5 mai 1835 : la première ligne ferroviaire du continent européen est belge, elle relie Malines à Bruxelles, qui devient ainsi la première capitale au monde à être desservie par le rail !
Il faut dire que, dès l’indépendance de la Belgique, le pays s’inscrit résolument dans un développement ferroviaire soutenu puisqu’une loi relative à la création d’un réseau ferré national est signée le 1er mai 1834. Ce plan, ambitieux, va permettre de créer et d’exploiter rapidement un réseau d’environ 380 kilomètres, exceptionnel pour l’époque ! En 1870, le réseau ferroviaire belge compte déjà 2231 km de lignes exploitées par 39 entreprises privées tandis que le réseau de l’État mesure 863 km[« 175 ans de chemin de fer belge », site internet de la SNCB ([www.b-rail.be), édition du 4 mai 2010, consulté le 13 février 2011.]]. En plein boom industriel, la Belgique devient ainsi l’un des pays les plus favorables au rail, permettant le développement de ce qui reste aujourd’hui un patrimoine non négligeable pour notre pays : la densité de son réseau de chemin de fer !
Plus de 175 ans plus tard, où en est-on ? Qu’a-t-on fait de ce réseau unique ? Comment l’a-t-on fait fructifier, évoluer, s’adapter aux enjeux nouveaux ? Le constat est malheureusement amer… Malgré un bon état général[[Pour un aperçu plus complet, voir le panorama du rail wallon établi par le bureau Tritel dans son projet de Plan de développement de la desserte ferroviaire en Wallonie.]], l’infrastructure ferroviaire[[Le réseau est en outre majoritairement à double voie et presque entièrement électrifié (bien que des soucis existent en matière de réseaux électriques non harmonisés au niveau européen).]] subit de plein fouet la vétusté de certains de ses composants[[À côté de l’usure des voies en tant que telle, la non-rénovation des ateliers de réparation (Kinkempois, Stockem), gares de marchandises (Monceau, Kinkempois) ou cabines de signalisation, et le non-renouvellement systématique de certains caténaires aboutit à de nombreuses avaries provocatrices de retards divers.]], qui provoque bon nombre de problèmes pour l’exploitation même du réseau, parmi lesquels les retards trop nombreux que subissent quotidiennement les usagers du rail. En outre, si les lignes sont globalement performantes d’un point de vue technique, certains n½uds ou sections de ligne agissent comme de véritables goulots d’étranglement et provoquent une capacité réduite sur l’ensemble du réseau. Celui-ci manque ainsi, comme on dit dans le jargon, de « robustesse », c’est-à-dire de capacité à revenir à l’équilibre après une perturbation limitée. On le constate au quotidien : le fonctionnement d’un vaste réseau ferroviaire comme celui de la Belgique ne se fait pas sans encombre. La machine doit être bien huilée. Et il semble que, sur ce coup-là, on ait manqué de lubrifiant ces dernières années…
Ces dernières années, ou plutôtces dernières décennies ! C’est en effet dès le début des années 1970 que s’engage le désinvestissement chronique dans l’incroyable outil ferroviaire à disposition. Au profit d’une politique du tout-à-la-route, le chemin de fer est progressivement abandonné par les édiles politiques, préférant miser des milliards[[En 1955 est ainsi créé le Fonds des Routes, d’un budget de 30 milliards de francs belges (en monnaie courante) pour des travaux d’une durée de quinze ans à l’échelle du pays. En 1964, un programme autoroutier bruxellois de 20 ans complète l’enveloppe de 20 milliards supplémentaires. À titre de comparaison, ce budget routes équivaudrait en 2011 à environ 14 milliards d’euros !]] sur le développement routier et autoroutier – et creuser par la même occasion la dette du pays – qu’assurer la saine gestion de son patrimoine ferré. Le réseau se voit ainsi comprimé[[Voir la Lettre en image, signée par Pierre Courbe, présentée dans ces pages.]], de nombreuses gares fermées, les infrastructures non renouvelées, le matériel roulant prendre un sacré coup de vieux… au détriment des centaines de milliers de navetteurs quotidiens, obligés de constater la diminution de la qualité du service ferroviaire. Aujourd’hui, la satisfaction[[Selon le baromètre de satisfaction 2010 réalisé par le bureau Dedicated Research pour la SNCB, la satisfaction générale est de 6,41/10, avec des scores encore inférieurs pour l’appréciation de la ponctualité (5,22/10). À titre complémentaire, on pourra consulter le baromètre de satisfaction réalisé par l’ASBL Navetteurs.be pour l’année 2011.]] n’est plus au rendez-vous : les fréquences sont insuffisantes, la ponctualité est lamentable, le service n’est pas toujours fiable, de nombreuses petites gares sont à l’abandon (voir fig. 1)… Tout cela conjugué au spectre de la libéralisation, qui fait planer sur le service et le personnel ferroviaire de nouvelles menaces[[Pour un historique critique de la dynamique de libéralisation en cours au niveau européen, consulter l’article de Juliette Walckiers dans cette même Lettre.]].
