Les principales stratégies utilisées aujourd’hui pour construire des systèmes alimentaires plus durables sont a) de construire ou remettre au goût du jour des modèles alternatifs (comme les circuits courts, ..) b) de dénoncer les dérives du modèle agroalimentaire principal c) de faire évoluer le modèle agroalimentaire. Selon Olivier Deschutter, ancien rapporteur spécial pour le droit à l’alimentation aux Nations Unies, ces trois approches sont complémentaires[[https://www.cbc-events.be/symposium/]]. J’ajouterais qu’aucune des trois ne s’est en effet révélée suffisante à ce jour.
Je m’attarderai dans cet article sur la 3ème piste de solution : « faire évoluer le modèle agroalimentaire dominant vers plus de durabilité ». La question est de savoir « comment faire ?»
Les 10 principes rédigés par le « Panel International d’Experts sur les Systèmes Alimentaires durables » (IPES[[Créé à L’initiative d’Olivier Deschutter]]) sont particulièrement inspirants et structurants pour guider la transition vers des systèmes alimentaires durables. Comment concrètement mettre en œuvre ces principes pour faire évoluer le modèle agroalimentaire dominant ? Une réponse enthousiasmante pourrait venir de ces processus émergents que sont les « laboratoires sociaux ».
On lit ou on entend parfois : « Si on arrive à envoyer un humain sur la lune, pourquoi ne pouvons-nous pas résoudre la faim dans le monde ? ». La différence fondamentale entre les deux problématiques est que la 1ère est technique et relativement simple à résoudre (des ingénieurs travaillent et le tour est joué) alors que la seconde est éminemment complexe. Selon Zaid Hassan, auteur du livre « The social labrevolution. A new approach to solve our most complex challenges[[En Français, ça donne :« La révolution grâce aux labos sociaux. Une nouvelle approche pour résoudre les défis les plus complexes ».]]», la majorité des démarches que nous avons pour résoudre les enjeux sociaux complexes sont des approches techniqueset sont donc inappropriées… On réalise quelques études, on établit un plan stratégique quinquennal et on essaie de le mettre en œuvre sur le terrain… et au final, ça ne marche pas ou très peu !
Les enjeux sociaux tels que la construction des systèmes alimentaires durables, la limitation de la faim dans le monde, des changements climatiques ou de la pauvreté sont extrêmement dynamiques et complexes. Ils englobent une multitude d’acteurs, de facteurs et de situations et sont en constante évolution. Selon Hassan, ces enjeux demandent des approches beaucoup fluides et adaptatives comme le sont les laboratoires sociaux.
Qu’est-ce qu’un « laboratoire social » – principes
Un laboratoire social est une approche stratégique qui permet de s’attaquer à des défis sociaux complexes. Pour le construire, il est nécessaire de rassembler un groupe d’acteurs concerné par la problématique que l’on veut résoudre– par exemple, développer des systèmes alimentaires durables. L’approche est itérative : le groupe construit un portefeuille de solutions « prototypes », qui sont testées dans le monde réel. Les données sont utilisées pour affiner davantage les solutions qui sont ensuite à nouveau testées etc. L’orientation des labos sociaux est systémique, ils sont conçus pour aller au-delà des symptômes et s’attaquer aux racines des dysfonctionnements. Un labo social peut être réalisé à n’importe quelle échelle : du local (dans une école par exemple) au plus global.
Comment mettre en place un labo social ?
Au minimum, quatre conditions préalables sont nécessaires avant d’entamer l’aventure d’un labo social. Il s’agit de définir le défi (ou la finalité) sur lequel travailler (par exemple, rendre le système alimentaire wallon durable) et la ou les stratégies pour y arriver (développer des chaînes d’approvisionnement durable, favoriser la biodiversité, améliorer la santé des populations, …). Choisir une stratégie à la fois est plus simple. Il s’agit ensuite d’identifier les moyens financiers et les personnes nécessaires pour développer ce labo social. Pour ce dernier point, la diversité des membres de l’équipe joue un rôle crucial pour favoriser des discussions riches en expériences, un enrichissement des points de vue personnels et pour développer une variété de solutions « prototypes ».
Une fois l’équipe constituée, les fonds trouvés, les défis et directions stratégiques identifiés, la première phase du laboratoire consiste pour le groupe à observer et « sentir » afin de comprendre les réalités du système étudié. Cette compréhension se fait d’une part en partageant des infos (littérature scientifique, …) et d’autre part, en allant sur le terrain voir la diversité des réalités et points de vue des acteurs, les problématiques qu’ils rencontrent, etc…. Les discussions entre les membres du groupe contribuent aussi à alimenter les données. Pour que cette étape soit utile, il est nécessaire que l’équipe soit formée pour utiliser des outils de collectes d’informations efficients et pertinents.
