Irriguer ou drainer ? Distribuer ou accaparer ? Répandre ou canaliser ? Disséminer ou centraliser ?
Etonnant comme de simples mots peuvent contribuer à orienter un débat ! Que l’on parle d’eau de culture, de deniers publics, d’intrants chimiques ou de production électrique, la question du vocabulaire est toujours centrale. Ainsi, on acceptera volontiers de « centraliser les actions sur quelques mesures prioritaires », mais pas « d’accaparer les moyens publics » ! On souscrira à l’idée de « distribuer les services officiels au plus près du citoyen » mais pas à celle de « disperser l’argent du contribuable ». On acceptera de « concentrer les énergies sur un projet majeur », mais pas de « se borner à quelques mesurettes »…
Les mots (maux) du rail
En matière de rail, les mots peuvent pourtant entraîner bien des maux. Et, à trop les négliger, on en oublierait qu’ils renvoient pourtant à une vision éminemment politique de la mobilité souhaitée aujourd’hui et demain.
Il en est ainsi, en particulier, de la notion de « transport de masse » et de ses conséquences pour les choix stratégiques émis par le groupe SNCB, qui, à leur tour, engendrent des effets bien concrets pour le quotidien de chaque navetteur qui sommeille en nous (ou qui est déjà bien éveillé sur le quai de la gare !).
Dans son projet de Plan Transport[[Le plan qui établira le nouveau schéma d’exploitation du réseau ferroviaire.]] (version 2013), le groupe ferroviaire (bientôt restructuré car trop… éparpillé !) envisage de concentrer ses moyens sur quelques axes ferroviaires structurants, organisés autour de quelques pôles urbains (pour le sud du pays : le long de la dorsale wallonne uniquement), et reliés entre eux par des liaisons améliorées, essentiellement en direction de la capitale. Quelle bonne idée, me direz-vous ! Puisque le train est un « transport de masse », il vaut mieux centraliser les actions sur les lignes fortement peuplées ! Rationaliser en somme, n’est-ce pas la tendance du moment ?
Certes, l’idée est séduisante… Encore faut-il s’accorder sur ce que signifie un « transport de masse » et prendre la mesure des sous-entendus, non-dits et représentations que charrie l’expression bien connue.
Car à cette idée de « transport de masse » tant répandue, d’aucuns répondent qu’il faut veiller, au contraire, à conserver un service public de qualité pour tous, en maintenant l’exploitation et l’entretien suffisant de ce que l’on qualifie habituellement de « petites lignes ». Petites ? L’écartement des voies y est pourtant identique à celui des « grandes lignes »[[Nous empruntons la formule à l’un de nos interlocuteurs actifs dans le domaine ferroviaire, qui préfère rester anonyme…]] ! En quoi ces lignes sont-elles alors diminuées ? Et pourquoi, en conséquence, devraient-elles bénéficier de moins d’attention ? Parler de « petites lignes », c’est déjà, sans doute, accepter qu’elles ne récoltent que de « petits budgets » !
Pour tenter d’y voir plus clair, revenons sur l’origine de cette notion de « transport de masse » qui risque bien, des décennies après l’émergence de son usage, de mettre à mal des lignes ferroviaires structurantes à l’échelon régional.
Le train n’a pas toujours servi qu’à « transporter des masses »
Passons sur le caractère un peu désuet du vocable, qui a tendance à assimiler les citoyens utilisateurs du rail à quelques bêtes de somme entassées dans des wagons d’autres temps…
On l’imagine assez peu, mais le rail a jadis servi d’autres ambitions que celle de transporter, le plus rapidement possible, le plus de monde possible. Structurer le territoire, connecter des lieux, désenclaver des régions, mais aussi participer au développement économique du pays, à sa renommée internationale[[Rappelons que la Belgique a été précurseur sur le continent européen en ouvrant, en 1835, la première ligne ferroviaire (Bruxelles-Malines). Elle est longtemps restée une figure de proue du rail par la densité de son réseau ferré… un record en Europe !]], ont été des buts avoués – et revendiqués ! – du développement ferré, dès son émergence.
