Avec le retour du débat sur le nucléaire à l’occasion de la campagne du « Forum nucléaire »[Voir les articles [Pour un vrai débat sur l’énergie et Intoxication nucléaire. Quand le lobby de l’atome fait sa pub ]] la question de la faisabilité d’un démantèlement en 2015 des centrales les plus anciennes s’est à nouveau posée. Le point sur cette question qui en laisse plus d’un sceptiques.
Pour certains[Entre autres : le Ministre André Antoine, auteur d’une publication (ou devrait-on dire un plaidoyer) en faveur du nucléaire parue début 2009, les membres du Forum nucléaire – singulièrement Electrabel, etc.]], voire beaucoup, sortir du nucléaire[[Vous retrouverez dans leur intégralité les arguments développés ici en cliquant [ici.]] relève de l’utopie.
Premier argument généralement avancé : il n’y aura plus assez d’électricité produite en Belgique sans le nucléaire. On verra dans cet article que cet argument ne tient pas face aux chiffres et qu’il sert donc à « faire peur ».
Second argument : le montant de la facture va augmenter. Nous allons montrer que quelque soit l’option choisie, le prix restera sensiblement le même.
Troisième argument : sans le nucléaire, on ne respectera pas les engagements de Kyoto. Ce à quoi on rétorquera : sortir du nucléaire permettra enfin d’aborder les questions du réchauffement global de manière responsable.
Le remplacement de la capacité de production des centrales nucléaires est en cours
La production électrique des trois plus vieux réacteurs nucléaires (Doel 1 & 2, Tihange 1), dont la fermeture est prévue en 2015, est de 13 705 GWh[A comparer aux 85 535 GWh produits en Belgique en 2006. Source : [SPF Economie et Energie, Bilan énergétique 2006.]] pour une puissance installée de 1 746 MW[[Rappelons que notre consommation électrique est mesurée en kWh, c’est-à-dire en milliers de Watts/heure. Un ménage moyen qui ne se chauffe pas à l’électricité consomme 3500 kWh par an. 1000 kWh, c’est un mégawatt/heure (MWh) et 1 000 000 de kWh, c’est un gigawatt/heure (GWh). Avec une puissance installée de 1 746 MW, pendant une heure, on produit 1 746 MWh ou 1 746 000 kWh]].
La capacité de production d’électricité mise en service depuis l’entrée en vigueur de la loi de sortie du nucléaire, en construction et/ou en projet et devant entrer en service avant 2015 s’élève à un total de 22 135 GWh[[Un GWh (Gigawattheure) vaut un million de kilowattheures (kWh).]] pour une puissance installée de 4 408 MW. Elle se répartit (plus de détails dans le document attaché) en 17 730 GWh de Turbine Gaz Vapeur (TGV) (puissance installée de 2895 MW), 1 377 GWh de cogénération au gaz (puissance installée de 313 MW), 2 538 GWh d’éolien off-shore (puissance installée de 846 MW) et de 850 GWh d’éolien on-shore (puissance installée de 354 MW). Capacités de production électrique à l’horizon 2015, en remplacement des plus vieilles centrales nucléaires
Cette capacité est donc bien supérieure à la puissance des réacteurs à remplacer. Elle absorberait même un accroissement (non souhaitable, bien sûr) de la consommation d’électricité [[En extrapolant sur base de certains chiffres du Planning Paper 102 d’octobre 2007 du Bureau du Plan, on obtient une augmentation de la consommation d’électricité de +/- 8.000 GWh (dans son « Planning Paper 102 » d’octobre 2007, le Bureau du Plan, pour son scénario ‘business-as-usual’, table sur une augmentation annuelle de la demande en électricité de 1,5% pour la décennie 2000-2010, et de 0,8% pour la décennie 2010-2020. Si l’on extrapole sur base de ces pourcentages à partir de 2007, on obtient 97.812 GWh d’électricité appelée en 2015, soit une augmentation de 7.926 GWh par rapport à 2007). Même dans ce cas, les projets alternatifs sont suffisants pour remplacer les réacteurs nucléaires ET compenser l’augmentation de la consommation.]].
Par ailleurs, ces projets auront un impact très positif en matière de rééquilibre de l’offre d’électricité en Belgique et atténueront la position dominante d’Electrabel[Electrabel produit environs 90% de l’électricité en Belgique début 2009. Source : [Elia.]].
De plantureux bénéfices pour Electrabel
L’ère de l’énergie bon marché est révolue. L’accalmie actuelle n’est probablement qu’un répit dans un contexte d’augmentation inévitable des prix des carburants fossiles. Et le nucléaire ne viendra en rien modifier la donne.
