Prenez une voirie un peu étroite, essayez d’y faire tenir ensemble piétons (plus ou moins mobiles), cyclistes et automobilistes, ajoutez un soupçon d’énervement et de mauvaise foi, des différentiels de vitesse et quelques places de parking encombrantes, et vous obtenez une scène de mobilité quotidienne. Parfois cocasse, parfois carrément dangereuse. « Multimodalité », « partage de la voirie » et « cohabitation entre usagers de la route » ont beau être devenus les maîtres-mots aujourd’hui pour aborder les questions de mobilité, il faut bien reconnaître qu’au quotidien, les choses sont plus complexes. Car l’être humain semble mû par une telle envie de conquérir l’espace que, bien souvent, c’est un vrai « triangle de la gêne » qui s’instaure entre personnes motorisées, cyclistes et piétons[Voir la page 26 de l’annexe 1 du rapport de l’INSEE disponible [ici.]]. Comment faire, dès lors, pour que puissent coexister, pacifiquement, les différents usagers de la r(o)u(t)e et que se développent enfin de nouvelles façons d’user de ce magnifique espace offert à tous : l’espace public, avec un grand P ?
Back to the fifties
Depuis le milieu des années 1950, les aménagements urbains ont été pensés presque exclusivement à destination des automobilistes. Boulevards périphériques, autoroutes de pénétration et routes express constituent les grandes lignes des programmes urbanistiques de l’époque[[Programme routier pour Bruxelles en 1956, complété par un second plan en 1964.]], portés par des ingénieurs concentrés sur les capacités des voiries à absorber les flux grandissants de circulation routière. L’objectif est bien d’adapter la ville à l’automobile, voire de faire de Bruxelles, par exemple, le « Carrefour de l’Occident ». Pourtant, au moment où s’élaborent ces décisions d’envergure[[A Bruxelles, outre le dédoublement des voies existantes et le réaménagement de la voirie, la construction d’une troisième ceinture, dénommée « ring » est prévue dès 1951, afin d’améliorer le trafic de transit et relier les principaux axes de pénétration dans la ville. En outre, « 66 voies de pénétration entièrement libres devraient être prévues entre le ‘‘ring’’ et les boulevards de grande ceinture, 88 entre les boulevards de grande ceinture et ceux de petite ceinture et 60 entre les boulevards de petite ceinture et le c½ur de la Cité » (Ministère des Travaux Publics et de la Reconstruction, 1956 : 5)]], la voiture est loin de constituer le mode de transport le plus usité des Belges.
Figure 1 : « Evolution du taux de motorisation des ménages belges – véhicules privés. Source : INS »
Le choix politique est donc bien un choix prospectif, un engagement sur l’avenir, sur le succès durable de ce mode de transport. Ces aménagements ont d’ailleurs permis, de façon structurelle, que se développe massivement la motorisation des ménages, jusqu’à constituer un moyen de transport usité, actuellement, à plus de 75%.
Figure 2 : « Répartition des déplacements selon les différents modes de transports « . Ces chiffres se rapportent à la population belge de plus de 6 ans.
Source : Enquête nationale sur la mobilité des ménages (1998/1999)
Certains vont même jusqu’à qualifier cet enchaînement « vertueux » de l’augmentation de la circulation automobile et du développement du réseau routier de « cercle magique »[Dupuy, Gabriel, La dépendance automobile, Paris, Anthropos, 1999. Le paradoxe de Braess en est une autre déclinaison : le fait d’augmenter les infrastructures routières aboutit, à terme, à augmenter la congestion (plus d’infos [ici.]], dont il est bien difficile de se défaire aujourd’hui.
Cette politique urbanistique favorable à l’automobile a eu deux conséquences extrêmement fortes.
