Se mettre en route à pied pour explorer un territoire, seul, seule, ou à plusieurs, cela demande un peu d’audace et d’énergie. Imaginez maintenant qu’il vous faille tracer un dessin du parcours, avec des notes, pour donner à voir à d’autres personnes ce que vous avez rencontré, vu, éprouvé. C’est autrement difficile, surtout s’il pleut pendant le trajet. Mais en poursuivant la démarche jusqu’au bout, vous aurez fait œuvre de cartographe.
Peut-on se contenter de parcourir, relever et annoter pour faire de la cartographie? Pourquoi pas. En effet, selon Wikipédia, « le principe majeur de la cartographie est la représentation de données sur un support réduit représentant un espace généralement tenu pour réel. L’objectif de la carte, c’est une représentation concise et efficace, la simplification de phénomènes complexes (politiques, économiques, sociaux, etc.) à l’œuvre sur l’espace représenté afin de permettre au public une compréhension rapide et pertinente. »
Modestement, lorsqu’ils dessinent selon leur sensibilité le plan d’un quartier ou de quelques pâtés de maisons, lorsqu’ils annotent un parcours qui se découvre à chaque pas, les citoyens reproduisent aujourd’hui des gestes qui ont présidé à la compréhension de ce qu’est notre planète. Ce serait une sorte de retour aux fondements de la discipline dont « les acteurs principaux (…) étaient traditionnellement les explorateurs et les cartographes, afin de définir l’espace des États, et les espaces des territoires explorés. »
Avec le temps, de moins en moins sobre, la cartographie s’est éloignée de cette simplicité première en recourant aux services d’une pléthore de sciences : géologie, biologie, urbanisme, sociologie, et à une collaboration délicate entre cartographes, experts, analystes de données numériques et satellitaires. Une cartographie transdisciplinaire a émergé, qui voit s’échapper de plus en plus loin son objet d’étude, à savoir la saisie d’informations sur le terrain, d’une part, et la restitution de ces informations sur un support transmissible.
Savoir et faire savoir
Le cartographe professionnel produit, aujourd’hui comme hier, quelque chose qui peut vivre sans lui, la carte. Gérard Mercator ne s’est pas démultiplié pour aller s’asseoir sur l’épaule de tous ceux qui disposaient de sa projection plane, ils devaient se débrouiller sans lui, même en 1569 !
Les amateurs qui se lancent dans la réalisation d’une carte sensible doivent poursuivre eux aussi ce but de lisibilité « non assistée ». Pour être compréhensible sans l’aide de son auteur, votre carte devra comporter une légende, une orientation avec indication du Nord, et un semblant d’échelle. « Semblant » d’échelle, car il faut être réaliste. D’abord, dessiner n’est pas à la portée du premier venu, dessiner en restituant les proportions exactes ou en gardant une même échelle partout, encore moins. Par ailleurs, votre commune est représentée sur maintes cartes et plans officiels, géographiquement fort au point. Votre carte sensible aura tout intérêt à se démarquer en quittant la planéité absolue et en déformant les proportions selon les contraintes de votre interprétation du terrain. Le document sera d’autant plus intéressant et attachant. Malgré ses erreurs de mesure, il pourrait très bien devenir une référence locale, justement parce qu’il met sur papier des choses que d’autres ne montrent pas.
Passer de trois dimensions – voire quatre, si l’on considère le mouvement ou le temps comme une quatrième dimension – aux deux dimensions, plates, faciles à plier et à glisser de main en main ou à afficher, cela ne se fait pas en un claquement de doigt. De manière pratique, cela exige de se soucier du partage et de la communication de données. Pensez-y avant même de commencer la promenade : serez-vous capable de relire vos propres signes cabalistiques ? Votre carte « parlera-t-elle » ou aura-t-elle besoin de votre traduction et de vos commentaires ? Les autres comprendront-ils votre propos, votre angle de vue ?
En route, à vos crayons !
Lors de nos formations en aménagement du territoire ouvertes au grand public, nous proposons un exercice de promenade annotée, dite promenade sensible. Bic, marqueur, crayon, couleur, au choix. Une deux, trois feuilles A4, qui se suivent ou pas. Les formateurs se taisent, sauf pour organiser la circulation sur l’espace public. Chacun va à son rythme, certains dessinent en marchant ou font de petites haltes. D’autres ne s’arrêteront qu’à l’arrivée, c’est à dire de retour en atelier.
Un trajet, dans sa réalité sensible, est différent pour chaque passant. C’est pourquoi la carte qui le restitue doit moins se préoccuper de l’exactitude métrique que d’inventer des formes pour rendre palpables ses multiples réalités, selon le ressenti variable du dessinateur. Odeurs, chaleur, courant d’air, bruit, vues lointaines, cacophonie visuelle, calme, coupures dans les trajets. Toutes choses auxquelles les cartes conventionnelles n’assignent pas une valeur topographique. Les auteurs doivent assumer pleinement leur subjectivité. Si ce qui les frappe est difficile à dessiner, ou risque de sembler trop farfelu, tant pis ou plutôt tant mieux. Que feraient les élèves d’une école primaire exposés au même fait ? Ils dessineraient envers et contre tout. A nous de faire comme eux et de faire évoluer les modes de représentation. Le principe qui préside ici : tendre à l’exhaustivité dans la fantaisie.
