Il est des jours comme ça où un voyage en train peut vous emmener bien plus loin qu’attendu.
En ce début du mois de juin, alors que je devais me rendre à Paris pour une conférence extra-professionnelle, j’eus en effet l’occasion d’expérimenter une mobilité à deux vitesses, soumise à des espaces-temps très différents.
7h37 : J’embarque, à Bruxelles Midi, dans le train Thalys à destination de Paris Nord. Arrivée : 8h59. En 1h22, j’aurai ainsi parcouru plus de 300km. Mais j’y aurai surtout observé des hommes d’affaires (très peu de femmes) endimanchés, branchés (au sens propre) à leurs appareils portables, certains un peu nerveux par un rendez-vous important, d’autres presque blasés par ces trajets devenus quotidiens. Tous semblent à l’aise dans cet univers de velours rouge (nous sommes pourtant en classe économique), où résonnent langues anglaise, flamande et française, où se froissent des cols blancs amidonnés, où somnolent, bercées par le cliquetis des claviers, les élites de l’Europe mondialisée.
J’arrive donc à Paris vers 9h00. Me revoilà aux prises avec des temporalités plus quotidiennes, moins nanties peut-être. Après quinze minutes de file, j’accède enfin au précieux sésame : un billet de métro! Vingt minutes plus tard, j’atteins mon point d’arrivée.
16h01 : Me voilà à nouveau dans le Thalys, en direction de Bruxelles Midi cette fois. Je repense à cette étrange journée où, au détour d’une conversation, l’un nous parla de ses expériences à Séoul, Toronto ou Berlin, l’autre répondit qu’il devrait visiter Shangaï ou Abu Dhabi. Moi qui n’ait quitté l’Europe qu’une semaine en vingt-sept ans, je me sens tour à tour étonnée, à la traîne, voire hors du coup.
J’atteins ma destination à 17h23, parfaitement à l’heure. Coup de chance : un train pour Leuven est annoncé sur le quai d’à côté à 17h31. J’attends.
17h40 : Arrive enfin mon train. J’atteins Leuven vers 18h05 où j’attends à nouveau une grosse vingtaine de minutes ma correspondance pour Gastuche. S’en suivent 25 minutes de parcours. J’aperçois la gare de Gastuche (ou plutôt son « point d’arrêt non gardé ») à 18h53. Je monte dans ma voiture, garée là la veille et rentre enfin chez moi aux alentours de 19h00. Il m’aura fallu près d’1h30 pour parcourir 39 km.
300 km en 1h22 contre 39 en 1h30. Le combat semble inégal. Il l’est, bien sûr. Surtout, il me laisse l’étrange impression d’avoir vécu deux expériences temporelles inédites, et met le doigt sur un phénomène relativement récent : la rupture de la proportionnalité entre espace et temps. Cette proportionnalité, pourtant instinctive, s’est en effet vue modifiée depuis l’apparition d’infrastructures de la grande vitesse (autoroutes, lignes TGV) qui parviennent à relier deux villes distantes de plusieurs centaines de kilomètres en un temps record, laissant derrière elles villes et villages, pourtant plus proches, aux prises avec un temps quotidien plus long. Univers aberrant? Décrochage entre l’ici et l’ailleurs? L’expérience est en tout cas interpellante.
Cette dualité de territoires s’accompagne d’une dualité en matière de populations. Comme si la connexion et la vitesse devenaient de nouveaux critères de différenciation sociale, sélectionnant certains, plus rapides, plus mobiles, laissant de côté d’autres, inflexibles, statiques…
Un monde d’hypermobiles ?
Jusqu’au milieu du XIXe siècle, riches et pauvres se déplacent pourtant à des vitesses comparables. Seuls le confort et la mise en scène de la mobilité distinguent, du point de vue des transports, l’empereur du soldat. Que l’on soit fortuné ou misérable, comme l’indique Jean Ollivro, « le »temps de la chronométrie » différencie très faiblement les trajectoires des uns et des autres »[[Ollivro Jean, « Celui qui court plus vite avance-t-il davantage? Vitesse, mobilité et inégalités sociales », in Flonneau M. et Guigueno V. (dir.), De l’histoire des transports à l’histoire de la mobilité, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009, pp. 104.]].
Il faudra attendre l’avènement de la société industrielle et l’apparition des « vitesses mécaniques » et des modes de communication fixes (radio, téléphone, puis télévision), couplée à une disponibilité énergétique sans commune mesure jusque là, pour que s’invente le culte de la vitesse[[Studeny Christophe, L’invention de la vitesse. France, XVIIIe-XXe siècles, Paris, Gallimard, 1995.]]. En Belgique, c’est en particulier la création de la première ligne ferroviaire du continent européen, reliant Bruxelles à Malines, qui inaugure, en 1835, l’apparition d’une mobilité différenciée. Comme souvent, les nantis s’emparent les premiers des innovations techniques. La mode du tourisme est lancée, permettant aux bourgeois français de découvrir, à l’extraordinaire vitesse de 28 km par heure, les premiers voyages d’agréments vers Versailles. Plus tard, l’automobile, d’abord réservée aux classes supérieures avant sa massification au tournant des années 1960, marquera le passage des transports collectifs à la mobilité individuelle. Au même titre que se diffuse, d’abord dans les milieux les plus fortunés, électricité et accès à l’eau, l’ « automobilité » renforce les différenciations sociales, qui s’organisent peu à peu autour d’une maîtrise des distances-temps.
