La grogne est partout et se propage comme une traînée de poudre. Hier, syndicats, producteurs de lait et pêcheurs. Aujourd’hui, transporteurs routiers et agriculteurs. Qui seront les suivants à déplorer publiquement leur malaise face à un prix du baril qu’ils disent «fort» ou face à la baisse du pouvoir d’achat?
Pourtant, si l’on analyse plus en profondeur la situation, on constate que le débat n’est pas nécessairement bien cadré. C’est du moins l’analyse qu’en fait Philippe Defeyt, économiste à l’Institut pour un Développement Durable (IDD) et ancien Président d’Ecolo, rejoint par le Français Jean-Marc Jancovici, expert climatique indépendant reconnu.
Un débat mal cadré?
Au cours du Xxè siècle, les revenus, en monnaie courante, ont augmenté plus rapidement que les prix de biens de consommation (exception faite peut-être du logement). Il n’y a donc pas, contrairement aux idées reçues et véhiculées, vraiment eu baisse du pouvoir d’achat des Belges. C’est du moins ce qu’il ressort de l’analyse[DEFEYT, Philippe (mai 2008), Une autre vision de l’évolution du pouvoir d’achat : le pouvoir d’achat par heure de travail. Disponible sur http://users.skynet.be/idd/]] de Philippe Defeyt qui a comparé l’évolution des prix à celles des salaires depuis 1983 et calculé le temps de travail nécessaire pour acheter 13 produits de grande consommation[[Pain, gâteau moka, oeufs, beurre, lait, huile de maïs, pommes de terre, cabillaud, poireaux, pommes, côtes de porc, essence, mazout.]] en 1989, 1988 et 2008. Conclusion ? De manière générale, tous les produits sont moins coûteux ou affichent le même prix qu’en 1983, exception faite du gâteau moka, des pommes de terre et du cabillaud. La tendance est à peu de chose près similaire pour les produits énergétiques, comme l’explique Jean-Marc Jancovici dans [Le journal européen du développement durable. Nous travaillons aujourd’hui 10 fois moins qu’il y a 30 ans pour gagner un kilowattheure d’énergie fossile (gaz, pétrole ou charbon). Ceci s’explique par le fait que,
parallèlement à l’évolution des revenus, les prix (réels) des énergies fossiles sont devenus 10 fois moins chers dans le courant du siècle passé. Les carburants eux, contrairement aux idées reçues, sont 1,5 à 2 fois moins coûteux qu’en 1970. Ces prix, quoi qu’on en dise, sont encore relativement faibles, permettant ainsi au «consommateur occidental de se retrouver à la tête d’une armée d’esclaves énergétiques nous fournissant objets et nourriture à profusion, mobilité à bas prix…». Philippe Defeyt nuance quelque peu ces propos pour l’année 1988 par rapport à laquelle la perte de pouvoir d’achat est réelle, les prix pétroliers y étant au plancher.
Comment alors expliquer ce différentiel entre perceptions des consommateurs et (cette) réalité ? Deux éléments, d’après Philippe Defeyt, expliquent ce décalage : le poids toujours plus lourd dans le budget des ménages pour des dépenses « nouvelles » (GPS, airco, GSM, Internet, etc.) d’une part et… une mauvaise mémoire d’autre part.
Augmenter le pouvoir d’achat ? Pour qui ? Pour quoi faire ?
Revendiquée ardemment ces derniers jours par diverses tendances syndicales, la hausse du pouvoir d’achat figure sur toutes les lèvres. Néanmoins, il ne faut pas oublier que celle-ci ne peut se faire par le biais de mesures de réduction de l’impôt qui elles-mêmes auront pour répercussion d’accroître les inégalités et ne touchent par ailleurs pas ceux qui ne payent pas d’impôts. Certes, certaines voix s’élèvent au secours des moins nantis, à l’image de Guy Quaden, gouverneur de la Banque nationale (BNB), qui émettait récemment sur les ondes de Radio Contact l’idée d’appliquer le système d’indexation automatique aux seuls bas salaires, la justifiant par l’essence-même de ce mécanisme : «préserver la capacité des ménages à acquérir les biens de première nécessité», ce qui présuppose de «protéger les plus faibles de la hausse du prix des produits»[GERARD, Paul (2008), [Et si on n’indexait plus les gros salaires ?, Le Soir, vendredi 13 juin.]].
Outre la question des « nécessaires bénéficiaires » d’une hausse du pouvoir d’achat, se pose également la question : « de l’argent en plus, mais pour quel usage ?» Pour consommer encore davantage d’objets futiles (GSM, GPS, etc.) que la déesse pub nous imposent comme besoins véritables ? L’heure de changer notre manière de vivre est là (ce qui laisse ouvertes un tas de potentialités positives, originales, et créatives, voire socialement et individuellement franchement émancipatrices). Au plus tôt nous nous ferons à cette idée, au mieux nous en profiterons.
Plus d’info ? Voir le dossier Ce monde qui vient avec un baril à 200 dollars du Courrier International n°920, pp. 32-39.