Après la promenade, à l’issue d’une courte phase silencieuse de mise au net, chaque participant « relit » ses dessins et ses notes au groupe et commente oralement le parcours en insistant sur ce qui l’a frappé. A l’aide de photos aériennes, le groupe retrouve son trajet. Lors de nos formations, beaucoup de participants mettent en évidence les surprises : les choses qui ne sont pas visibles sur ces photos, découvertes en faisant le parcours. Des réflexions sur le caractère du trajet, son confort notamment, sont également émises.
Une deuxième phase, propre à notre formation longue, mais qui n’est pas du tout obligatoire, consiste à synthétiser cette production sur une seule carte. Les formateurs élaborent arbitrairement un dessin unique à partir de toutes les cartes individuelles. Cette nouvelle carte reproduit le style de dessin des participants et emprunte à chacun son vocabulaire, qu’il s’agisse du choix de mots ou de la manière de restituer une voiture, un bruit, des coupures ou des marquages au sol. Rien n’est ajouté. Seules deux choses changent, dans un but d’unification visuelle :
des couleurs conventionnelles sont adoptées pour représenter telle ou telle réalité ;
la nouvelle carte tient sur une seule page A4.
Les formateurs réalisent ce document en soirée, en-dehors de la formation.
L’exercice se poursuit le lendemain, lorsque tout le groupe découvre la nouvelle carte et débat de ce qui y a trouvé place. C’est le moment de se rendre compte de la disparité énorme entre le récit oral et sa représentation figurée. Croyez-moi, à chaque formation, en revenant de promenade les participants ont beaucoup parlé pour décrire quelque chose que personne n’a dessiné ! Cela va des « landmarks » ou points de repère incontournables, jusqu’aux commentaires traduisant un ressenti intense qui n’est nulle part transcrit sur les cartes individuelles. Des éléments tellement cruciaux que personne ne s’imaginait qu’ils figureraient aux abonnés absents du dessin final. Sur le plan méthodologique, une précision doit donc être donnée dès avant d’entreprendre la promenade : les feuillets dessinés seront la seule source d’information pour les formateurs qui en feront la compilation dans la deuxième phase de l’exercice. Alors si un élément du paysage, une sensation ou un événement semble important le long du trajet, il faut en garder une trace sur sa feuille. Sinon, l’information sera perdue… et cela vaut aussi, même si vous n’effectuez que la première partie de l’exercice.
Je voulais encore dessiner quelque chose, mais quoi?
Travailler sur une carte sensible avec les participants à nos formations a pour but de les décomplexer par rapport au dessin et par rapport à l’information à transmettre. Est-ce bien dessiné ? Cet élément qui me frappe, vaut-il la peine d’être noté ? Quand on dessine en marchant, on dépasse ces questionnements, on collecte et on avance !
Notre exercice veut permettre aux participants d’utiliser la carte sensible dans leurs propres groupes (comité de quartier, classe, CCATM, Ligue des familles, association, groupe de voisins, d’amis, la liste est infinie.) de manière décontractée. Il ne s’agit pas de décalquer très exactement ce que nous faisons en formation, mais de s’appuyer sur la méthode pour aboutir à un produit final satisfaisant. Jouer en groupe à capter la réalité perçue et commenter la réalité restituée, c’est capital pour proposer demain des améliorations de terrain directement liées à la configuration d’un lieu donné.
Deux nIEWs parues en mai 2012 rendent compte du travail effectué avec les participants des formations longues : « Dessine-moi Charleroi ! » et « Le feuilleton des cartes sensibles est passé par Tournai ». Pour faire un galop d’essai, bienvenue à nos prochaines formations, à Enghien et à Namur.
Du travail pour les CCATM ?
Suite aux élections communales, les commissions communales d’aménagement du territoire et de mobilité sont en plein renouvellement. Pour les personnes aspirant à devenir membre de CCATM ou à le rester, connaître les recoins de la commune est un atout non négligeable, voire même un défi indissociable du mandat. La carte sensible s’avère un outil intéressant pour refaire connaissance avec le territoire local. Un parcours ou une situation de fait sont en outre bien plus faciles à communiquer à des tiers par le truchement de la carte sensible. Mais il se peut que les autres membres de votre CCATM rechignent à entreprendre pareil exercice de plein air.
N’hésitez pas à entreprendre le tour du propriétaire dans votre commune et à en garder une trace « faite-main », imprégnée de votre manière de voir les choses. Cela vous donnera l’occasion de réfléchir à la neutralité des espaces et à leur traduction sur carte. Sur base de cet exemple concret, il sera plus facile de mobiliser une CCATM au grand complet pour effectuer tous ensemble la même démarche.
En savoir plus :
Le supplément théorique de la Lettre des CCATM n°69 abordait ce sujet sous forme de fiche technique intitulée « Cartes sensibles et promenades exploratoires : Parcourir et cartographier pour rendre compte d’une réalité ». L’ensemble des fiches techniques publiées depuis huit ans en complément à la Lettre des CCATM est disponible sur le site de la Fédération.
Cartographier pour témoigner
La créatrice d’une carte sensible d’un quartier de Marrakech revient sur la liberté technique et expressive qu’offre ce support. La carte sensible s’impose « comme la seule possibilité pour représenter un espace traversé d’affects. Les données, le matériau qui servira de base à la création de cette carte, c’est le vécu des femmes, le récit de ce vécu, de leur perception. »
http://blog.mondediplo.net/2011-09-19-Cartographie-sensible-emotions-et-imaginaire
Dessiner en marchant, ça s’apprend
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Des enfants dessinent leur ville, du point de vue de Sirius
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Illustration : Marche-en-Famenne. Carte de synthèse des cartes sensibles dessinées par les participants à la formation des 23 et 24 mai 2013.