Cet accès différencié aux vitesses est sans commune mesure avec les anciennes coupures sociales : « Contrairement à jadis, l’aptitude au mouvement physique ne varie plus d’un rapport de 1 à 2 selon que l’on soit riche ou misérable, mais éventuellement d’un rapport de 1 à 40 (le marcheur face à l’automobiliste) voire de 1 à au moins 300 (le marcheur face au passager aérien). (…) Peu à peu, les différentiels de maîtrises techniques assurent aux uns la célérité et les horizons quand les derniers desservis restent coincés dans leurs espaces locaux (…). »[[Ollivro, ibidem,p. 106.]].
A côté de cette différenciation par la mobilité rapide se développe une valorisation du concept même de vitesse. La ponctualité devient une nouvelle forme de politesse : il n’est plus question de faire « perdre son temps » à celui qui vous attend quelque part. Une véritable « idéologie mobilitaire »[[Montulet Bertrand et Mincke Christophe, « L’idéologie mobilitaire », Politique, n°64, avril 2010, pp. 12-16.]] se construit peu à peu, dictature du temps plein et utile.
Aujourd’hui, celle-ci domine tous les secteurs de la vie sociale : « Bougez. Rencontrez de nouveaux amis. Vivez de nouvelles expériences. Déménagez. Changez de métier. Voyagez. Apprenez les langues. Ouvrez vos horizons »… La mobilité est devenue synonyme de liberté et de réussite sociale[« Idéologie de la bougeotte », Le Soir, 22 février 2011.]], l’ « activation » le maître-mot des politiques publiques. La mise en mouvement de soi constituerait le Saint-Graal vers l’épanouissement personnel : biens et personnes doivent pouvoir circuler sans entrave[[A cet égard, le récent Livre Blanc sur les transports à l’horizon 2050, rédigé par la Commission Européenne en mars 2011, en dit long sur l’imaginaire mobilitaire. Il n’y est absolument pas question de réduire le nombre de kilomètres parcourus par les biens et les citoyens européens : « Freiner la mobilité n’est pas une option, pas plus que le statu quo ». [Voir notre nIEWs à ce sujet ]] . « Peu à peu l’apologie du temps court et le sacre du »temps présent » sont des lames de fond qui bouleversent la société dans toutes ses composantes. Contrairement à jadis où le temps était plus »flottant » et les montres peu diffusées, les hommes débutent leurs journées en regardant l’heure et la vie est plus problématisée, avec des successions d’échéances et de tâches »urgentes » »[[Ollivro, ibidem, p. 108.]]. A côté d’un véritable marché du temps (alimentation rapide, machine »expresso », four à micro-ondes, flashs-infos), on assiste à la valorisation d’une société de la vitesse, « d’une ville fonctionnant vingt-quatre heures sur vingt-quatre, [et à] l’émergence d’une population vivant en accéléré (diminution globale du temps de sommeil, de la durée des repas)[[Paradoxalement, nous n’avons jamais bénéficié d’autant de temps libre, mais celui-ci doit désormais être rempli et efficace. Voir à ce sujet l’ouvrage d’Hartmut Rosa, Accélération, Paris, La Découverte, 2010 (éd. Originale : 2005).]] »[[Ollivro, ibidem, p. 108.]].
Il arrive ainsi que la mobilité fragilise plus qu’elle ne libère. Dans un contexte où se poser, s’ancrer et nouer des liens durables (par exemple dans la sphère professionnelle) est déconseillé voire malvenu socialement, les individus qui ne peuvent faire montre de leurs capacités de mouvement à tout crin risquent bien de faire les frais de cette apologie mobilitaire[Voir à cet égard le récent [dossier AlterEchos consacré aux liens entre mobilité et social.]] . Toute immobilité est désormais suspecte, qu’elle soit physique, professionnelle ou sociale : » complaisance dans le chômage et refus de s’activer, crispation syndicale sur des droits acquis, attachement à des valeurs dépassées, immobilisme géographique ringard et dédain pour les occasions de voir le monde…« [[Montulet Bertrand et Mincke Christophe, ibidem.]] Les catégorisations sociales vont bon train lorsqu’il s’agit de mettre le peuple en mouvement.