Premièrement, la position dominante de la voiture, dont les conditions de développement se trouvaient désormais réunies, a dégradé durablement l’accessibilité des non-automobilistes. En adaptant les territoires à son usage, la voiture a parallèlement restreint la possibilité, pour les autres usagers, de se mouvoir dans de bonnes conditions. Séparation des flux, trottoirs réduits à peau de chagrin, législation défavorable, augmentation des vitesses autorisées, développement soutenu du nombre de parkings, tout a été fait pour céder de la place à la reine automobile, au détriment des autres mobiles ou immobiles, qui subissent les conséquences négatives de ce « monopole radical »[Voir l’excellent ouvrage de Gabriel Dupuy, pour une explication plus approfondie des symptômes, du diagnostic et des remèdes possibles à cette « dépendance automobile ». ]] , sans bénéficier des avantages du « club »[[Rappelons que 20% des ménages wallons n’ont pas accès à la mobilité automobile, mais en subissent quotidiennement les désagréments (confiscation de l’espace public, pollution atmosphérique, bruit, stress, accidents, sentiment d’insécurité, etc.) et les coûts collectifs (budget du Plan Route de la Région Wallonne : 885 millions d’euros ! Voir [notre article à ce sujet). ]] .
Deuxièmement, elle a abouti à faire disparaître des paysages urbains et ruraux, les autres fonctions attribuées à l’espace public : rencontre, esthétique, convivialité, découverte, appropriation, intégration, échange, discussion, débat, etc. Les grands boulevards urbains, lieux de promenade prestigieux au XIXe siècle, ont été condamnés : « [i]ls ont cessé de l’être depuis très longtemps et l’on a eu raison de mettre l’accent, ces dernières années, sur la nécessité de les réformer et de les adapter aux impératifs du trafic contemporain », affirme-t-on en 1956[[Ministère des Travaux publics et de la Reconstruction – Fonds des routes, Bruxelles, Carrefour de l’Occident, 1956, p. 6. ]] . Une nouvelle conception de l’espace public, fonctionnaliste, s’impose : « Dans les années 1960 et 1970, il n’y pas de désintérêt pour ce qu’on appelle alors l’aménagement des ‘‘espaces extérieurs’’, mais ceux-ci sont conçus dans une stricte logique d’adaptation fonctionnelle à un usage automobile sans concession et réduits à un rôle d’accompagnement. Sur les nouveaux espaces aménagés, on applique les théories de l’espace libre, vite envahi par l’automobile, ou celles de la séparation des trafics, et là on assiste à l’émergence d’espaces publics modernes, espaces souterrains sordides et dalles piétonnières désertes. De cet espace public ‘‘autre’’, il faut aujourd’hui assumer l’héritage, remédier à de coûteux dysfonctionnements (…), en procédant à de lourdes restructurations qui passent par une humanisation de ces espaces et souvent par leurs destructions »[[Laisney, François, « Espaces publics : une culture de résistance à l’automobile », Géocarrefour, vol. 76, 2001, n°1, p.39.]] . Les imposantes infrastructures routières qui jonchent nos paysages sont autant de stigmates des temps modernes.
Figures 3 et 4. « Cheonggyecheon : une autoroute urbaine redevenue rivière, au plus grand plaisir des habitants de Séoul »
Aujourd’hui, environ 70% de l’espace de la voirie sont attribués à l’automobile : à sa circulation ou à son stationnement. Dans ces conditions, il est logique que se développent des comportements, parfois violents, de « chasse gardée » entre usagers de la route.
