Jusqu’au 20 avril 2011, je croyais Didier Reynders immunisé à vie contre la rage taxatoire. Il éprouvait une telle délectation à fustiger ce mal infestant «la gauche» – soit, à ses yeux, l’ensemble du champ politique wallon hors MR – que je n’imaginais pas qu’il puisse, lui aussi, y succomber un jour. Et puis voilà que ce 20 avril 2011, ce qui constituait une de mes rares certitudes a été brisé, réduit à néant par un titre étalé en Une du «Soir»: «Reynders: “Doublons la taxe nucléaire”».
C’est le genre d’information qui vous secoue l’entendement. Didier Reynders prônant le doublement d’une taxe se situait pour moi au-delà de l’impropable et de l’incongru; c’était tout simplement impossible, un impossible teinté de blasphématoire. Un peu comme si Benoît XVI annonçait l’ouverture d’un bar Holebi[[Holebi: contraction de «homosexuels, lesbiennes et bisexuels».]] avec backroom dans les caves du Vatican. Ou qu’Albert et Paola, leurs enfants et petits-enfants assistaient en invités d’honneur au prochain pélerinage de l’Yser. Pourtant, je dus me rendre à l’évidence: l’article en pages intérieures confirmait le propos. Notre paradoxal ministre des Finances y déclarait en effet: «Sur base du rapport de la BNB, il ne serait pas déraisonnable de doubler la taxe, actuellement de 250 millions d’euros, et donc de la faire passer à 500 millions d’euros brut (brut, car la taxe est déductible).»
J’en étais encore à chercher une explication à ce coup de folie libéralicide que mon bon sens politique fut secoué par une seconde déflagration. Et cette fois, la bombe était lâchée par les socialistes.
Auditionnés par la Commission Economie de la Chambre suite à leur évaluation de la rente nucléaire, les représentants de la Commission de Régulation de l’Energie et du Gaz (CREG) se voyaient remonter vigoureusement les bretelles par un PS les accusant de… surestimer les bénéfices qu’Electrabel retirait de l’exploitation de ses centrales. Ma logique s’y perdait d’autant plus que la position socialiste rejoignait dans le surréalisme le désaveu infligé quelque temps plus tôt à cette même CREG par le gouvernement fédéral, lequel avait mandaté la Banque nationale pour procéder à une contre-évaluation de la rente nucléaire, les chiffres du régulateur lui paraissant trop élevés… soit, in fine, trop favorables aux finances de l’Etat![[Selon les calculs de la CREG, le montant de la rente nucléaire se situe dans une fourchette de 1,75 à 1,95 milliard d’euros en 2007, de 1,39 à 1,56 milliard en 2008, de 2,34 à 2,47 milliards en 2009 et de 1,23 à 1,37 milliard en 2010. La BNB l’évalue pour sa part entre 809 et 951 millions d’euros. C’est sur base de cette rente que l’Etat souhaite taxer Electrabel.]]
On a donc, d’un côté, un libéral plaidant pour le doublement d’une taxe et, de l’autre, une gauche (ainsi qu’un exécutif) récusant le travail d’une autorité publique jugée trop attentive aux bénéfices du privé! C’est le monde à l’envers, un capharnaüm politico-financier où un économiste ne retrouverait plus ses théories. Comprenne qui pourra mais, à défaut de comprendre, on se doit d’interroger ce qui motive ces positionnements contre-nature .
Qu’est-ce qui peut, par exemple, expliquer la virulence envers le président de la CREG accusé par la députée PS Karine Lalieux de «déclarations matamoresques»[[«La Libre Belgique», 5 mai 2011]]. et de «provocations médiatiques»[[«L’Echo», 5 mai 2011.]] ? Sauf à considérer cet homme au parcours rectiligne et sans aspérité[[Diplômé en économie appliquée (KUL) et titulaire d’un master en finance (Vlekho), il a travaillé chez LeviStrauss et Domo (important groupe textile flamand) avant de rejoindre le service public, d’abord chez Aquafin puis à la CREG dont il porte la double casquette de directeur et de reponsable du département contrôle des prix.]] comme un cerveau du PTB (Parti du Travail de Belgique) voué à l’entrisme, on voit mal pourquoi il orchestrerait une sur-évaluation de la rente nucléaire…
Il est à craindre que ce «pourquoi» n’ait pas de raison d’être, que – comme beaucoup d’experts le pensent – les calculs du régulateur soient exacts et que les gesticulations politiques ne visent qu’à complaire à Electrabel dont les dirigeants manient habilement la menace du non-payement.