Malgré les critiques dont ils ont fait l’objet, les travaux interminables de la Jonction Nord-Midi – près d’un demi-siècle de chantiers – n’en avaient pas moins une prétention esthétique (et hygiéniste) : celle d’assainir Bruxelles de ses taudis et de participer à sa beauté. Faire se mouvoir massivement des populations n’est pas l’argument-phare des politiques de transport au XIXe siècle, ni au début du XXe siècle. L’important, à l’époque, est de construire une « ville saine et belle », de transformer le visage de Bruxelles en travaillant sa plastique mobile.
Il faut attendre le milieu du XXe siècle et l’avènement… du transport individuel (comprenez : la voiture privée) pour commencer à parler, étonnamment, de transport de masse. Il faut dire que la démocratisation de l’automobile en cours dès les années 1950 introduit avec elle l’idée qu’il faut désormais se déplacer rapidement et dans des flux massifs. S’en suivra une politique urbanistique chargée, justement, d’élargir les voiries, d’organiser le trafic (avec la nouvelle discipline du traffic engineering) et même d’ouvrir les niveaux, afin d’accueillir davantage de flux (le figure du tunnel routier et celle du métro constituent deux mesures techniques phares de l’époque). L’idée, nouvelle, est bien de mettre face à face les volumes de trafic recensés (pour la première fois comptabilisés dans des enquêtes origines-destinations) et les dimensions des infrastructures. La nouvelle conception de la mobilité est désormais celle du « transport de masse ». La ville doit s’adapter à l’automobile (et enterrer littéralement son transport public), non l’inverse : la cité doit devenir « rapide, accessible et fonctionnelle », comme l’encouragent dans le même temps les politiques de zonage urbain. La voirie doit se mouler à l’intensité de la circulation moderne. Pour ce faire, des solutions strictement techniques seront envisagées. Après l’esthétique, la « capacité » est désormais la nouvelle « grandeur urbaine », qui va bouleverser l’aménagement de nos villes pendant plusieurs décennies[[Les projets actuels d’élargissement du ring au Nord de Bruxelles vont dans le même sens… celui d’une idéologie dominante dans les années 1970 !]].
Pourtant, cette vision a depuis lors largement vécu. Le culte de la vitesse, même s’il percole encore trop fortement nos modes de vie, a du plomb dans l’aile. L’ancrage, la disponibilité, le ralentissement sont des valeurs à nouveau envisagées avec intérêt dans nos quotidiens trop secoués. Le culte de la technique, s’il transpire encore des choix établis dans bon nombre de secteurs[[Qu’il s’agisse des politiques de lutte contre le réchauffement climatique, de celles visant à nourrir la planète (grâce aux OGM et aux intrants chimiques, pardi !) ou bien encore des mesures prises pour diminuer la consommation énergétique, le règne des techniciens a encore de beaux jours devant lui… ]] , vacille quelque peu, lui aussi. Dans le domaine du transport, la prise en considération des pollutions créées par le secteur, mais aussi une certaine lassitude à l’égard des budgets-temps dépensés pour nos déplacements nous invitent également à questionner, à nouveau, notre conception de la mobilité. Et à envisager de nouvelles fonctions pour le rail !
Vers une nouvelle conception de la mobilité ferroviaire
Car bouger n’est plus nécessairement envisagé comme un droit inaliénable – le fameux « droit à la mobilité » ! –, mais aussi, souvent, comme une corvée. Et lorsque celle-ci s’accompagne d’effets pervers majeurs comme ceux que nous connaissons aujourd’hui, il est peut-être temps de s’orienter vers de nouveaux horizons…
Rappelons-le (trop) brièvement : le secteur des transports est l’un des domaines les plus impactants du point de vue environnemental. Responsable, en 2011, de 26% des émissions totales de CO2 en Belgique[[Il s’agit de la part imputable au transport hors bunker fuels, donc hors émissions émises par les transports aériens et maritimes internationaux (Source : Rapport national d’inventaire sur les émissions belges de gaz à effet de serre, 2012).]], il inquiète particulièrement par son évolution (+33,2% entre 1990 et 2011). En ce qui concerne le transport de personnes, malgré l’amélioration (trop légère) des performances énergétiques du parc automobile, l’augmentation continue de celui-ci (et du nombre de kilomètres parcourus, qui se stabilise pourtant depuis quelques années) ampute les maigres avancées techniques d’un quelconque effet. Pire, le culte de la technique empêche toute remise en question fondamentale de notre usage de la voiture, seul véritable objectif capable de nous détourner du mur vers lequel nous fonçons.
