Avec l’engouement actuel pour les produits de proximité, les initiatives qui permettent aux consommateurs d’acheter des produits locaux se multiplient : groupes d’achats, magasins coopératifs, paniers, sites internet divers et variés, etc. Mais si l’envie de consommer local semble de plus en plus présente, il n’est pas si évident d’acheminer les produits locaux jusqu’aux consommateurs. La logistique est une des pierres d’achoppement du développement des circuits courts, surtout à une moyenne et grande échelle.
Les circuits longs et industrialisés sont très bien rodés. Les économies d’échelles sont maximisées et la logistique optimisée. C’est un secteur professionnalisé et organisé qui fonctionne très bien. D’un autre côté, à petite échelle, il y a la vente directe sans intermédiaire : les magasins à la ferme, les marchés, les paniers. Ceux-ci ne connaissent pas de problèmes logistiques majeurs. Il s’agit juste de l’organisation du producteur lui-même.
Mais entre les deux, pour les produits de proximité avec des volumes plus conséquents, la logistique est plus problématique. C’est un secteur qui ne demande qu’à se structurer. Et il est essentiel si l’on veut passer d’un système marginal qui dépend de quelques consommateurs engagés à un système plus généralisé. La consommation de demain ne pourra ressembler uniquement à des groupes d’achats et à des circuits courts de petite échelle. Il faudra pouvoir compter sur une diversité de modèles, qui pourra aller chercher une diversité de profils de consommateurs et offrir plus de facilités pour consommer local.
Cette diversité de modèles est d’ailleurs en train de se développer de plus en plus. La grande distribution a bien compris la demande des consommateurs et plusieurs enseignes proposent maintenant des produits issus de producteurs locaux. La restauration collective, dont les cantines d’écoles, tente également d’intégrer plus de produits de proximité. On voit naître des structures hybrides, telle une moyenne surface qui propose 50% de ses produits venant de moins de 50 kilomètres. Ces trois exemples montrent des filières qui brassent des volumes importants provenant de toute une série de producteurs wallons. Cela demande donc une logistique appropriée, mais aussi de l’imagination pour la création de nouveaux modes organisationnels, autrement dit de l’innovation et de l’adaptabilité par rapport aux spécificités des circuits courts.
Oïkopolis, un projet qui mérite le détour
Le Centre de Référence Circuits courts a récemment organisé une visite d’un projet innovant au Grand-Duché de Luxembourg, appelé Oïkopolis. Ce projet, par son caractère global et complet, a permis de maitriser toute la filière en étant actif dans le domaine de la production, de transformation et de la commercialisation de produits biologiques.
Leur aventure commence en 1988 par la création de l’association agricole BIOG, qui regroupe actuellement 30 producteurs. Au départ, ce sont deux frères agriculteurs qui décident d’agir pour garder la plus-value de leur production et échapper au sort de l’agriculture conventionnelle, celle-ci devenant de plus en plus dépendante de structures industrielles et commerciales qui imposent leurs prix aux producteurs. Ils voulaient s’associer à d’autres producteurs pour, ensemble, être plus forts et capables de négocier avec les partenaires de la filière agro-alimentaire.
La première étape a été d’installer une petite laiterie dans la ferme d’un des frères pour faire du lait pasteurisé et du fromage. Ensuite, le premier magasin bio « Naturata » qui distribue les produits de la coopérative voit le jour dans un petit hall en périphérie de Luxembourg.
Vient ensuite une phase de différenciation, où l’objectif est de garantir la rentabilité de BIOG par la croissance tout en veillant à ne pas remettre en cause les principes de base. Deux autres petites laiteries de ferme, ainsi qu’une série de nouveaux magasins « Naturata » à la ferme sont ainsi créés.
En 1992, ils créent leur propre commerce de gros, Biogros, qui se charge de la distribution des produits BIOG et de l’importation de produits bio non disponibles au Luxembourg pour compléter la gamme de leurs magasins. Après deux ans de négociation, Biogros conclu un contrat avec la chaine de supermarchés luxembourgeoise « Cactus ».
L’évolution et la croissance du projet ont amenés ses concepteurs à rassembler leurs activités en un centre. Deux nouvelles sociétés, promotrices du nouveau centre Oïkopolis ont ainsi été créées : Oïkopolis sarl et une immobilière. L’investissement étant conséquent, le capital a été ouvert au public mais avec la garantie de ne proposer que des parts de capital sans voix. Cela laissait donc encore le pouvoir de décision dans le chef des porteurs d’Oïkopolis. Cette garantie n’était plus d’actualité en 2006, lorsque le groupe Oïkopolis a été réorganisé. L’association BIOG est maintenant, avec Oïkopolis sarl et les actionnaires privés co-propriétaires d’une société Holding Oïkopolis Participation SA qui est maintenant l’organe central du groupe. Le centre Oïkopolis compte actuellement, outre l’activité de grossiste, une unité d’emballage, plusieurs productions de 4ème et 5ème gamme et un atelier de boulangerie. Ils possèdent 14 magasins « Naturata » et ont soutenu financièrement la diversification de plusieurs fermes ou entreprises desquelles ils sont partenaires, dont une laiterie à la ferme, une entreprise de conditionnement d’œufs, une presse à fruits et un atelier de production de pâtes à la ferme.
Que retirer d’une telle expérience ?
On le voit, ce projet a pris une ampleur considérable en 27 ans. Une bonne chose ? Réactions positives chez certains, négatives chez d’autres. Ce qui est sûr, c’est qu’il fait réagir.
