avec un animal. Les provinces les plus représentées dans le jeu de données sont celles de Liège, de Namur et du Luxembourg. Celle la moins représentée étant le Brabant wallon3.

En analysant de plus près les localisations des accidents[fn_note]Identification des zones de conflits entre la faune et le réseau routier en Wallonie (WWF, 2020)[/efn_note], ces derniers semblent se situer davantage sur les routes nationales avec 4 spots identifiés :

  • N83 avec 9 accidents entre Florenville et Bouillon
  • N89 avec 6 accidents entre Bertrix et Mogimont
  • N86 avec 6 accidents entre Durbuy et Aywaille
  • N40 avec 5 accidents entre Vodée et Franchimont

La localisation, essentiellement sur des routes nationales, de ces spots d’accidents nous pousse à reconsidérer la dangerosité des autoroutes par rapport aux routes à plus modeste passage. Malgré une fréquentation plus importante, les autoroutes semblent bien trop « polluantes » (en bruit, en charge visuelle, en odeur, etc.) pour les animaux qui se détournent plus facilement de celles-ci que des nationales. De même, des zones d’habitation humaine fleurissent le long des nationales, offrant, pour certaines espèces, des zones de nourrissage et d’habitat. A cohabitation augmentée, risque de traversée de route augmentée. Observons également que les routes nationales sont bien plus nombreuses que les autoroutes sur le territoire wallon, traversant plus facilement les zones de vie de la faune.

A ce titre, nous avons croisé les données de localisation des accidents avec la cartographie existante des structures écologiques primaires en Wallonie4, plus précisément avec les zones centrales[/efn_note]Zones noyau ou zones de vie reprenant des zones territoriales, de chasse, d’habitat, etc.[/efn_note] primordiales de certaines espèces. Nous avons pu remarquer que de nombreux sites de grand intérêt biologique (SGIB) existent sur le parcours de l’ensemble des spots d’accidents identifiés et que des sites intéressants ou à protéger (SIBW) se rajoutent sur la moitié de ces spots.

A penser que ces zones de vie (zones centrales) étaient présentes avant la construction des routes nationales, il est regrettable de voir qu’aucun écoduc, viaduc ou aucune caméra infrarouge n’ont été installés afin de préserver la biodiversité existante. L’aménagement a été pensé pour faciliter la mobilité humaine, sans penser que ces voies pouvaient fragmenter des espaces de vie de la faune, des réservoirs de biodiversité ; sans imaginer qu’il pourrait être utile, voire indispensable, d’y adjoindre des voies de secours, des corridors écologiques qui permettent à la faune de continuer à vivre en sécurité. Car la sécurité n’est pas que routière.

Enjeux doubles

Parler d’accidents avec heurts d’animaux, c’est parler de doubles conséquences : celles sur la santé de la biodiversité et celles sur la santé humaine.

Santé animale : impacts sur la biodiversité

Afin d’ouvrir le scope sur la santé de la faune, il nous a fallu changer notre fusil d’épaule et contacter celles et ceux dont c’est le cœur de métier. Nous avons contacté les Creaves de Wallonie, consulté la base de données Observations et reçu des données du SPW ARNE. Toutefois, comme pour les données précédentes, nous gardons un œil attentif sur les données obtenues puisque, par définition, les Creaves ne peuvent comptabiliser que les animaux dont ils ont pu s’occuper, et donc des animaux qui leur ont été apportés. La plateforme Observations ne comptabilise, elle, que les encodages des volontaires qui ont perçu un animal et qui l’encodent. Les données du SPW ARNE n’enregistrent que les données liées aux accidents de la route et donc du nombre d’animaux retrouvés déjà morts. D’autres animaux ayant eu une collision avec un véhicule ayant peut-être été amené en centre de soins se doivent d’être également pris en considération. De plus, nous n’avons pas reçu les données de l’ensemble des Creaves de Wallonie5 ni les données recouvrant l’ensemble des 3 dernières années. Il s’agit donc probablement d’une sous-représentation de la réalité.

Ces données nous permettent cependant d’observer que l’existence de routes nationales a bien des conséquences directes sur la santé de la faune lorsque des accidents ont lieu, et ce, de manière plus importante que ce qui est mis en évidence.