A côté de cette problématique climatique, d’autres enjeux colossaux ternissent l’image de cette mobilité enjouée. Bruit, congestion routière, stress, pollutions locales – on se rappelle les récents épisodes d’alertes smog – mais aussi, on le néglige trop souvent, taux de mortalité colossal ! Avec près de 840 tués chaque année[[Chiffres de 2010 concernant les décès à 30 jours. A ceux-ci s’ajoutent 5984 blessés graves et 54396 blessés légers… (Source : IBSR, 2010).]] sur nos routes, l’automobile constitue un « tueur de masses » professionnel !
Les temps ont donc changé depuis ces jours où nous ambitionnions, tout guillerets, de nous installer au volant de notre voiture et de sillonner, en chantonnant, les voiries bien élargies de la cité, ou les autoroutes spécialement créées à notre intention. Nul ne peut nier aujourd’hui que les défis à relever sont incontournables.
Quel nouveau rôle peut donc être dévolu au train, dans ces conditions ? Non plus, seulement, celui de transporter des masses pour assurer l’arrivée quotidienne de travailleurs dans les bassins d’emploi. Mais avant tout, celui de détourner de l’automobile une majorité de citoyens, souvent contraints et forcés[Par des mécanismes contre-productifs comme la mise à disposition de voitures de sociétés par exemple, une fiscalité inadaptée ou une offre carentielle en transports publics.]], parfois volontairement attachés[[ [Avec la complicité des constructeurs automobiles, qui n’hésitent pas à jouer sur la symbolique des quatre-roues motorisées ]], à l’usage journalier de leur voiture. Celui d’assurer un report modal plutôt que de contracter le réseau. Celui de changer des comportements plutôt qu’accroître sans fin les flux mobiles. Celui de guider vers une mobilité plus durable plutôt que de ralentir un secteur déjà à la traîne…
Sur quelles pistes s’engager alors, pour relever ces nouveaux défis ? Comment répondre à ces besoins urgents tout en assurant une viabilité économique minimale à un service public trop souvent désargenté ? Irriguer ou concentrer ? La question se pose à nouveau.
Renouer avec la perspective territoriale
Si les temps ont changé, un coup d’œil dans le rétroviseur de l’histoire est toujours bienvenu. Comme il a jadis contribué à façonner nos territoires, à les relier et à créer, ici et là-bas, activités sociales et économiques, le train peut aujourd’hui retrouver sa dimension structurante du point de vue spatial. A cet égard, l’abandon de pans entiers du territoire wallon sous prétexte d’économies à prévoir dans leur maintien en état est tout simplement inimaginable[Les lignes 42 et 43 voient ainsi leur destin s’assombrir depuis qu’Infrabel a décidé de ne plus investir dans leur renouvellement, pourtant indispensable pour éviter des frais colossaux à l’avenir en cas de rattrapage nécessaire. Voir les pétitions en ligne : [pour l’une et pour l’autre ]].
Pour améliorer les performances du transport public, l’articulation entre mobilité et aménagement du territoire s’avère payante. Densifier autour des infrastructures existantes, développer une véritable stratégie de développement territorial autour des gares – en s’inspirant, pourquoi pas, des pratiques françaises[Voir [le concept de « contrats d’axe » expérimenté à Grenoble ou à Toulouse ou encore celui de DIVAT à Lille.]] en la matière –, valoriser le foncier, sont autant de pratiques encore trop peu ancrées dans la culture ferroviaire de notre pays. Encore trop segmentées, les politiques d’aménagement du territoire et de mobilité gagneraient toutes deux à travailler de concert.