Pourtant, depuis les années 1980, des actions de requalification se développent dans les centres urbains : « dans les pays européens, diverses pratiques de l’espace public vont se décliner. (…) On cherche divers modes de détournement, de dissuasion, d’évitement d’une aire toujours plus vaste déterminée comme centre, à l’intérieur de la zone urbaine. Des usages de plus en plus restrictifs de l’usage automobile s’imposent. Les concepts de modération de la vitesse (zones 30) conduisent à considérer que l’automobile est seulement tolérée en ville dont elle occupe l’espace sans droit. (…) Il s’agira, par toute une série de dispositifs physiques ou incitatifs, de guider des usages plus doux de la conduite en ville. Au sens propre, l’automobile doit céder du terrain aux autres usages publics de l’espace. Elle doit rétrocéder quantitativement du sol au profit des autres modes d’utilisation : surfaces piétonnières ou aires réservées aux autres modes de transport, vélo ou transport en commun de surface »[Laisney, F., Op.cit., p.39. Pour une mise en évidence ludique de cette quantité de sol attribuée à l’automobile, voir l’initiative du Parking Day, qui s’est déroulée les 16 et 17 septembre derniers ([www.parkingday.be).]] .
Vers une nouvelle éthique de l’aménagement des espaces publics
Pour amorcer cette renaissance de l’espace public ou l’ouverture à de nouveaux usages de la voirie, plusieurs leviers d’action sont possibles, ceux-ci devant être, le plus souvent combinés.
Un premier angle d’attaque est de « batailler pour la norme ». D’apparence bénigne, la norme technique constitue pourtant la clé de voûte de l’aménagement urbain car, « dans l’espace raréfié de la voie étroite, tout est mesuré au centimètre. L’espace fait l’objet d’âpres compétitions[[Idem, p. 40.]]». Ainsi, réduire la largeur de la « file roulante » de 3,50 m à 3 m, à 2,50 m, voire à 2 m génère des comportements automobiles radicalement différents : la vitesse se réduit, les comportements, parfois cavaliers, de dépassements, n’ont plus lieu d’être, et c’est la rue entière qui se trouve pacifiée. Batailler pour une réduction du rayon de courbure imposé par les ingénieurs peut ainsi transformer un « carrefour routier hostile en amorce de place publique, comme ailleurs on a changé une voie rapide en boulevard »[[Ibidem.]]. Réduire le nombre de bandes roulantes et leur largeur permet ainsi d’élargir les trottoirs, de planter arbres et végétations et d’offrir convivialité et plaisir aux habitants et usagers « actifs » (piétons, cyclistes).
L’importance de la norme technique, de plus en plus d’aménageurs l’ont bien comprise, même outre-Atlantique où l’automobile a longtemps constitué le moule des gabarits urbains. Ainsi, le Département des Transports de la ville de New York se livre, depuis 2008, à une véritable révolution en matière d’aménagements. En témoigne le visage remanié de Times Square ou celui de Broadway, figures mythiques de la civilisation automobile, aujourd’hui rendues à l’ensemble des citoyens.
Figure 5 : « Le réaménagement de Broadway ».
Figures 6 et 7 : « Le nouveau visage de Times Square ».
Entreprise par Janette Sadik-Khan, Déléguée aux Transports (transportation commissioner), cette métamorphose de la cité s’initie d’abord par un combat sur les normes. En rédigeant un nouveau Street design manual, le DOT (Departement of Transportation) sait qu’il réformera en profondeur les nouveaux aménagements.
La bataille pour la norme se joue aussi dans ce qu’on appelle désormais les « espaces partagés » (shared spaces). Mais au-delà d’une simple modification du design urbain, c’est une nouvelle philosophie de l’aménagement qui constitue le c½ur du projet : puisque la séparation des flux et le code de la route ont servi avant tout les intérêts routiers, retournons au chaos initial ! Comment ? En supprimant les dénivelés qui séparent les usages, en abolissant presque toute signalisation, en impliquant les citoyens dans les décisions qui les concernent, et en faisant confiance aux utilisateurs. Une véritable démocratie technique, en somme ! L’idée est ambitieuse, elle peut même sembler relever de la folie… Et pourtant, ça marche[Pour une étude comparative des expériences pilotes en matière d’espaces partagés, voir [ici.]]! Perturbé par l’absence des signes conventionnels de trafic, de marques au sol, de barrières et de trottoirs, le conducteur est responsabilisé, attentif, il diminue sa vitesse, entre en contact visuel avec les autres usagers… et devient une part intégrale de l’environnement urbain ! La ville n’est plus un lieu de transit vers une destination lointaine, mais un espace à vivre et à traverser avec respect. L’automobiliste n’est plus emmitouflé dans sa carcasse de fer et orienté, par tunnels et feux, vers la sortie, mais bien partie prenante à la vie urbaine, être humain regardant d’autres êtres humains.