Ceci étant dit, nous pouvons observer qu’entre 2022 et 2024, ce sont plus de 500 animaux qui ont été accueillis dans ces centres suite à un choc avec véhicule ; soit approximativement 167 animaux par an ce qui dénote avec les 50 accidents annuels déclarés par les autorités. Les données du SPW signalent que 95% des animaux retrouvés écrasés sont des mammifères, les oiseaux, amphibiens et reptiles représentant chacun 2% du total des animaux accidentés. Les données des Creaves, en ce qui concerne les animaux ayant subi un choc avec un véhicule, sont tout autres : 72% des animaux accueillis sont des oiseaux, 26% des mammifères et les amphibiens/reptiles représentent eux 1% des animaux amenés. Parmi ces animaux, 92% décèderont6, 5% seront relâchés, 1% transférés et 2% adoptés.

Outre les décès directs liés au choc avec des véhicules, la disparition et la fragmentation des zones centrales de la faune par les travaux de construction de routes conduisent à la disparition progressive de ces espèces indigènes. En cause : l’impossibilité de chasser, de se nourrir, de rejoindre son habitat mais aussi par l’isolement. Même si des îlots de vie subsistent de part et d’autre de la zone de destruction, dans ce cas-ci, la route étant réalisée, les espèces de ces zones sont vouées à subir les mêmes impacts que celles de la zone détruite7. La volonté de la région d’« adoucir » ces impacts en végétalisant les abords de routes n’est donc pas de grande utilité et risque de faire pire en accentuant les accidents en permettant à la faune de se rapprocher des zones à risques.  

Nous posons également une analyse complémentaire sur les accidents ayant lieu en région rurale et ceux ayant lieu en milieu urbain. Un nombre encore plus restreint d’animaux accidentés en ville sont apportés dans les centres de soins. Les raisons sont diverses : les animaux meurent directement sous le choc, les citoyen.nes ne s’arrêtent pas toujours pour s’en occuper, les centres de soins sont moins fréquents en ville, les espèces sont différentes8 entrainant des comportements d’aide différents. Bien que peu de données soient disponibles quant aux accidents en ville, il serait intéressant de comparer les situations de ces deux contextes. D’une part pour identifier les risques pour la faune et l’humain, d’autre part pour comprendre les cultures d’intervention ou d’aide apportée dans ces deux milieux. En milieu rural, on intervient car on comprend en partie que la route traverse la nature. Mais nous oublions assez facilement que la ville a, elle, totalement écrasé et fait disparaitre les zones centrales de certaines espèces (entre autres domestiques et liminaires) et que la cohabitation engendre aussi de nombreux accidents.  Ceci devrait faire l’objet d’une analyse plus approfondie.

En approfondissant notre analyse, les données que nous avons pu obtenir nous permettent d’observer que les 5 espèces les plus concernées par ces heurts de véhicule semblent être : le hérisson d’Europe, la buse variable, le pigeon ramier, le moineau domestique, le merle noir et la fouine. Certaines de ces espèces9 bénéficient de la protection définie par l’Article 2 du décret du 6 décembre 2001 qui interdit, entre autres, tous comportements intentionnels capturant ces animaux, les mettant à mort, les perturbant, détruisant leur nid. La question qui nous taraude est de savoir si le manque de prévoyance observé lors de la construction des routes traversant les zones centrales pour ces espèces peut être considéré comme un comportement intentionnel, la discussion reste ouverte.

Santé humaine : les conséquences des accidents

Les impacts des accidents de la route avec heurts d’animaux sont également observables, dans une moindre mesure, sur la santé humaine. Nous observons, en moyenne, 42 victimes par an, tous types de séquelles confondus, impliquant aussi bien les personnes qui conduisent le véhicule que les passagers. 90% de ces accidents sont des accidents avec des blessés légers, 8% avec des blessés graves et 2% de ces accidents seront fatals[/fn_note]Données reçues par Statbel au 19/09/2024.[/efn_note].

