Cher Monsieur Bruckner,
Je me résouds à vous écrire car la lecture de votre effarant essai “Le fanatisme de l’Apocalypse – Sauver la Terre, punir l’Homme” (Editions Grasset & Fasquelle, 22,5 euros, prix qui, ramené au contenu qualitatif et quantitif de la chose, justifie amplement l’épithète placé en ouverture de cette lettre) a aggravé et conduit au-delà du tolérable la nausée intellectuelle initialement contractée au contact de vos multiples prestations médiatiques. Le tiroir “tout ce qui est outrancier est insignifiant” dans lequel je reléguais vos pitoyables saillies débordant désormais de toutes parts, il m’apparaît indispensable d’y faire le vide en vous renvoyant quelques-unes de vos insanités.
Entendons-nous bien, Monsieur Bruckner, il ne s’agit pas ici de nier votre droit sacré à la contradiction; celle-ci est en effet nécessaire, salutaire, vitale… pour autant qu’elle s’appuye sur un minimum d’esprit – je ne parle d’érudition – et de fond. Force m’est malheureusement de constater que votre triste factum et le service promotionnel que vous lui assurez en manquent dramatiquement. On y décèle le désir de polémique; les petites phrases assassines et les grandes envolées positivistes y racolent au détour de chaque paragraphe; la caricature y supplante la réalité mais on y cherche en vain l’essentiel: des arguments soutenant le propos. Cela ne serait pas grave si votre prose ne prétendait pas au statut d’expertise, si vous assumiez un rôle de pamphlétaire plutôt que de vous poser en penseur éclairé. Votre livre est nocif car il regorge de suppositions, d’à-peu-près, d’erreurs et de contre-vérités présentés comme autant de faits avérés et certifiés. Vous êtes de facto dans le peau d’un dealer vendant à ses clients une came frelatée.
Puisque j’en suis arrivé à prendre le clavier pour vous faire connaître mon point-de-vue sur vos élucubrations, je vais me permettre un conseil: ne vous aventurez pas en terre inconnue, continuez à disserter sur le désordre – ou le paradoxe – amoureux, le sanglot de l’homme blanc, la mélancolie démocratique, la tentation de l’innocence ou la tyrannie de la pénitence[[Titres de différents essais de Pascal Bruckner]] mais évitez de confronter vos réflexions à des éléments scientifiques. Libre à vous en effet de cracher votre fiel sur un tiers-mondisme considéré comme “culpabilité et haine de soi”: on ne pourra vous opposer en retour qu’une analyse politique ou philosophique d’une valeur intrinsèque ni supérieure ni inférieure à la vôtre. Mais lorsque vous vous attaquez à la question climatique ou, plus globalement, environnementale, vous n’êtes plus face à un sujet relevant d’un positionnement idéologique mais devant une situation liée à une multitude de paramètres incontestables: volume des émissions de gaz à effet de serre; évolution des températures; surface de la calotte glaciaire; niveau des réserves de matières premières; taux de pollution… Des paramètres dont on cherche vainement la moindre évocation dans votre analyse, ce qui explique sans doute que celle-ci stagne à la hauteur d’une discussion de Café du Commerce.
Pour être honnête, je dois vous avouer que je peine à comprendre comment/pourquoi une aussi piêtre dissertation jouit d’un tel écho médiatique… Cette interrogation n’est pas neuve, elle m’est déjà venue à plusieurs reprises à la lecture de certaines de vos productions mais aussi de celles de vos collègues Glusmann, BHL, Fienkielkraut, Ferry ou même Onfray. Et après mûre réflexion, la réponse m’apparaît ne pouvoir résider que dans l’ornementation capillaire des sus-nommés et de vous-même. Au pays des médias, la pertinence du philosophe semble bel et bien se jauger à son brushing. La mini-vague avec décollement des racines et balayage aura ainsi contribué davantage que l’acuité de ses écrits à imposer Bernard Henry-Lévy dans le débat politico-médiatique. Et son destin d’upper ministre auto-proclamé des Affaires étrangères n’aurait sans doute pas été ce qu’il est si ce Samson de la pensée géo-stratégique avait dû pactiser avec la calvitie.
Mais je m’égare. Revenons-en donc à ce “Fanatisme de l’Apocalypse” objet de ma missive.