Le tableau est-il si noir ? N’y a-t-il rien à sauver sur la planète SNCB ?
Justement, tout reste à repenser, à réinventer, en profitant du formidable outil encore à notre disposition. Les défis sont multiples. La recrudescence de la demande de mobilité ferroviaire en constitue le premier. Les chiffres de fréquentation en témoignent : depuis 1995, le nombre d’usagers du train a augmenté de 55 % en Belgique, et ceci ne devrait pas s’arrêter de sitôt puisque le Bureau du Plan prévoit une augmentation de 30 % du nombre de déplacements entre 2005 et 2030 à l’échelle du pays. Comment absorber cette demande massive ? Comment s’y préparer au mieux ? Il est grand temps de mettre en place les conditions pour éviter que cette augmentation des déplacements n’aboutisse à encore plus de pression automobile, avec toutes les conséquences déplorables que l’on connaît déjà aujourd’hui (émissions de gaz à effet de serre toujours en augmentation, polluants locaux, problèmes de santé publique, bruit, congestion, fragmentation des territoires, confiscation de l’espace public, etc.). Deuxième défi, qui est aussi une opportunité : profiter du rail pour repenser la politique d’aménagement du territoire (et réduire d’autant les besoins de mobilité de la population). À cet égard, s’ils font l’objet d’une planification spécifique bien pensée, les quartiers de gare peuvent devenir des outils de cohérence territoriale et de densification, et les vecteurs d’un développement urbanistique, économique et social plus large, au bénéfice de l’ensemble de la collectivité[[Cette position est d’ailleurs soutenue par le bureau Tritel dans son projet de Plan de développement de la desserte ferroviaire en Wallonie : Les scénarios les plus efficaces en matière de réduction de la consommation de pétrole sont ceux qui prévoient une concentration des habitants et des emplois dans les centres-villes, à proximité des gares (p.49). Notons qu’en 2008, 45,6 % de la population wallonne résidaient à moins de 1750 m d’une gare ferroviaire (source : CPDT, 2012).]]. Des outils d’intégration des politiques d’aménagement du territoire et de mobilité peuvent d’ailleurs nous être inspirés par quelques exemples étrangers, tels que les contrats d’axes élaborés à Grenoble (instaurant un périmètre de vigilance foncière autour des infrastructures de transport) ou les DIVAT mis en place dans la métropole lilloise (disques de valorisation de 500 m autour des stations de transport collectif lourd, permettant de travailler sur le coefficient d’occupation des sols, les normes de stationnement, etc.). Répondre à la demande en hausse par une amélioration du service ferroviaire, tout en mettant en place les conditions d’une meilleure accessibilité et d’une diminution des besoins de déplacements, voilà le double défi auquel sont confrontés aujourd’hui les acteurs politiques et institutionnels de la mobilité, actifs tant au niveau fédéral que régional ou local.
