Le potentiel de la sobriété pour transformer nos sociétés face aux impacts environnementaux est de plus en plus étudié et, de plus en plus, elle apparait comme incontournable. Non seulement elle permet de décarboner plus rapidement et à moindre coût, mais elle permet aussi de concilier les Objectifs de Développement Durable : moins de pauvreté, meilleure santé, moins de pollutions,… Ni la Belgique, ni l’Europe, ne misent pourtant sur la sobriété pour la transition, se privant ainsi d’un levier aussi indispensable que le sont l’efficacité et les énergies renouvelables.
Sobriété vs efficacité
La sobriété, ou suffisance, les deux mots pouvant être utilisés comme synonymes, est souvent confondue avec l’efficacité. Pour preuve cette traduction récemment réalisée sur Deepl1 (consulté le 31/10/24):
Les deux notions sont pourtant fondamentalement différentes. Alors que l’efficience maximise la productivité des ressources en optimisant les technologies et les processus pour faire plus avec moins2, la suffisance, elle, vise à réduire la demande en ressources et la consommation en promouvant une vie simple et modérée, et surtout en mettant en place une organisation sociale qui permet cette vie sobre. C’est plutôt intuitif : suffisance = suffisant. Les deux approches sont souvent considérées comme complémentaires pour réduire l’impact environnemental, l’efficience améliorant les systèmes existants et la suffisance mettant en place les conditions adéquates pour des changements de comportements.
Émergence de la sobriété dans le débat public et la recherche scientifique
L’idée ne date pas d’hier. Si la suffisance a des origines philosophiques et religieuses renvoyant aux notions de tempérance, modération et frugalité3, elle a été réintroduite dans le discours scientifique et académique à la suite des crises énergétiques des années 70 et 804. Pourtant, alors que l’efficacité est largement plébiscitée pour réduire l’impact environnemental de l’homme (voir par exemple l’accord de la dernière COP, qui vise à « doubler le taux annuel moyen mondial d’amélioration de l’efficacité énergétique d’ici à 2030 »), la sobriété est totalement absente des discussions. Pourtant, la recherche reconnait de plus en plus sa nécessité, notamment au niveau des politiques énergétiques.
Le GIEC inclut désormais la sobriété comme levier clé.
Le 20 mars 2023 annonçait la publication du rapport de synthèse clôturant le 6ème rapport d’évaluation du GIEC. Rapport dans lequel la sobriété (“sufficiency” en anglais) faisait sa tonitruante entrée, démontrant l’importance de coupler efficacité et sobriété. Dans le domaine du bâtiment par exemple, le GIEC notait que, dans la plupart des régions, les améliorations liées à l’efficacité ont été compensées par une augmentation de surface au sol par habitant (effet rebond). En effet, un gain d’efficacité résultant en une diminution des coûts d’énergie, il entraîne souvent également une consommation accrue5… C’est là que la sobriété entre en jeu. Celle-ci est nécessaire en appui aux mesures d’efficacité et d’utilisation d’énergies renouvelables en limitant la demande en énergie et en matériaux. Découvrez quelques exemples de mesures de sobriété dans le bâtiment dans cet article.
De manière plus large, selon les études rassemblées par le GIEC, une forte réduction de la demande pourrait permettre une baisse de l’ordre de 40 à 70% des émissions mondiales de gaz à effet de serre d’ici 2050. Une telle diminution ne repose pas principalement sur des petits gestes individuels : on parle ici d’une action collective, de la mise en œuvre de mesures politiques ambitieuses permettant une transformation de nos modèles actuels. L’interview de Yamina Saheb, par le Professeur Contino de l’UCLouvain vaut le coup pour celles et ceux qui veulent approfondir ce point.
Le scénario Clever
Un article paru dans Nature communications début octobre présente un nouveau scénario énergétique à l’échelle européenne, qui mise sur la sobriété pour parvenir à une trajectoire compatible avec 1,5°C de réchauffement6, tout en donnant accès à tous les européennes et européens à des standards de vie décents7 (ce qui n’est pas le cas aujourd’hui, avec de grandes inégalités entre les pays et intra-pays). Ce scénario innovant, co-construit à l’échelle nationale, nous permet enfin de chiffrer tous les bienfaits d’intégrer la sobriété dans ce genre de scénarios, démontrant les synergies avec les autres Objectifs du Développement Durable. Habituellement, les scénarios se concentrent uniquement sur la minimisation du coût de la réduction des émissions de CO2, en oubliant les conséquences sociales et environnementales liées à la transition (comme l’extraction des ressources nécessaires ou encore le changement d’affectation des sols).
Ce scénario parvient à réduire les émissions nettes à zéro en 2046, sans compter sur de coûteuses et incertaines technologies comme le captage du carbone, le nucléaire ou des productions massives de molécules “décarbonnées” dans le grand Sud. Les échanges entre pays européens (électricité et hydrogène) sont en revanche cruciaux. Les émissions restantes (secteur industriel et agriculture) sont captées par des puits de carbone naturels.
CLEVER propose aussi une approche équitable : tous les pays ne doivent pas réaliser le même effort, les pays d’Europe de l’Ouest (dont la Belgique) devant réduire le plus leur consommation (car consommant le plus aujourd’hui). Au total, les mesures de sobriété et d’efficacité permettent d’atteindre 50% de réduction de demande d’énergie finale (par rapport à 2019). Cette réduction de consommation permet de limiter les investissements à réaliser dans la transition : le scénario prévoit par exemple une augmentation des capacités du réseau électrique et de stockage, mais cette augmentation reste limitée par rapport à d’autres scénarios.