S’il t’est sans doute difficile de reconnaître que ton bouquin ne vaut pas tripette, tu conviendras au moins, Pascal, que tu y succombes parfois et même souvent à la facilité. Ainsi, est-il vraiment judicieux de te laisser aller à la blague à dix sous en questionant: “A quoi reconnaît-on un écologiste? A ce qu’il est contre tout, le charbon, même avec séquestration du CO2, le gaz naturel, le gaz de schiste, l’éthanol, le fuel lourd, le nucléaire, le pétrole, les barrages, les camions, le TGV, la voiture, l’avion.” Franchement, c’est digne d’un grand esprit de notre époque, ça ? On dirait plutôt du Jean-Marie Le Pen en très petite forme. De même, les amalgames entre les défenseurs de l’environnement et les Mayas, Nostradamus, Paco Rabane ou Elizabeth Teissier, tous réunis sous une étiquette “chevaliers de l’Apocalypse”, ne sont vraiment pas à ton honneur. Quant à la manoeuvre consistant à évoquer les discours d’adeptes de la deep ecology en laissant croire que ces positions extrémistes font consensus sinon unanimité, elle est tellement grossière qu’elle en devient pathétique. Mais bon, si cela t’amuse, continue à faire joujou… En fin de compte, tu ne nuis là qu’à ta crédibilité.
Par contre, tes approximations et affabulations ne peuvent prétendre à la même indulgence.
Ton sous-titre, “Sauver la Terre, punir l’Homme” constitue ainsi une contre-vérité absolue qui traduit ta méconnaissance dramatique de la problématique. Car ce n’est pas du tout, du tout l’enjeu. Loin d’être concentrée sur le devenir de la planète, l’écologie constitue tout au contraire une démarche politique globale au c½ur de la réduction des inégalités, en particulier dans les pays les plus pauvres. Je te renvoie, si la question t’intéresse tant soit peu, au travail de Vandana Shiva en Inde ou de Wangari Muta Maathai au Kenya. Et je citerai pour te contre-dire quelqu’un que tu ranges parmi les crétins environnementalistes alors même que son texte réfute, comme toi, la sacralisation de la Terre-mère: “Je ne crois pas que nous devions sauver la planète. Elle se fiche bien de nous. La Terre pourrait rouler dans l’espace infini sans aucune vie, ou bien avec seulement deux ou trois colonies de cafards et quelques scorpions puisqu’il paraît que seules ces bestioles survivraient même à une guerre nucléaire. Ne perdons donc pas de vue l’objet de notre action écologique. Nous luttons “seulement” pour sauvergarder l’écosystème qui rend possible la vie humaine. (…) C’est dire qu’il n’est pas utile de céder aux élucubrations métaphysiques du New Age ni aux célébrations de la “Pacha Mama” et autre déesse “terre-mère” pour agir efficacement. L’écologie politique pose avant tout une exigence de rationnalité et de responsabilité très humaines. Aucun dieu ne sera le juge final des conséquences de nos actes dans ce domaine. Si nous échouons, l’enfer, ce sera le monde pourri dans lequel nous croupirons.”([[Jean-Luc Mélenchon, “Qu’ils s’en aillent tous!”, Flammarion, 2010]] C’est clair, non? Il n’est pas question de “punir l’Homme” mais tout au contraire de lui permettre de poursuive sa petite affaire existentielle dans des conditions aussi bonnes que possibles.
Autre erreur originelle de ton raisonnement, “l’écologie se veut la revanche du monde rural contre une civilisation urbaine qui l’a en partie éliminé”. Ben non, mon coco. Une fois encore, tu es à côté de la plaque: l’écologie prône, à l’opposé, un réinvestissement de la ville !
Vraiment, mon grand, tu devrais te documenter avant de te lancer dans un devoir de cette importance. Mais attention, cela demande aussi un minimum de sérieux. Comme on l’explique aujourd’hui dès l’école primaire, pas question de choper n’importe quoi sur internet: il faut se soucier de la source, de sa crédibilité, recouper les infos. Cela t’aurait par exemple évité – enfin, vu le niveau de ton raisonnement, ce n’est pas certain… – de t’épancher sur les éoliennes avec des arguments un peu plus objectifs et pertinents que ceux puisés sur le site (que tu as l’honnêteté et la naïveté de mentionner en référence) des plus farouches opposants à cette source d’énergie!