C’est dans ce contexte que se dessine (enfin !) le retour d’un intérêt pour le rail au niveau wallon. Le Gouvernement régional a ainsi décidé de l’élaboration d’un Plan de développement de la desserte ferroviaire en Wallonie, basé sur une étude approfondie réalisée par le bureau Tritel et soumis à consultation de différents stakeholders[[Conseil Économique et Social de Wallonie (CESW), Union des Villes et Communes de Wallonie (UVCW), Union Wallonne des Entreprises (UWE), Commission Régionale d’Aménagement du Territoire (CRAT), Inter-Environnement Wallonie (IEW), Société Régionale Wallonne des Transports (SRWT), Service Public de Wallonie (SPW). La consultation a eu lieu en décembre 2011.]]. Le moment est opportun : dans quelques mois, la Wallonie sera invitée à se prononcer sur le projet de Plan pluriannuel d’investissement du groupe SNCB, qui consacrera l’ensemble des investissements du rail… pour les 12 années à venir (2013-2025) ! Pas sûr que les usagers du rail patientent plus longtemps avant d’exiger une amélioration drastique du service ferroviaire ! En outre, certaines options stratégiques sont actuellement discutées en matière d’aménagement du territoire (actualisation du SDER[[La CPDT vient d’ailleurs de publier une note de recherche sur le transport de personnes et de marchandises, dans le cadre du diagnostic territorial de la Wallonie, en préparation à l’actualisation du SDER (CPDT, 2012).]], révision du CWATUPE, détermination des noyaux d’habitat, etc.), il importe que le rail soit considéré comme un pilier fondamental pour la détermination de cette politique majeure.
C’est donc maintenant, impérativement, qu’il faut agir. Qu’est-ce qui est en jeu, justement, dans ce plan ferroviaire wallon ? En quoi des investissements de nature technique pourront-ils améliorer le quotidien des navetteurs, mais aussi réorganiser des priorités territoriales, favoriser l’implantation dans les centres urbains ou villageois, faciliter les décisions urbanistiques communales, permettre un accès pour tous aux biens et aux services, assainir les finances publiques actuellement problématiques et orienter les comportements vers une diminution des émissions de gaz à effet de serre ?
Bref, comment ces investissements techniques pourront-ils permettre une réelle « politique » de mobilité et d’aménagement du territoire ? Les options qui devront être prises dans le prochain Plan pluriannuel d’investissement pourraient bien s’avérer la condition sine qua non, les nutriments essentiels nécessaires à cette politique de mobilité… afin de remédier à la carence en fer que subit actuellement la Wallonie !
On le voit, le prochain Plan pluriannuel d’investissement devra s’atteler à bien des chantiers pour mettre en place les conditions d’un réel redéploiement du rail en Wallonie. Les choix budgétaires qui seront faits dans ce cadre ne manqueront pas d’intérêt. Ils seront sans nul doute l’occasion de jauger de la cohérence des décisions politiques prises et de l’intérêt réel pour le quotidien de l’usager du rail. S’ils bénéficient d’une couverture médiatique moins tape-à-l’oeil que certains projets monumentaux[[Pour une réflexion sur les gares monumentales et leur place dans la ville, voir l’article de Benjamin Assouad dans cette Lettre.]] ou démesurés[[Voir la Brève de Jean-François Putz sur le projet de liaison ferroviaire vers l’aéroport de Gosselies.]], les investissements techniques n’en demeurent pas moins la condition indispensable pour faire de l’outil ferroviaire un allié de poids au service du citoyen et du territoire wallon. Le jeu n’en vaut-il pas la chandelle ?
Quelles sont ces options fondamentales, ces enjeux prioritaires auxquels doivent répondre les investissements à venir pour les douze prochaines années ? Le bureau Tritel en a identifié six :
1. Garantir les fondamentaux : c’est-à-dire la sécurité, la ponctualité et la maintenance du réseau, prérequis indispensables pour assurer le service ferroviaire. Les moyens budgétaires dégagés devront donc, avant tout, répondre à ce tout premier objectif.