Répondre à la demande des usagers
Une augmentation de plus de 50% de ses usagers en 10 ans ? N’importe quelle entreprise privée signerait des deux mains si on lui proposait un tel accroissement de sa clientèle ! Pas le groupe SNCB qui continue à détricoter l’offre de trains et la qualité de son service ! Victime de son succès, il ne peut répondre à la demande des usagers qui réclament, à grands renforts de protestations[Les rapports annuels du Médiateur des usagers auprès de la SNCB en témoignent…]] et de pétitions[[Voir par exemple [la pétition lancée par le collectif EnTrain en 2012, qui a recueilli près de 15.000 signatures en quelques semaines]], plus de trains et de ponctualité. A l’occasion du prochain Plan pluriannuel d’investissement (2013-2025) du groupe ferroviaire, des choix politiques ambitieux devraient être posés pour améliorer durablement la qualité de l’offre et répondre à la demande des usagers.
Profiter des réserves de capacité et remplir les trains vides !
Répondre à la demande des usagers existants… mais aussi débaucher des automobilistes et les convaincre de monter dans le train ! Voilà des secteurs à investir, des défis à relever, des niches à occuper !
Ne pas se concentrer uniquement sur les axes majeurs, déjà saturés – qu’il convient bien sûr d’optimaliser (cf. point précédent) – mais entrevoir les réserves de capacité encore existantes sur le réseau belge. Les lignes structurantes actives à l’échelon régional sont autant de points d’entrée du réseau, autant d’occasions d’abandonner sa voiture au profit du wagon ! Elles ne sont pas un coût supplémentaire pour le groupe SNCB, mais bien un excellent moyen d’augmenter sa part de marché ! Au lieu d’abandonner les segments les moins utilisés du réseau, il conviendrait peut-être de les valoriser comme des réserves de capacité à exploiter ! En les soignants aux petits oignons plutôt qu’en les considérant comme des lignes de relégation !
Et pour augmenter le taux d’occupation des trains[Pour tordre le coup à l’idée parfois émise qu’il serait plus avantageux, environnementalement parlant, de supprimer des trains peu remplis, nous vous renvoyons à [la nIEWs écrite par Pierre Courbe le 3 mars 2009). ]] et donc tirer la demande de rail vers le haut, améliorer l’offre afin de la rendre réellement attractive constitue la seule réponse valable pour les usagers ! Et ce n’est pas en diminuant la fréquence horaire, en n’entretenant plus le réseau (et donc en multipliant les risques d’avaries), en offrant un piètre confort aux usagers, que l’on va les convaincre de s’embarquer dans l’aventure ferroviaire !
En conclusion : concentrer les moyens pour un service de qualité pour tous !
Alors, irriguer ou concentrer ? Distribuer ou canaliser ? Rationaliser ou disperser ?
Chez Inter-Environnement Wallonie, la position est claire : oui à un usage rationnel des moyens publics, qu’il s’agit d’utiliser à destination des priorités du rail ! Quelles sont-elles ? Une amélioration structurelle et durable de l’offre, de sa qualité (ponctualité, confort, accessibilité pour tous) et l’appropriation d’une majorité des parts modales du transport par le rail, avec l’objectif bien en vue d’une diminution drastique des pollutions liées au secteur du transport. Cet objectif passe indéniablement par le soutien à un service public de qualité pour tous, dans les grandes villes comme dans les agglomérations moins peuplées, qui recèlent des réserves de capacité et de valorisation du réseau non négligeables.
Concentrer les moyens publics et les énergies de chacun pour un service profitable à tous, en privilégiant les orientations budgétaires à destination des urgences, dont le maintien de capacité est la plus fondamentale[ [http://www.iew.be/spip.php?article5208 ]] !
Finalement, nous sommes tous d’accord, non ?
Crédit photographique : navetteurs.be