Dans un monde où espace et temps ne sont désormais plus proportionnels, où l’imaginaire du réseau l’emporte sur celui du territoire[[Il n’est pas rare de devoir partir dans le sens inverse de sa destination, par exemple, pour trouver une station de métro ou atteindre la gare la plus proche, et bénéficier ainsi d’une meilleure correspondance. Ce comportement n’existait autrefois jamais, indique Ollivro.]], où les distances se comptent désormais en minutes[[Bruxelles à 1h22 de Paris », « Quick à 5 minutes », lit-on maintenant sur les affiches publicitaires.]], la maîtrise des mobilités devient un critère déterminant des inégalités sociales[[Michael O’Leary, PDG de Ryanair, pratique activement cette domination par la vitesse : en 2004, il a acheté une licence de taxi pour pouvoir emprunter les voies de bus réservées dans la ville de Dublin et diminuer ainsi ses temps de parcours.]] . Apprendre à penser l’espace en termes de connexions plutôt qu’en termes de distances nécessite un réel apprentissage, dont ne bénéficient pas toujours les populations les plus précarisées. En outre, comment inciter à une mobilité plus durable quand la possession d’une voiture reste un marqueur d’émancipation sociale? Comment faire en sorte que les mobilités soient choisies et non plus subies pour une frange importante de la population? Comment sortir de cette guerre des vitesses et du mouvement qui handicape bon nombre de catégories sociales et fatigue les autres?
Des territoires sous pression
Si les individus se disputent l’échelle sociale sur fond de maîtrise des vitesses, les territoires, eux aussi, entrent en concurrence sur le marché de la connexion rapide. Les métropoles européennes[[Sassen Saskia, La ville globale, Descartes et Cie, 1996 (éd. Originale : 1991).]] se disputent ainsi l’arrivée de la grande vitesse dans leurs contrées[[Dans les villes aussi, la dualité est bien sûr présente. On pense à ces habitants dont le quartier est littéralement coupé en deux par une infrastructure lourde de transport (autoroute, ligne ferroviaire), alors qu’ils ne peuvent même pas en profiter. Ils subissent en outre au premier chef les pollutions atmosphériques de la mobilité automobile, dont sont imprégnés leurs quartiers. ]], alors que les zones rurales peinent à mettre en place un « simple » service régulier de transport public.
Plus grave encore : alors que les prix de l’immobilier excluent de facto les publics moins nantis des centres urbains, le renchérissement des prix énergétiques va renforcer la dualité sociale en matière de mobilité et d’accès aux services. La vulnérabilité des zones rurales face au pic pétrolier, par exemple, risque bien de sonner le glas des modes de vie ruraux, pourtant mieux adaptés du point de vue de l’autonomie alimentaire[CPDT, [Anticipation des effets du pic pétrolier sur le territoire wallon, décembre 2010]] . L’urbanisation en ruban et la progression diffuse de l’habitat dans les campagnes, au mépris d’aménagements multifonctionnels, contribuent à condamner, à terme, le modèle rural qu’on a trop longtemps pris pour l’extension « naturelle » de la ville.
Que faire alors? Abandonner nos campagnes et réinvestir massivement les villes? Peut-être. Repenser les rapports villes-campagnes et le modèle d’aménagement du territoire? Sûrement. Le modèle urbain, bien que le plus adapté aux évolutions à venir, ne pourra vraisemblablement pas bénéficier à tous. Et il n’est peut-être pas inéluctable. En repensant la densité des centres villageois, en limitant la diffusion de l’habitat en-dehors des noyaux centraux, en nourrissant à nouveau les zones rurales d’activités économiques non délocalisables, en adaptant les espaces d’emplois (création d’écopôles décentralisés), en imaginant de nouveaux services à la population, il est possible de sortir du modèle urbain unique et d’imaginer de nouveaux schémas territoriaux, diversifiés et adaptés aux défis futurs. Où l’accessibilité (aux biens, aux services, à l’emploi, à la culture, à l’autonomie) prendrait le pas sur la mobilité.
Une chose est sûre : la dictature de la mobilité à n’importe quel prix ne pourra pas continuer ainsi bien longtemps…
Sources / En savoir plus :
− « Mobilité et social : le crash-test », AlterEchos, décembre 2010, n°306-307. Disponible en ligne.
− Ollivro Jean, « Celui qui court plus vite avance-t-il davantage? Vitesse, mobilité et inégalités sociales », in Flonneau M. et Guigueno V. (dir.), De l’histoire des transports à l’histoire de la mobilité, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009, pp. 103-116.
− Sassen Saskia, La ville globale, Descartes et Cie, 1996 (éd. Originale : 1991).
− « Bougez! », Politique, n°64, avril 2010.
− Montulet Bertrand et Mincke Christophe, « L’idéologie mobilitaire », Politique, n°64, avril 2010, pp. 12-16.
− Studeny Christophe, L’invention de la vitesse. France, XVIIIe-XXe siècles, Paris, Gallimard, 1995.
− « Idéologie de la bougeotte », Le Soir, 22 février 2011.
− Hartmut Rosa, Accélération, Paris, La Découverte, 2010 (éd. Originale : 2005).
− CPDT, Anticipation des effets du pic pétrolier sur le territoire wallon, décembre 2010.
Extrait de nIEWs 94, (du 9 au 23 juin),
la Lettre d’information de la Fédération.
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