2. Renforcer l’attractivité du service : en partant des besoins de mobilité de la population et des entreprises et non pas des contraintes techniques et d’infrastructure, comme c’est encore trop souvent le cas. L’une des pistes les plus prometteuses proposées à cet égard est le concept de cadencement en réseau et de n½uds de correspondance (voir fig. 2 et 3), permettant une exploitation au service de l’usager, avec un objectif de doublement des fréquences[[Cet objectif est loin d’être irréaliste lorsque l’on connaît les fréquences actuelles dans le sud de la Wallonie, où il n’est pas rare de croiser une train… toutes les deux heures!]], d’optimisation des correspondances et de réouvertures d’anciennes lignes afin de mailler davantage le territoire.
3. Accroître la capacité du réseau : afin d’améliorer l’offre de transport, en agissant sur l’ensemble des paramètres disponibles, de la rénovation du matériel roulant à l’optimisation de la vitesse, voire le dédoublement de certaines voies, si nécessaire. Le réseau belge étant loin d’être saturé, la marge potentielle de développement est importante.
4. Valoriser les gares et les points d’arrêt : en tenant compte de la fréquentation, mais aussi des possibilités de réouverture, voire de déplacement de certaines gares, en cohérence avec le développement territorial passé ou à venir. Et en envisageant ces quartiers de gares en véritables pôles de vie. L’une des pistes pourrait être à cet égard de nommer des « gestionnaires de n½uds » (comme il existe des « gestionnaires de réseau »), chargés de coordonner les différents échanges entre modes de transport, mais aussi de mettre en place des services spécifiques (locaux de réunion à louer pour des périodes courtes, bornes internet, dépôt de quartier pour des colis, crèche, etc.).
5. Renforcer l’accès au réseau pour les chargeurs : en encourageant le transport de marchandises par rail via des plateformes dynamiques, mais aussi de nouveaux raccordements ferroviaires, et surtout une articulation fine entre le réseau ferré et les zones d’activités économiques. La logistique wallonne, si elle veut rester un pilier du programme de développement wallon, doit saisir cette opportunité majeure qu’est le redéploiement du rail.
6. Améliorer la gouvernance : aucune politique ambitieuse pour le rail ne pourra voir le jour sans le soutien dynamique et durable des multiples acteurs en charge de la mobilité[[Ce qui semble être le cas au vu des réponses à la consultation sur ce projet de plan, salué par tous comme une document de qualité devant servir à un véritable renouveau du rail en Wallonie.]] et la mise en place d’une réelle culture ferroviaire, transversale et cohérente. Une réforme du groupe SNCB doit également s’engager rapidement, comme l’a programmé, en 2012, le nouveau Gouvernement fédéral.
En savoir plus
> TRITEL, Le transport ferroviaire : un atout structurant pour la Wallonie.
Projet de Plan de développement de la desserte ferroviaire en Wallonie pour la période 2013-2025, Document provisoire, 2011.
>« 175 ans de chemin de fer belge », site internet de la SNCB (www.b-rail.be).
>Pour plus d’informations sur les contrats d’axe ou les DIVAT, consulter les présentations d’Anne-Marie Maür (Agence d’Urbanisme de la Région grenobloise) et de Jean-Louis Séhier (Pôle mobilités transports – Lille Métropole) au Colloque « Quelles perspectives de mobilité en Brabant wallon ? », organisé à Louvain-la-Neuve le 2 décembre 2011 (www.ppmbw.be).
>Au sujet des liens structurels à établir entre aménagement du territoire et mobilité, voir l’intéressante étude publiée par l’IWEPS en août 2011 sur la localisation des nouvelles résidences au regard des critères de développement territorial durable (dont l’accessibilité aux gares fait partie) : Charler, J., Reginster, I., Juprelle, J., « Construction d’indicateurs de développement territorial : étude de la localisation résidentielle récente et analyse au regard de critères de développement territorial durable », Working Paper de l’IWEPS ATTENTION LIEN MORT -> http://www.iweps.be/working-paper-de-liweps-n°2, n°2, août 2011, accessible en ligne.
>Pour entrevoir les orientations de l’actualisation du SDER, voir Leclercq, A., Cocle, D., Neri, P., « Transport des personnes et des marchandises », Note de recherche dans le cadre du Diagnostic territorial de la Wallonie préparatoire à l’actualisation du SDER, CPDT, n°32, février 2012.