La majorité d’accidents, toutes séquelles confondues, est localisée sur des nationales. Les accidents les plus meurtriers se passent dans la province du Luxembourg ; les accidents avec des blessés graves s’observent dans les provinces de Liège et Namur10. Nous pourrions imaginer que la présence accrue de sites de grand intérêt biologique (SGIB) dans ces deux provinces accentue les accidents. Nous pouvons également penser que le type de routes, plus sinueuses, peut également être un facteur d’influence car elles offrent moins de visibilité et accueillent plus d’usagers de la route vulnérables (comme les motards). Finalement, le type d’espèces avec lesquelles les accidents ont lieu engendre peut-être des dégâts matériels et corporels plus importants.

Les données reçues nous permettent également d’analyser quelques conditions dans lesquelles ces accidents ont lieu. Et elles sont variées. La plupart des accidents en Wallonie ont lieu en plein jour (41%) ou la nuit sans éclairage (30%). Une plus petite partie s’observe la nuit alors qu’un éclairage est effectif (14%) et à l’aube (6%)10. Les rythmes de vie des deux protagonistes, humains et animaux, semblent être un facteur déterminant. La fréquentation des routes en plein jour et les fonctionnements de survie (chasse, défense territoriale, etc.) des animaux diurnes se croisant, la fréquence des accidents ne pouvait qu’augmenter. A fréquentation moindre la nuit, on remarque la visibilité reste un facteur déterminant des accidents puisque, lorsqu’elle est limitée, le nombre d’accidents augmente. Cela pose la question épineuse de l’aménagement du territoire et des adaptations réalisées. La présence de lumière la nuit permet de diminuer le nombre d’accidents en améliorant la visibilité et en gardant un effet dissuasif de certaines espèces qui préfèrent avancer dans l’ombre. Elle a toutefois un effet négatif en tant que pollution lumineuse pour ces mêmes espèces, en les éloignant de leur zone de vie ; un effet négatif sur les espèces qui sont attirées par la luminosité, et donc par la route ; mais elle impacte également la santé humaine. Un juste équilibre semble indispensable à trouver ; ce que tente de faire le plan lumière 4.0 de la Région qui offre comme solution « l’utilisation d’une température de couleur moins nocive et le recours à des luminaires qui dirigent le flux lumineux vers la route ainsi que des régimes de diminution voire d’extinction de l’éclairage sont désormais appliqués dans les zones Natura 2000 les plus sensibles ».

Comment améliorer la situation ?

Nous aimons à synthétiser les données reçues comme suit : en moyenne, 1 accident de la route avec collision d’animaux sur 10 cause des blessures graves, voire la mort des personnes présentes dans le véhicule et la grande majorité des animaux impliqués mourront suite à ces collisions.

Pour répondre au double enjeu sanitaire (santé humaine et santé de la biodiversité) plusieurs actions peuvent être envisagées et repensées pour agir sur la santé humaine et de la biodiversité :

  • Une évaluation des risques en modélisant la fréquentation humaine et de la faune sur les routes nationales
  • Une identification des zones les plus à risque pour l’ensemble de l’écosystème
  • Une installation de zones tampons dissuasive sans végétalisation sur l’ensemble des routes nationales
  • Une installation de zones de liaison via des écoducs ou viaducs pour les zones les plus à risques

  1. Données reçues par la Police Fédérales au 19/09/2024
  2. Données reçues par Statbel au 19/09/2024
  3. https://infrastructures.wallonie.be/news/plus-de-100000-nouvelles-plantations-le-long-des-autoroutes-nationales
  4. https://observatoire.biodiversite.wallonie.be/carto/sites/carte.aspx
  5. Il existe 20 Creaves en Wallonie. Namur, Andenne et Virelle ont partagé leurs données.
  6. 3% arrivent déjà morts, 33% sont euthanasiés à leur arrivée et 16% meurent après soins.
  7. Dufrêne, M. (2004). Réseau écologique-Structure écologique principale. Concepts-structure-stratégie d’élaboration.
  8. Davantage d’animaux liminaires.
  9. Le hérisson, la buse, le moineau et le merle.
  10. Accidents corporels contre un obstacle « animal » Wallonie 2014-2023 (10 ans) (AWSR/Statbel, 2024)