Que penser d’un tel projet ? Est-ce encore à taille humaine ? Ne sont-ils pas allés trop loin ? Et les producteurs ont-ils encore droit au chapitre ? Jusqu’à quelle taille peut-on encore considérer que cela répond aux objectifs initiaux ?
Regardons de plus près quelques éléments.
En visitant le hangar de Biogros, on apprend que seulement 15% des produits transitant par ce grossiste sont luxembourgeois. On peut alors considérer que cela n’a plus beaucoup de sens. Et pourtant, le fait de compléter la gamme permet aux producteurs luxembourgeois de se retrouver sur des marchés d’où ils étaient absents jusqu’ici et d’aller toucher des consommateurs qui autrement n’auraient jamais acheté ces produits. En effet, la grande distribution et la restauration collective par exemple ne font jamais appel à un producteur isolé pour lui commander ses quelques types de produits, disponibles en quantité évidemment insuffisante. Ils passent par des centrales d’achats et des grossistes proposant des gammes variées. En complétant une gamme locale, les producteurs luxembourgeois peuvent concurrencer ces marchés-là. Cela leur apporte donc de nouveaux débouchés afin de maintenir leur activité. Il faut cependant être vigilant à ce que les compléments de gamme soient bien des produits inexistants chez les producteurs adhérents et non des produits moins chers qui viennent concurrencer ceux des producteurs locaux. C’est là une limite éthique qui, une fois franchie, montre une entreprise qui vise alors d’abord la rentabilité de l’outil, plutôt que l’intérêt des producteurs qu’il est sensé soutenir. Ce n’est heureusement pas le cas du projet décrit ici.
Avec une telle ampleur, on peut se demander si les producteurs s’y retrouvent encore. Ont-ils toujours leur mot à dire ? C’est sûr, leur poids décisionnel est dilué par rapport à leurs débuts. Mais de nouveau, tout n’est pas tout blanc ou tout noir. En grandissant, le projet Oïkopolis est devenu un bel outil pour assurer les débouchés et donc la pérennité des exploitations des producteurs adhérents. Mais surtout, cela leur permet une maitrise de toute la filière : production, transformation et distribution.
Ce qui est intéressant, c’est de voir comment ils ont fait pour maintenir, malgré la croissance du groupe et l’ouverture publique du capital, un espace de participation où les décisions se prennent en tenant compte au maximum des intérêts de chacun. Des lieux de participation sont en place au sein de chaque service (emballage, transformation 4ème et 5ème gamme, etc.) où se discutent les décisions propres à leur activité. Les employés y ont donc leur mot à dire. Pour les décisions plus générales et stratégiques, les producteurs de BIOG ont encore un tiers des voix, étant un des trois actionnaires du groupe.
Cette participation, ils l’ont aussi amenée dans leurs relations commerciales en externe. Durant les négociations pour conclure un contrat avec les supermarchés Cactus, il était clair que le groupe Oïkopolis ne voulait pas s’aligner sur une politique qui casse les prix et a décidé de créer un espace de discussion. Ils ont ainsi mis en place des « associations économiques » qui consistent à réunir en tables-rondes tous les partenaires : producteurs, magasins, grossistes, clients, etc. Le dialogue permet de comprendre les contraintes de chacun et de trouver la meilleure solution pour tous. Cela permet également de garantir la transparence car lorsque les décisions doivent se prendre avec tous les partenaires autour d’une table, les relations bilatérales et les arrangements cachés n’ont pas leur place.
Enfin, le système classique fait que, plus les acteurs se trouvent à la fin de la chaine de distribution, plus les marges qu’ils touchent sont importantes. Les producteurs, en amont, sont donc ceux qui perçoivent la rentabilité la plus faible. Pour tenter de remédier à ce déséquilibre, le groupe Oïkopolis a créé un réseau solidaire qui apporte des fonds à ceux qui ont peu de capital. La rentabilité d’Oïkopolis bénéficie donc doublement aux producteurs. Cela montre également que les valeurs de base sont encore bien présentes et que l’intérêt des producteurs est toujours au cœur des préoccupations.
L’aide publique est nécessaire
Un projet comme celui-ci n’est pas mieux ou moins bien qu’un groupe d’achat, de petite taille, qui a un contact direct avec le producteur qu’il soutient. Ce n’est tout simplement pas la même chose. Il ne doit certainement pas prendre la place de ces initiatives locales de vente directe. Mais il vient en renfort, à une autre échelle, compléter les possibilités pour les producteurs d’écouler leurs produits sur un marché local. Il vient également rééquilibrer l’offre que l’on peut retrouver dans les grandes surfaces.
Ce genre de projet innovant devrait pouvoir se développer un peu partout, et notamment chez nous ! Pour cela, il faudrait pouvoir compter sur un soutien public. L’innovation est une des mesures proposées dans le cadre du Programme européen de Développement Rural et les états membres peuvent donc choisir de l’inscrire dans leurs programmes respectifs. Le 19 mars 2015, le Gouvernement wallon a approuvé une nouvelle version – encore provisoire à ce stade – du Programme wallon de Développement Rural.
L’innovation, initialement inscrite, n’y est malheureusement plus reprise. En lot de consolation, le Ministre de l’Agriculture, Réné Collin, fait savoir que les mesures de soutien aux projets d’innovation dans le secteur agricole et agro-alimentaire seraient poursuivies en dehors du cadre européen. Espérons alors que les moyens mis en œuvre soient à la hauteur des enjeux !