Par-delà cet épisode, ta légèreté et ton manque de rigueur laissent pantois. Démonstration éloquente à travers cet exemple puisé parmi beaucoup trop d’autres: “Lisez par exemple ce résultat d’une étude parue le 1er décembre 2010: “En une journée, un enfant de 10 ans est susceptible d’être exposé par son alimentation à 128 résidus chimiques provenant de 81 substances différentes. Quarante-deux d’entre elles sont classées “cancérigènes possibles ou probables” et 5 “cancérigènes certaines”. Trente-sept substances sont aussi des perturbateurs endocriniens.” On se demande comment nos petits, après un tel déluge, ne ressortent pas de la cantine avec la tête d’Elephant Man et de Quasimodo. Quant aux saveurs, à l’art de vivre que représente une bonne table, elles risquent d’être les premières victimes de cette obsession hygiénique. Le sens du produit noble s’efface devant le souci du produit sain.” Mais bougre d’andouille, tu n’as pas compris que les deux étaient totalement imbriqués et que le produit sain était précisément le plus noble? Et si, faute de tête d’Elephant Man et de Quasimodo, nos (tes…) petits ressortent de la cantine avec un cancer ou tout autre maladie plus ou moins grave, tu gardes l’esprit aussi taquin?
Tu dénonces “un nouvel obscurantisme porté par l’idolâtrie des mathématiques”, “tout ce charabia à base de fractions et de pourcentages (qui) a pour but d’asséner des propositions irréfutables.” – “Quelle est la finalité de ce chiffrage insensé? Paralyser les éventuels objecteurs! On aligne les colonnes de nombres comme d’autres des panzers pour prouver ses arguments.” Bien. Mais il en serait autrement, le discours ne reposerait pas sur des données scientifiques quasi-irréfutables, tu serais le premier à dénoncer des propos infondés, des affabulations d’illuminés. Non?
Par ailleurs, la tarte à la crème que tu nous sers pour évoquer la décroissance n’est vraiment pas de première fraîcheur et pèse lourdement sur le bon sens: “Plusieurs milliards d’hommes attendent de la croissance une amélioration de leur sort. Au nom de quoi oserions-nous la leur refuser?” – “Pour nos Robespierre de la bougie, il faudra donc renoncer au luxe, au consummérisme, aux voyages exotiques pour contribuer de manière infime mais décisive à la bonne marche de l’univers. (…) Ecoutez la longue cohorte des cafards qui nous prêchent sur tous les tons l’urgence de la mouise. Ils fustigent l’insouciance de nos concitoyens qui partent en vacances disperser leur empreinte carbone aux quatre coins de la planète, surfent sur leurs ordinateurs, pianotent frénétiquement sur les portables, conduisent encore des 4X4 au lieu de se couvrir la tête de cendres pour se consacrer au repentir et à l’épargne. De quoi s’agit-il? De mettre le voile noir du deuil sur toutes les joies humaines.”
Dis, tu n’as pas honte d’écrire des conneries pareilles? Car je n’ose imaginer que tu crois réellement qu’il s’agit de refuser le droit des peuples au développement, prôner l’ascèce expiatoire ou “revenir des siècles en arrière” comme tu le mentionnes également.
Mais ce n’est pas le plus grave… Ce plus grave, il est dans tes allusions nauséabondes. Oui, je sais, le terme est fort mais tu le mérites.
Je vais passer sur ton argument, partagé avec Claude Allègre, selon lequel les préoccupations climatiques dresseraient un écran de fumée devant les vrais problèmes du monde: la pauvreté, les famines, l’accès à l’eau potable, les grandes pandémies. Je t’ai expliqué plus haut, Mélenchon à l’appui, que ce combat environnemental s’inscrivait dans une approche plus globale où le développement et les questions sociales occupent une place centrale. L’implication des ONG Nord-Sud dans ce combat constitue par ailleurs le meilleur démenti opposable à ton propos.
J’en arrive donc à tes raccourcis foireux et insinuations calomnieuses. Pardon: je perds ma retenue. Je te prie de m’en excuser mais, bordel de merde, faut me comprendre aussi, tu dépasses sérieusement les limites de l’indécence morale.