Une chose est certaine: tout cela ne contribue pas à clarifier le débat indispensable sur le nucléaire. Déjà majoritairement hermétique aux processus techniques en jeu, la population a peu de chances de s’appropier plus aisément les enjeux financiers sur – et sous – la table… Comme la question des déchets et des impacts sanitaires passe elle aussi au-dessus des têtes sans décoiffer grand monde, les industriels de l’atome pourront ainsi continuer leur florissant business en toute tranquilité et discrétion, se contentant d’entretenir ponctuellement l’image d’une énergie non polluante, abondante, high-tech et sous contrôle. Dormez, braves gens, nous nous occupons de tout…
Ce culte de la discrétion constitue d’ailleurs le coeur de la stratégie des promoteurs du nucléaire. C’est dans cette logique que l’Agence Internationale de l’Energie Atomique (AIEA), émanation de l’ONU créée en 1957, a signé le 28 mai 1959 avec l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), autre succursale onusienne, un accord (dit WHA 12-40) stipulant dans son Article 3 que «chaque fois que l’une des parties se propose d’entreprendre un programme ou une activité dans un domaine qui présente ou peut présenter un intérêt majeur pour l’autre partie, la première consulte la seconde en vue de régler la question d’un commun accord». En clair, cela signifie que l’OMS ne peut ni travailler ni communiquer sur les questions nucléaires sans l’assentiment préalable de l’AIEA. Un cas de figure qui risque de se révéler très rare: selon ses statuts, l’AIEA a en effet pour vocation «d’accélérer et d’accroître la contribution de l’énergie atomique à la paix, la santé et la prospérité dans le monde entier». On la voit dès lors mal donner le feu vert à quoi que ce soit susceptible de nuire à son objectif de développement du nucléaire civil.
On ne s’étonnera plus, dans ces conditions, du flou qui entoure les conséquences sanitaires des catastrophes de Tchernobyl et de Fukushima, pour ne parler que de ces deux événements majeurs.
Cet accord WHA 12-40 prend un relief plus particulier encore lorsqu’on le rapproche des initiatives en matière de nucléaire lancées par l’OMS avant qu’elle ne fasse v½ux de silence.
En 1957, l’organisation a réuni un groupe d’étude composé d’experts internationaux, dont le Professeur H.J. Muller Prix Nobel 1946 de Physiologie-Médecine, en vue de rédiger un rapport sur les effets génétiques des radiations sur l’Homme. Voici ce qu’on peut y lire : «Le patrimoine génétique est le bien le plus précieux de l’être humain. Il détermine la vie de notre descendance, le développement sain et harmonieux des générations futures. En tant qu’experts, nous affirmons que la santé des générations futures est menacée par le développement croissant de l’industrie atomique et des sources de rayonnements. (…) Nous estimons également que les mutations nouvelles qui apparaissent chez les êtres humains seront néfastes pour eux et pour leur descendance.»[[OMS, « Effets génétiques des radiations chez l’homme. Rapport d’un groupe d’étude réuni par l’OMS », Genève, 1957, p. 183.]]
Un autre groupe d’étude mis sur pied l’année suivante par l’OMS pour analyser les «questions de santé mentale que pose (aux populations) l’utilisation de l’énergie atomique à des fins pacifiques» arrive lui a une conclusion édifiante qui préfigure l’accord qui sera signé l’année suivante avec l’AIEA et, plus globalement, reconnaît et justifie – pour ne pas écrire recommande – la stratégie de l’ignorance développée par le lobby nucléaire. Jugez plutôt : « Du point de vue de la santé mentale, la solution la plus satisfaisante pour l’avenir des utilisations pacifiques de l’énergie atomique serait de voir monter une nouvelle génération qui aurait appris à s’accommoder de l’ignorance et de l’incertitude et qui, pour citer joseph Addison, le poète anglais du XVIIIème siècle, saurait «chevaucher l’ouragan et diriger la tempête » ».[[« Rapports techniques », n° 151, p. 59, OMS, Genève, 1958.]] Tout est dit…
Cela fait trop longtemps que la filière nucléaire échappe au contrôle démocratique de ceux qui ont – parfois contraints et forcés – financé son développement. Sans un soutien financier considérable de l’Etat, notamment au niveau de la recherche et du développement, les centrales belges n’auraient jamais vu le jour. Les consommateurs ont ensuite payé des années durant l’amortissement anticipé de ces centrales. Or, ni l’un ni les autres n’ont jamais bénéficié du moindre « retour sur investissement » : les pouvoirs publics peinent à chiffrer – et plus encore à taxer – les plantureux bénéfices qu’Electrabel retire de ses réacteurs tandis que les consommateurs n’ont pas vu leur facture baisser une fois les infrastructures amorties. Dans ce contexte et compte-tenu des autres enjeux – notamment sanitaires et sécuritaires – liés à l’industrie de l’atome, il n’est nul besoin d’être communiste pratiquant pour s’interroger sur la pertinence de laisser ce secteur aux mains du privé.
Une reprise par l’Etat éviterait à tout le moins à nos politiques de se perdre en rodomontades et coups de bluff pour obtenir l’aumône d’une entreprise passée maître (comme beaucoup d’autres…) dans l’évitement du pot commun. Rappelons à cet égard que son excellence en ingénierie fiscale lui a permis en 2009 de verser 500.000 euros d’impôts pour un bénéfice déclaré (et mis en doute par beaucoup) de 1,5 milliard. Soit un taux d’imposition de 0,04%. Respect…
Allez, à la prochaine. Et d’ici là, noubliez pas: «Celui qui voit un problème et ne fait rien fait partie du problème.» (Gandhi)
Extrait de nIEWs 92, (12 au 26 mai 2011),
la Lettre d’information de la Fédération.
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