La structure d’une bulle de Champagne(-Ardenne)

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Comprendre comment les choses se passent chez soi, et a fortiori, décider de l’organisation interne desdites choses gagne – c’est bien connu mais peu pratiqué – à s’inspirer de ce qui se fait hors de chez soi. C’est vrai dans (presque) tous les domaines, et certainement en matière d’aménagement du territoire. Aussi, après nous être penchés, dans les deux opus précédents, sur le territoire du Grand-Duché du Luxembourg et sur le territoire de la région française Lorraine, penchons-nous, dans cet opus, sur le territoire de la région française voisine, la Champagne-Ardenne.

On est fier, en Belgique, de nos Ardennes. Mais on oublie souvent qu’on les partage avec l’Allemagne, le Luxembourg et la France. Certes, l’essentiel du haut massif « alpin » se trouve en Wallonie. Reste qu’il se prolonge au-delà des frontières régionales, en particulier aux abords de Charleville-Mézières et Sedan, en France. Une des 22 régions métropolitaines en a même pris partiellement le nom, le nom de la province historique de la Champagne s’étant enrichi d’un complément « montagneux » mystérieux dans les années 1980 pour former la région Champagne-Ardenne. Une combinaison qui a créée une région aussi étendue que variée, une région qui s’étend, d’une dent plantée dans le cœur de la Wallonie, la « botte de Givet », au nord, aux prairies riantes de la Bourgogne, au sud. Le voisinage accentué par cette imbrication physique remarquable confère un intérêt particulier à se pencher sur l’organisation du territoire champardennais. Ceci d’autant plus en ces temps de révision du Schéma de Développement de l’Espace Régional (SDER) en Wallonie.

Le territoire champardennais (25.606 km2) est moitié plus grand que le territoire wallon (16.844 km2) et s’étire tout en longueur sur près de 300 kilomètres. Sa superficie importante n’en fait pas pour autant un monstre démographique, bien au contraire. Champagne-Ardenne (1.335.000 habitants) est presque trois fois moins peuplée que la Wallonie (3.561.000 habitants), sa population étant en outre fort rassemblée dans et autour de ses quatre villes importantes que sont Reims, Troyes, Charleville-Mézières et Châlons-en-Champagne, toutes plutôt localisées dans l’ouest de la région. Dans un tel contexte démographique, la Champagne-Ardenne s’inscrit clairement dans la « diagonale du vide », ce large espace du territoire français qui du nord-est au centre-sud du pays ne cesse de perdre des habitants. Champagne-Ardenne constitue en outre un territoire de transition, entre, le bassin parisien densément peuplé et très polarisateur, d’une part, et, le grand Est, au peuplement moins important, d’autre part. Les dynamiques d’urbanisation à l’œuvre sur le territoire s’en ressentent, les pôles urbains de l’ouest de la région concentrant l’essentiel du développement régional.
Champagne-Ardenne, ce sont quatre départements – les Ardennes, l’Aube, la Marne et la Haute-Marne – et 1.947 communes – contre 262 communes en Wallonie. On retrouve, plus ou moins, la pertinence de l’échelle d’action de la commune belge au niveau des intercommunalités. 118 structures supra-communales de ce type sont actives sur le territoire champardennais.

Quand on se penche sur la Champagne-Ardenne, on se trouve face à une région presque archétypique de la réalité territoriale hexagonale. La région est peu peuplée ; elle s’organise autour d’un réseau de villes moyennes assez dynamiques ; elle regarde beaucoup vers Paris, qui polarise somme toute fort son développement ; l’agriculture, avec la valorisation de ses produits qu’en fait le secteur agro-alimentaire, conserve une place essentielle dans l’économie. Ce qui donne une réalité territoriale éminemment rurale, avec un extrême nord fortement vallonné et au large couvert forestier, les Ardennes, un grand est et sud dévolu alternativement à la grande culture et à la viticulture, et dans l’ouest, quelques villes assez importantes, à commencer par Reims, fortement arrimées à la région parisienne et présentant des développements périurbains aussi intenses que peu soutenables.

L’influence de la capitale en Champagne-Ardenne est très forte. La structure urbaine de la région est tournée vers Paris, excepté Charleville-Mézières et Sedan dans un nord ardennais très influencé, lui, par la Belgique toute proche. Cela a certainement à voir avec l’histoire ici très marquée par l’hydrographie. Nous sommes dans le bassin versant de la Seine. La Seine elle-même y arrose Troyes, certains de ses affluents puissants en marquent profondément le territoire, la Marne par exemple qui passe à Epernay et à Châlons-en-Champagne, l’Aisne avec son affluent la Vesle qui traverse Reims. Il n’y a bien que le département des Ardennes qui ne penche pas vers Paris, la vallée mosane en en faisant le prolongement géographique naturel de la Wallonie.