Sans doute l’appellation “khmers verts” était-elle trop éculée pour que tu t’en contentes. Il fallait que tu singularises ta stigmatisation et tu ne t’en prives pas, mon salaud! J’oublie les “marxiste” et “communiste” qui dans, ta bouche, ont valeur d’injures pour ne garder que tes “perles” outrancières.
“Toutes les sottises du bolchevisme, du maoïsme, du trotskisme sont en quelque sorte reformulées au carré au nom du salut de la planète.” Pour rappel, la “planète” en tant que telle, on s’en fout; le problème, que tu n’as pas intégré dans ton logiciel, c’est que nous avons vitalement besoin d’elle.
“Rappelons que le gouvernement de Vichy fut en France le grand propagateur de la bicyclette pour tous, été comme hiver, la voiture n’étant réservée qu’aux médecins, miliciens et policiers.” – “Les liens de l’écologie et du fascisme ont souvent été soulignés et mériteraient une étude spécifique.” Communiste et fasciste: le fantasme des extrêmes qui se rejoignent et s’allient en une alliance brun-rouge, ce n’est pas franchement original, tu le sais. La dernière fois que j’ai assisté à ce tour de passe-passe, il permettait de regrouper dans une même case extrême-droite anti-sémite et extrême-gauche pro-palestinienne considérées réunies par une même haine du “juif”…
Là encore, tu joues petit bras. Un peu d’ambition que diable! Tant qu’à faire, à ta place, j’aurais sorti la carte zoophilie; dans ton analyse, c’est plausible: une telle proximité avec la nature conjuguée à un rapport ambigü à l’Homme, hmmmmm, c’est louche…
Mais trêve de plaisanterie: ma boucle se boucle, je me retrouve face à du tellement outrancier qu’il en devient insignifiant et que c’est lui faire trop d’honneur que de m’y arrêter.
Tu vois, Pascal, en fin de compte, ce qui m’horripile chez toi, c’est moins ta prétention de savoir, ta certitude de détenir et dispenser la vérité, que ton arrogance de jouisseur sans scrupule. Tu as la chance de te trouver du bon côté du manche et tu es bien décidé à en profiter; pas question de te poser des questions et encore moins de culpabiliser. Why not…? C’est un choix; on peut en préférer d’autres. Comme on peut préférer un autre avenir que celui que tu évoques en conclusion de ton livre.
“Le meilleur remède contre la dégradation de l’envionnement, c’est d’abord l’enrichissement matériel du plus grand nombre, c’est l’industrialisation à marche forcée. (…) En d’autres termes, le remède est dans le mal, dans cette civilaisation industrielle honnie, cette science qui effraie, cette crise qui n’en finit pas, cette mondialisation qui nous dépasse: seul un surcroît de recherches, une explosion de créativité, un saut technologique inédit pourront nous sauver. C’est à repousser les frontières qu’il faut travailler, en encourageant les inititaives les plus folles, les idées les plus épousouflantes. Il faut transformer la raréfaction des ressources en richesse des inventions. Nous sommes peut-être à l’aube d’un renouveau inouï de l’architecture, de l’immobilier, de l’industrie, de l’agriculture (citons pêle-mêle les créations de l’avion et du bateau solaires, de l’aéronef à coque transparente, du jet hypersonique qui volera dans la stratosphère, la fusion de l’hydrogène, les maisons construites sur le modèle des termitières, l’ensemencement en minerai de fer des océans pour faire croître les algues planctoniques, l’édification d’une grande muraille verte en Afrique qui relierait Djibouti au Sénégal, les centrales thermo-solaires, les mini-centrales nucléaires sous-marines, etc.)”
Aaah, les mini-centrales nucléaires sous-marines… Voilà vraiment une perspective susceptible, comme tu dis, de “frapper au coeur du désir humain”.
Allez, je ne te salue pas, j’ai mieux à faire.
NB: Il y a un an, un écrivain s’est lancé dans le même exercice que toi mais en assumant, lui, sa mauvaise foi et son parti-pris. Il s’appelle Iegor Gran et son ouvrage s’intitule “L’écologie en bas de chez moi”[[Editions P.O.L.]] Désolé de te dire ça, mon Pascal, mais il s’en tire vachement mieux que toi. Sans prétendre au statut de penseur que tu brandis en étendard, préférant l’ironie à l’incantation, il réussit à interpeller et égratigner sinon ébranler les convictions.