La sobriété dans les rapports d’Elia
Le rapport clé qui nourrit les politiques belges dans les choix énergétiques est définitivement le rapport sur l’adéquation d’Elia qui analyse les moyens de fournir en énergie la Belgique sur les 10 prochaines années8. Evolution significative, la dernière version du rapport “Adequacy “ publiée en 2022 développait un chapitre spécifique (et un scénario de “sensibilité”) sur l’activation du levier de la sobriété.
Elia a ainsi estimé l’impact de certains leviers proposés dans le scénario CLEVER pour le système énergétique belge. Mettre en oeuvre certaines mesures dans l’industrie (augmenter la circularité), le résidentiel (1°C en moins dans les maisons) ou le transport (10KMh en moins) permet de ne pas devoir construire 1GW de nouvelles centrales gaz en 2034. Soit un tiers des nouvelles capacités électriques que Elia estime nécessaire de construire.
Plus récemment, Elia a réalisé des études jusqu’en 2050 dans son rapport Blueprint 20509. Son premier message aux autorités est simple (voir ci-dessous) : “Les mesures de sobriété ont le potentiel pour réduire le coût du système de 15%”. Cela met en évidence le fait que la sobriété a aussi l’avantage d’être le levier le plus low cost. Cette première recommandation au décideur politique est étrangement passée inaperçue dans les débats politiques pré-électoraux.
La sobriété est tout simplement “l’information clé” numéro 1 à destination des décideurs politiques (Source Elia Blue print 2050 – septembre 24)
Le prochain rapport Adequacy, qui est attendu l’année prochaine, devrait creuser davantage la question de la demande électrique. En effet, les rapports Elia ont systématiquement surévalué la demande électrique attendue. Le scénario de base de l‘étude Blueprint prévoit ni plus ni moins qu’une explosion de la demande électrique de “+95% (un doublement) à +140%” en 2050. Or, cette évolution va complètement dans le sens inverse des évolutions récentes. Entre 2019 et 2023, la consommation a baissé de 5TWh (soit une baisse de 6%). Une partie est due à la crise sur les prix de l’énergie et serait donc en grande partie temporaire (on parle d’élasticité de la demande) mais une autre serait, selon une étude non publiée, mais communiquée à Elia, due à des changements de comportements simples et probablement permanents (comme le fait de débrancher les appareils électriques non utilisés). Petites habitudes de sobriété aux grands impacts donc.
Etude Priced (non publique) commanditée par Elia sur les causes de la baisse de la demande électrique belge entre 2018 et 2022. Une grande part de cette baisse, principalement dans le résidentiel, serait définitive (“demand destruction”) et due à la sobriété.
Du bon sens politique sur le sujet de la sobriété
On le voit, la sobriété trouve désormais sa place comme levier essentiel du système énergétique dans la littérature scientifique et les rapports des experts… Mais, tout comme pour l’efficacité et les énergies renouvelables, la réalisation du potentiel qu’offre la sobriété dépend d’un cadre politique soutenant, permettant des changements structurels, et non d’un changement spontané des comportements individuels.
On pourrait dès lors espérer que cette évolution se retrouve dans les préoccupations des politiques. Il n’en est rien. La déclaration de politique régionale appelle bien à “établir un pacte énergétique” belge. Mais, à AUCUN endroit, les leviers de la suffisance ne sont évoqués. De même dans le Plan Air Climat Energie wallon (PACE 2030). Au niveau fédéral, on est toujours en attente d’un gouvernement et de son accord, mais dans les débats publics, l’énergie semble ramenée uniquement à une décision sur l’avenir nucléaire du pays. Ce refus quasi “dogmatique” d’intégrer la sobriété dans le débat politique pourrait coûter cher aux Belges… Et nos politiques seraient bien avisés de lire seulement les rapports qu’ils ont commandités.
Crédit image d’illustration : Adobe Stock
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- Issu de l’article suivant: Wiese, F., Taillard, N., Balembois, E., Best, B., Bourgeois, S., Campos, J., … & Marignac, Y. (2024). The key role of sufficiency for low demand-based carbon neutrality and energy security across Europe. Nature Communications, 15(1), 9043.
- Cézard, F. et Mourad, M. (2019). Panorama sur la notion de sobriété – définitions, mises en œuvre, enjeux (rapport final). ADEME – Agence de la transition écologique, 1-52. Lien URL. Consulté le 6 juin 2024
- Page 3 : Romary, P. (2024). “De la frugalité à la sobriété: Une histoire de la simplicité volontaire”, HAL Science, 1-20. doi: hal 04495815 & Vaal, A., Michel, G. et Rieunier, S. (2024). “Mieux comprendre les fondements de la sobriété dans la consommation: le rôle de la religiosité”, Management & Avenir, 139(1): 17-38. doi: 10.3917/mav.139.0017
- Page 14 : Pagliano, L., Brunetti, G., Clementi, M., Erba, S., and Rogora, A. (2023). Literature review for analysis of lifestyle change: Fundamental decarbonisation through sufficiency by lifestyle changes. Jacques Delors Institute, Fulfill Report D2.1, 1-72. Lien URL. Consulté le 29 mai 2024.
- IPCC AR6 WG3
- Wiese, F., Taillard, N., Balembois, E., Best, B., Bourgeois, S., Campos, J., … & Marignac, Y. (2024). The key role of sufficiency for low demand-based carbon neutrality and energy security across Europe. Nature Communications, 15(1), 9043.
- Rao, N. D. & Min, J. Decent Living Standards: Material Prerequisites for Human Wellbeing. Soc. Indic. Res. 138, 225–244 (2018).
- Adequacy and flexibility study for Belgium 2024-2034
- Elia (septembre 2024). Belgian Electricity System Blueprint for 2035-2050.