Il n’est d’abord pas inutile de rappeler que l’électricité n’intervient que de manière limitée dans la consommation énergétique des ménages. Le transport et le chauffage, qui constituent des postes importants de consommation énergétique, sont quasi totalement indépendants de la production électrique et donc peu concernés par l’enjeu du nucléaire. Et la facture pour ces postes est nettement plus élevée que la seule facture électrique. Rappelons ensuite que si l’on considère l’entièreté des coûts de la filière nucléaire, cette source d’énergie est loin d’être bon marché. De nombreuses incertitudes subsistent en outre concernant certaines étapes de la filière, en particulier concernant la gestion des déchets et le démantèlement des centrales. Le coût de ces opérations (peu répercuté aujourd’hui dans les prix pratiqués) est ainsi régulièrement revu à la hausse, comme en témoignent des publications récentes en France et en Angleterre[[Lire par exemple divers rapports de la Nuclear Decommissioning Authority (NDA) au Royaume-Uni, ou celui en France de la Cour des Comptes intitulé Le démantèlement des installations nucléaires et la gestion des déchets radioactifs, 2005.]]. Il est donc fallacieux de présenter le nucléaire comme une source d’énergie bon marché.
Et le contexte belge est particulier : en sus des aides considérables dont a bénéficié le secteur ces dernières décennies[Lire [Les coûts publics du nucléaire, par Luc Barbé.]], les petits consommateurs ont très largement contribué au financement des réacteurs belges. L’opérateur historique (Electrabel) a en effet prévu l’amortissement de ses centrales en vingt ans pour une durée de vie initialement prévue de trois décennies (prolongée à 40 ans depuis). Cet amortissement a bien entendu été répercuté sur le prix de l’électricité pour les particuliers, prix réputé parmi les plus élevé en Europe. Les consommateurs industriels bénéficiaient eux de prix particulièrement attractifs (c’est ce qu’on appelle les « subsides croisés »). Electrabel nous assurait alors que les consommateurs bénéficieraient d’un juste retour sous la forme d’une baisse de tarif lorsque les centrales seraient totalement amorties[Eric De Keuleneer, [Investments and competitive environment. Pour plus d’informations sur l’influence d’Electrabel dans la politique belge, lire La politique énergétique et le secteur nucléaire en Belgique : état des lieux, de Luc Barbé, en particulier l’annexe.]]: on ne voit toujours rien venir!
Mais la donne a considérablement changé depuis : le prix du baril et la libéralisation du marché[La libéralisation du secteur de l’énergie a mis fin aux aides publiques dont bénéficiait le secteur du nucléaire. La libéralisation a également entraîné plus de risques pour le secteur, risques qui ne peuvent être supportés que par un opérateur lié à l’Etat (par exemple EDF en France). Le Bureau fédéral du Plan (BfP) émet d’ailleurs de sérieuses réserves quant à l’attrait à l’avenir des investisseur pour l’atome, dans le cadre d’un marché dérégulé : « Les conditions d’une relance du nucléaire (…) ne dépendent pas uniquement de critères économiques, environnementaux ou technologiques. Etant donné l’ouverture des marchés de l’électricité en Europe, le fonctionnement des centrales existantes et la construction de nouvelles centrales se heurtent à des problèmes de financement. En effet, le développement du nucléaire entraîne le financement de risques spécifiques, financement que des investisseurs privés pourraient ne plus vouloir assurer dans un marché électrique ouvert à la concurrence. » – [Bureau fédéral du Plan, Planning paper 95 – Perspectives énergétiques pour la Belgique à l’horizon 2030, 2004.]] ont bouleversé la fixation du prix de l’électricité.
Le prix du kWh est dorénavant guidé par les coûts marginaux de production. Ainsi, selon la CREG[[CREG, Etude relative à la régulation nécessaire en vue de réaliser des baisses tarifaires possibles au sein des différentes composantes tarifaires de l’électricité, 2006.]], « les prix de marchés jouent un rôle plus important que les coûts de production pour la fixation des prix de vente. (…) En Belgique, le prix de marché « base load »[[Base load : blocs d’énergie vendus sur les marchés à consommation et puissance constante sur 24 heures de la journée. Les coûts de l’énergie de pointe “peak load” : blocs d’énergie vendus sur les marchés à consommation et puissance constante sur 12 heures par jours ouvrables sont généralement plus élevés de 20% que les prix en base load. Le base load price est le prix moyen de toutes les heures de la période concernée, le peak load price est le prix moyen pendant les 12 heures ouvrables des jours de semaine de la période concernée.]] est sensiblement identique au coût marginal de production » . Ceci signifie que le prix de vente du kWh est directement lié aux coûts de production variables de la centrale marginale – c’est-à-dire la centrale permettant de couvrir le « dernier kWh consommé » – caractérisée par les coûts variables les plus élevés. Or la mise en service d’installations de production afin de satisfaire la demande s’effectue sur base du merit order. Les unités de productions sont ainsi classée suivant un ordre d’appel basé sur les coûts marginaux de production. Au fur et à mesure que la demande d’électricité augmente, les producteurs activeront leurs unités de production dans un ordre croissant de coûts de production. La figure ci-dessous présente ainsi la courbe d’offre d’électricité.