La seconde phase du labo social consiste à partager et à analyser les données récoltées, les expériences et témoignages entendus sur le terrain. Concrètement, les organisateurs du laboratoire convient le groupe pendant plusieurs jours dans un espace résidentiel propice à la réflexion et à la créativité. Après le partage d’infos, une première phase individuelle de travail est prévu pour que chaque personne sur base de ce qu’il a vu et entendu réfléchisse à ce qu’il peut faire concrètement. Dans un second temps, chacun partage avec le reste du groupe, ses pistes d’actions, idées et engagements qu’il souhaite mettre en œuvre. Les idées sont discutées et les prototypes de solutions sont identifiés.
La troisième phase consiste à mettre en œuvre les solutions en créant des synergies entre les acteurs. Cette phase se veut itérative. A la manière d’un chercheur scientifique dans un laboratoire, l’idée est de faire des essais rapides en testant les solutions sur le terrain et… en n’ayant pas peur qu’une partie des idées échouent. Analyser objectivement les idées qui réussissent et qui échouent permet d’augmenter la probabilité que le labo crée des interventions qui permettront une évolution favorable vers le changement voulu….Selon Hassan, l’outil de gestion « Agile » est intéressant pour la 3ème phase de création de solutions prototypes. Cette méthode, à l’origine développée pour améliorer les logiciels informatiques, est appropriée pour implémenter, tester, mesurer, apprendre, et puis modifier des idées prototypes sur un cours laps de temps.
Selon Hassan, l’ensemble des 3 phases dure environ 18 semaines.
Deux ingrédients indispensables : facilitation et transparence
La présence de facilitateurs pour mener à bien des labos sociaux est essentielle. En effet, le labo social est un processus tellement dynamique et parsemé de divergences, convergences, émergences, émotions, agitations, défis collectifs qu’il est essentiel de le cadrer calmement.
Le partage des apprentissages entre les membres du groupe est également indispensable afin de pouvoir tenir compte des expériences, échecs, réussites de chacun et ainsi construire de façon itérative de nouvelles solutions. Des rencontres régulières entre les membres du groupe sont nécessaires pour faciliter ce partage.
Des exemples de labos sociaux
L’équipe de Zaid Hassan a mis sur pied plusieurs labos sociaux sur des thèmes comme l’alimentation durable, la malnutrition enfantine en Inde, les suicides dans des communautés aborigènes au Canada,… . Depuis un an environ, Hassan propose des formations pour mettre sur pied ce type de processus. Des labos sociaux sont donc en train d’émerger un peu partout.
Le sustainablefoodlab a vu le jour en 2004. Il a été créé à l’initiative de deux activistes de l’alimentation (un des deux, Hal Hamilton en est aujourd’hui directeur), un spécialiste de la théorie des systèmes proche de l’école de pensée de Donella Meadows (coauteure du livre[[« Les Limites à la croissanceDonella Meadows, Jorgen Randers, Les Limites à la croissance (dans un monde fini), Broché, 2012 »]]), trois personnes d’Unilever, un représentant de la Kellogg Foundation et un collègue de Zaid Hassan.
Ce labo est en substance « un réseau mondial d’organisations (entreprises de l’agroalimentaires, ONG, acteurs publics, …) qui travaille ensemble pour faciliter l’implémentation de solutions fondées sur le marché en vue de construire un système alimentaire sain et durable permettant de nourrir une population mondiale croissante. Le sustainablefoodlab organise des congrès internationaux, facilite la mise sur pied de projets innovants dans les chaînes d’approvisionnement et la création d’outils de mesures, ... ».
Pour conclure, je citerai Hal Hamilton, directeur du sustainablefoodlab. Cet également petit producteur et activiste de l’alimentation est convaincu de l’intérêt de développer des circuits courts qui sont selon lui, une partie de la solution mais pas LA solution. « Personnellement, je mange des produits locaux pour la fraîcheur, le goût et pour soutenir l’économie locale. Mais ces approches ne sont pas facilement extensibles et les défis globaux sont si aigus que je pense qu’ils doivent être approchés aussi globalement. » (…) « La collaboration entre les secteurs est essentielle, car aucun de ceux-ci ne dispose de suffisamment de discernement et d’influence. Les agriculteurs et les communautés locales peuvent agir seulement dans des limites spécifiques. Les ONG ont pour objectif de défendre le bien public, mais elles n’ont la main que sur quelques leviers. Les entreprises savent comment générer de la valeur à moindre coût mais gouvernées par « la main invisible »du marché, elles exploitent les biens communs et externalisent les coûts. Les gouvernements doivent fixer les règles, mais ils avancent au rythme du secteur le plus lent. »
(…) »Selon moi, pour agir à grande échelle, nous avons besoin des entreprises. Pour garantir que les biens communs et la justice sociale soient respectés nous avons besoin de l’organisation et de l’expertise des ONG et nous avons besoin du pouvoir des gouvernements pour mettre en place des règles. »
Les laboratoires sociaux me semblent offrir un cadre intéressant pour permettre de mener de tel processus de façon fonctionnelle, transparente,itérative et collaborative.
Sources:
Zaid Hassan, « The social lab revolution. A new approach to solve our most complex challenges », Berrett-Koehler ed, 2014
http://www.social-labs.com