Deuxième levier d’action, fortement corrélé au premier : la continuité. « L’autorité publique gère un continuum d’espaces, rues, places et autres espaces aux riches toponymes qui ont pour caractéristique de s’enchaîner dans un plan et d’être perçus par l’utilisateur en continuité. Chaque espace peut et doit développer une certaine forme d’identité, de singularité, son ‘‘génie du lieu’’ propre, mais en même temps elle doit continuer à faire partie du vaste réseau unifié des espaces publics de la ville, régi par des normes unitaires »[Laisney, F., Op. cit., p.41.]]. En travaillant sur l’équilibre entre identité propre et identité collective, on aménage des lieux non standardisés mais reliés entre eux par un imaginaire commun : celui d’une ville viable et conviviale. A cet égard, travailler à une réduction généralisée de la vitesse permet de transmettre un message clair et sans équivoque aux citoyens : l’heure n’est plus à la route comme espace de seule circulation, mais bien à la rue comme espace de vie aux multiples facettes. Imposer une norme commune, celle du 30 km/h, partout où la fonction de circulation n’est pas prédominante (donc dans toutes les rues, hors axes de pur transit), permet d’éviter les incohérences des législations routières actuelles, où s’enchaînent des espaces à 30, 50, voire 90 km/heure en l’espace de quelques centaines de mètres, qui laissent bien souvent perplexes et peu coopératifs les automobilistes[[Pour découvrir les autres (nombreux) avantages de la Ville 30, n’hésitez pas à consulter le [site web dédié et à joindre votre voix aux nôtres pour la prise en compte généralisée de cette norme dans nos villes et villages.]]. En outre, assurer la continuité de la norme permet d’éviter le réflexe OIMBY (Only in my backyard) qui semble actuellement prévaloir à l’égard des zones 30 : chaque citoyen, chaque parent souhaiterait voir sa rue bénéficier d’une limitation de vitesse, mais surtout pas toutes les autres qu’il traverse au volant de son automobile ! Un peu de cohérence et de continuité dans les aménagements publics permettrait certainement d’éteindre les résistances à ce changement profond en matière urbanistique.
Réviser les normes techniques et assurer la continuité des espaces publics ne sont que deux des multiples voies d’action pour une reconfiguration généralisée de nos voiries. Gageons pourtant qu’elles constituent des chemins structurels vers des villes et des villages agréables, où s’ancrer et se mouvoir seront désormais possibles pour tous, en toute sécurité.
Figures 8 à 11. « Voici ce à quoi pourraient ressembler nos voiries en 2030… et les étapes à mettre en place pour y arriver ! »
Pour plus d’informations
Sur la révolution en cours à New York : voir http://www.groupechronos.org/index.php/fre/themas/dossiers/la-capitaine-d-un-new-york-vivable-et-desirable et le rapport intermédiaire du Département des Transports de New York : Sustainable Streets, Progress Report, 2009 (disponible ici)
Sur le concept d’ « espaces partagés » : voir entre autres http://www.shared-space.org/ et notre article http://www.iewonline.be/spip.php?article2422.
Une analyse systémique de l’espace public par le Conseil National français des Transports.
Pour d’autres « visions 2030 » de nos voiries et espaces publics.
Sur l’initiative Parking Day, voir www.parkingday.be.
Extrait de nIEWs n°97,
la Lettre d’information de la Fédération.
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