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La Champagne-Ardenne, l’arrière garde hydrographique de Paris

Cette continuité hydrographique entre la Champagne-Ardenne et Paris a fait longtemps de cette région un des cœurs du Royaume de France, les grandes villes historiques de Champagne constituant même dans l’Ancien Régime avec d’autres villes importantes de l’est parisien une même province. Reims, Troyes, Bar-sur-Aube dans la Champagne-Ardenne actuelle, et, Provins et Lagny-sur-Marne dans l’Ile-de-France actuelle comptaient de ces villes de marché à l’importance cruciale qui ont installé une vraie culture urbaine au Moyen-âge dans un Royaume de France alors en construction. Ces villes étaient bien mises, aux portes de Paris, sur un axe joignant l’opulente Flandre à Lyon et l’Italie du Nord.

Cette prégnance de l’hydrographie dans le destin de la Champagne-Ardenne s’est poursuivie. Un réseau de canaux fouillé a été progressivement développé entre les nombreux affluents de la Seine. Début 20ème siècle, un système de lacs artificiels a été mis en place dans le cours supérieur de ces différents affluents. Cet ensemble de réservoirs-barrages est géré par une administration nationale ad hoc, dont l’objectif, éminemment scientiste et très 19ème siècle, est d’écrêter les crues d’hiver et de printemps de la Seine et de ses principaux affluents (l’Yonne, la Marne et l’Aube) et de soutenir leurs débits en été et en automne, pour in fine réduire la vulnérabilité des territoires aux inondations et en particulier protéger Paris.

L’économie régionale est dominée par des secteurs clairement définis. Il y a d’abord une économie de services qui demeure assez compétitive. Elle se concentre dans les pôles urbains de l’ouest du territoire, dans l’aire d’influence de Paris. Reims, première ville régionale avec ses 209.000 habitants dans son aire urbaine, en est la principale bénéficiaire. On trouve ensuite une industrie historique qui s’est assez bien maintenue ces dernières décennies, d’une part, dans le nord de la région aux portes de la Wallonie, dans les Ardennes, notamment autour de Charleville-Mézières et Sedan, et, d’autre part, dans la moyenne vallée de la Marne, autour de Vitry et Saint-Dizier. Et si la part de l’agro-alimentaire dans le secteur industriel champardennais demeure très importante – nous sommes en Champagne, une région où la viticulture de qualité et de renom pèse très lourd –, elle n’est pas tout, : la métallurgie et la production d’équipements mécaniques représentent encore des activités de premier plan.

Au niveau de l’urbanisation, la Champagne-Ardenne constitue un cas d’école de l’absurdité environnementale aujourd’hui à l’œuvre un peu partout en Europe : on n’est pas plus nombreux – en Champagne-Ardenne on est même moins nombreux – et pourtant on occupe plus de place. Il faut tordre le cou à cette idée dangereuse qui a cours dans l’opinion et qui voit l’étalement urbain, et sa cohorte de conséquences environnementales néfastes, comme une fatalité, pour le motif qu’on serait plus nombreux. Ce qui est en cause fondamentalement dans l’étalement urbain, ce n’est pas la croissance démographique, mais c’est bien la manière de l’organiser sur le territoire. Ce qui se passe souvent aujourd’hui, en Wallonie, en Champagne-Ardenne et ailleurs, c’est qu’on ne l’organise souvent pas sur le territoire, le sujet étant politiquement très sensible, touchant à l’intimité même des gens, interrogeant leurs choix de résidence, de travail. Ce qui se passe aujourd’hui et qui est très problématique, c’est que la croissance démographique s’organise seule sur le territoire, à la faveur du marché et de la volatilité des désirs individuels.