Les différents paliers représentent successivement :
Les centrales nucléaires ;
Les centrales de pompage-turbinage ;
La biomasse ;
Les turbines à gaz à cycle combiné ; les centrales thermiques au charbon & les centrales thermiques au gaz ;
Les turbines à gaz à cycle ouvert ;
Les diesels ;
Les turbojet.
Dans notre pays, la demande est telle que les centrales marginales sont généralement celles fonctionnant au gaz ou au charbon. Les faibles coûts de production des centrales nucléaires, qui s’expliquent par le fait que les centrales sont entièrement amorties, n’influencent donc en aucun cas le prix de fourniture de l’électricité. Le graphique ci-dessous relatif au prix forward[[Le prix forward est considéré, selon la CREG, comme un bon indicateur des prix de gros.]] illustre parfaitement ce constat.
On observe sur ce graphique que les prix belges varient entre 40 et 60 euros/MWh depuis début 2005, alors que les coûts de production des centrales nucléaires belges amorties tourneraient aux alentours de 10 à 15 euros/MWh . Cette différence considérable entre les prix de marché de l’électricité et les coûts de production d’électricité nucléaire permet ainsi à l’exploitant de réaliser de plantureux bénéfices (on parle de deux milliards d’euros par an). Ce ne sont donc pas les faibles coûts de production qui sont susceptibles de faire baisser les prix de l’électricité. La concurrence découlant de la libéralisation devrait jouer une rôle important dans cette politique des prix. Or, de ce côté, les choses avancent plutôt lentement en Belgique: Electrabel-Suez reste le leader absolu de la production et de la vente d’électricité[[Remarquons par ailleurs qu’Electrabel a relativement peu investi en Belgique depuis la loi de sortie du nucléaire alors qu’elle possède incontestablement les moyens financiers les plus confortables pour le faire. Elle a par contre – suite à son intégration dans Suez – investi à l’étranger. Ce manque d’investissement serait-il une opération calculée pour justifier le manque de capacités de production d’électricité en Belgique et dès lors la prolongation du fonctionnement des centrales nucléaires ? Nous pensons que oui.]] (voir ci-avant). Sans doute assisterons-nous dans les années à venir à un peu plus de concurrence. Mais cela restera marginal tant que le parc de production et/ou l’importation d’électricité de l’étranger ne seront pas plus diversifiés. Cet argument économique plaide donc pour le respect de la loi de sortie progressive du nucléaire. Sans cela, l’arrivée de nouveaux entrants sur ce marché sera considérablement dissuadé.
Dans le contexte actuel, prolonger la durée de vie des centrales belges n’aura aucun impact sur les prix de l’électricité. Ce constat est d’ailleurs partagé par Francis Ghigny, directeur de la CWAPE (Commission wallonne pour l’énergie, l’organisme officiel de régulation de l’électricité et du gaz en Région wallonne) : «Compte tenu de l’absence de concurrence en matière de production d’électricité dans notre pays, permettre à l’opérateur historique de réduire le coût d’exploitation en rallongeant la durée de vie des centrales nucléaires n’aura aucun impact sur les prix du marché. Il permettra, par contre, à cet opérateur de disposer d’une marge bénéficiaire accrue»[[Dechamps S., Pour réduire le prix de l’énergie belge, il faut songer au nucléaire, dit la CREG, L’Echo, 6 juillet 2006.]].
Et nos engagements en matière de gaz à effet de serre?