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La Champagne-Ardenne : une région qui perd des habitants mais qui s’urbanise source : Corine Land Cover, 2011)

Concrètement, en Champagne-Ardenne, entre 1990 et 2006 – et la tendance ne s’est pas inversée –, la superficie de territoire urbanisé a cru de 6%, la population diminuant pourtant de 0,7%. Invraisemblable conceptuellement et catastrophique environnementalement. Ceci a été rendu possible par le développement intense du périurbain aux environs des principaux pôles urbains de la région, à commencer par Reims et Troyes. Alors que l’est et le sud ruraux se vidaient, un tissu urbanistique aussi lâche que peu dense s’étendait plus avant dans la proche campagne des villes.
Les 150 kilomètres de frontières partagées entre la Champagne-Ardenne et la Wallonie rassemblent un faciès territorial dominant. On est dans les Ardennes profondes, côté français, et le couvert forestier domine impérialement. La Botte de Givet, qui compose l’essentiel de cette frontière, est d’ailleurs d’une rare unité paysagère. La forêt y règne en maître, l’essentiel de l’urbanisation s’organisant au gré des méandres de la Meuse qui a creusé ici une fameuse vallée dans le plateau ardennais. Cette vallée, côté français, constitue une vraie porte d’entrée de la Wallonie, l’occupation du sol évoluant doucement, de Revin à Givet en passant Fumay, vers un caractère très wallon.

Aucune connexion ferroviaire n’existe aujourd’hui entre les deux régions, la réouverture de la ligne Dinant-Givet étant encore loin de faire consensus des deux côtés de la frontière. Mis à part la vallée mosane, les deux autres accès routiers majeurs à la Wallonie se font, à l’est entre Sedan et Bouillon, d’une part, et à l’ouest entre Rocroi et Couvin – en somme, la connexion de l’A34 Reims Charleville-Mézières Sedan sur le réseau belge et ouest –, d’autre part. Tant côté français que côté wallon, la volonté depuis des années est de renforcer ces axes. Pour le département des Ardennes, il en irait de son désenclavement en développant ses liens avec le gigantesque marché Benelux. Pour la Wallonie, il en irait d’ouvrir davantage l’aire d’influence de Charleroi vers le sud. La polémique question du contournement de Couvin relève bien entendu de cette vision.

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Le SRADT ou Schéma Régional d’Aménagement et de Développement du Territoire de Champagne-Ardenne (2000)

Ce renforcement des connexions entre le département des Ardennes et la Wallonie est une des options soutenues par la planologie régionale champardennaise. La Région s’est en effet dotée en 2000 de son Schéma Régional d’Aménagement et de Développement du Territoire (SRADT). La Région a ainsi fixé les grandes lignes en termes d’aménagement du territoire qu’elle comptait suivre jusqu’en 2020. Le SRADT insiste particulièrement sur :

 la métropolisation, les réseaux urbains et le développement local ; dans le contexte d’une ruralité en souffrance et d’une périurbanisation galopante, la structuration du territoire est un enjeu crucial

 les réseaux d’échanges et de communications ; la question de la logistique est particulièrement soutenue, avec en particulier le développement du pôle de fret aérien autour de l’aéroport de Vatry, tout comme celle de l’intégration de la région Champagne-Ardenne dans le contexte interrégional et européen

 les pôles de développement économique.

Pour le reste, le SRADT propose quatre grandes aires de développement régional : une principale organisée entre Reims et Troyes et englobant Vatry et Châlons-en-Champagne, une entre Charleville-Mézières et Sedan, une autour de Saint-Dizier, et une autour de Langres dans le sud. Ces quatre grandes aires doivent voir le réseau de communication les connectant s’améliorer, et leur arrimage aux pôles de développement extérieurs se renforcer.

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L’espace de travail du G10, la coupole interrégionale de coopération à cheval entre Champagne-Ardenne et Picardie (source : G10)

La question de l’intégration interrégionale des pôles de la Région a été appréciée avec plus ou moins de percussion par les édiles locaux. Ceux du nord de la Région ont poussé le processus très loin. En 2006, les représentants de Reims, Epernay, Châlons-en-Champagne, Vitry-le-François, Rethel, Charleville-Mézière, Sedan s’associaient à des représentants, en Picardie voisine, de Laon, Soissons et Château-Thierry, pour créer le G10. Leur ambition, renforcer une identité métropolitaine déjà très présente de fait et faire émerger un projet politique ad hoc en réussissant à se jouer des difficultés évidentes en termes de gouvernance. Ce faisant, partant d’un quotidien déjà riche en interdépendances multiples, les représentants de ces dix villes ont l’ambition de créer avec ce réseau de villes un pôle de développement concurrentiel dans le nord-est français, et ainsi s’affranchir au moins a minima de la dépendance à l’hyper-attractivité de Paris.