Assurer une réduction importante des émissions de gaz à effet de serre à long terme et à l’échelle mondiale ne peut se faire qu’au moyen d’un cocktail constitué d’efficacité énergétique, de sobriété énergétique, et de renouvelable. Le nucléaire n’y a pas sa place, notamment parce que la politique énergétique qui l’accompagne ne peut, intrinsèquement, soutenir avec conviction et efficacité ces éléments, comme le démontre l’analyse du passé. Et à l’échelle mondiale, le nucléaire devrait au minimum être multiplié par dix pour commencer à avoir une action sur le plan de la réduction des émissions des gaz à effet de serre. Dans ses « Perspectives sur les technologies de l’énergie de 2008 », l’Agence internationale de l’énergie (AIE) a calculé que, pour parvenir à baisser de moitié le niveau des émissions du secteur de la production d’électricité entre 2010 et 2050, il faudrait construire 32 réacteurs chaque année durant cette période, soit quelques 1 280 unités. Avec, à terme, toujours selon l’AIE, une « économie » de CO2 de 6%[[Source: S. Nevona, Courrier International n°956, 26 février au 4 mars 2009, p. 39.]].
Avec quels capitaux ? Et quelles conséquences en termes de production de déchets, de risques d’accident, de prolifération, d’épuisement des ressources ?
Rappelons que la filière du nucléaire émet du CO2 et que ses émissions vont augmenter à l’avenir avec les difficultés croissantes d’exploitation de l’Uranium[[S’il est vrai que les centrales nucléaires n’émettent pas (ou extrêmement peu) de CO2 lors de la production d’électricité, il est cependant nécessaire – comme pour toute source d’énergie – de tenir compte de l’entièreté de la filière pour évaluer les émissions imputables à la production d’électricité. Dans le cas du nucléaire, cela revient à prendre en compte l’extraction, le raffinage et l’enrichissement de l’uranium ; la fabrication des assemblages combustibles ; la construction, le fonctionnement et le démantèlement des centrales ; le conditionnement des déchets et leur stockage. L’énergie nécessaire à ces opérations est en grande partie d’origine fossile et source d’émissions de gaz à effet de serre. Selon les études, le CO2 produit par la filière nucléaire varie entre quelques g/kWh et 120g/kWh selon les études (soit un tiers d’une centrale au gaz moderne). Voire davantage encore car les émissions seront amenées à augmenter avec la raréfaction des minerais les plus riches en uranium ; davantage d’énergie étant alors nécessaire lors de différente étapes de préparation du combustible… La filière n’est donc certainement pas neutre en carbone et les émissions de CO2 ne sont pas négligeables.]].
Par ailleurs, même si l’on remplaçait tous nos réacteurs par des centrales au gaz modernes (turbines gaz-vapeur), ce qui est un scénario relativement pessimiste vu les potentiels en cogénération et en énergies renouvelables, cela engendrerait une hausse des émissions de CO2 du secteur électrique certes, mais qui est loin d’être aussi importante que l’on imagine. Globalement, cela ne représenterait, au pire, qu’une hausse des émissions de GES de 7,9% en 2026 (par rapport aux émissions de 2003)[CREG, Proposition de Plan indicatif d’approvisionnement en gaz naturel, 2004, pp. 49-51. Ce document, disponible sur le [site de la CREG, a été approuvé par le Ministre fédéral de l’énergie le 19 décembre 2006.]].
Ce qui peut être très largement compensé par l’important volume d’économie d’énergie réalisable à faible coût dans tous les autres postes de consommation énergétique, qui représentent aujourd’hui un peu plus de 80% de notre consommation totale finale d’énergie (d’origine essentiellement fossile).
Présenter le maintien du nucléaire comme un élément central pour réduire nos émissions de gaz à effet de serre trahit donc la réalité…
Les véritables enjeux sont ailleurs : les secteurs résidentiel et tertiaire, mais surtout des transports, ont connu une hausse importante de leurs émissions depuis 1990, année de référence du Protocole de Kyoto.
Ni peste ni choléra
La Fédération maintient sa position : la sortie du nucléaire est indispensable. Elle estime en effet que le débat sur le nucléaire occulte les véritables enjeux, à savoir l’avenir de notre société et sa (sur)consommation énergétique. Le maintien des centrales est non seulement un frein au développement de la performance énergétique et à l’innovation dont nous avons cruellement besoin pour faire face aux défis que nous connaissons aujourd’hui, mais même, n’ayons pas peur des mots, un incitant à la surconsommation.
Faut-il le rappeler? Kyoto n’est qu’un premier pas. Un jour, qu’on le veuille ou non, il faudra consommer sobrement et produire de manière durable. Cette sortie progressive (20 ans pour la mettre en oeuvre, une génération!) du nucléaire, constitue le coup de pied salutaire dont la Belgique a besoin pour faire face à ses responsabilités à long terme. Cette chance, il faut la saisir !