Depuis quelques semaines, grèves à l’appui, on ne parle plus que de ça : le groupe SNCB va devoir réaliser plus de 3 milliards € d’économies entre 2015 et 2019. Cette décision du Gouvernement Michel (mais aussi du Gouvernement Di Rupo pour environ un tiers de la somme) provoque l’ire syndicale, ainsi qu’une guerre de tranchées médiatique entre Jo Cornu (SNCB) et Luc Lallemand (Infrabel). Et la tension monte entre les acteurs du petit monde ferroviaire.
Il faut dire que la Ministre Jacqueline Galant a fait le choix… de ne pas décider. Elle a certes formulé des hypothèses de répartition de l’effort entre l’opérateur et le gestionnaire d’infrastructure (53% pour la SNCB, 47% pour Infrabel), indispensables pour réaliser les économies demandées en 2015, mais n’a pas tranché qui, des investissements ou de l’exploitation, paiera la note salée décidée par le Gouvernement. Et quand l’arbitre quitte le terrain, tous les coups sont permis !
3 milliards d’euros en moins… pour faire quoi ?
A l’heure où résonnent les derniers échos de la COP 21, on ne peut évidemment que regretter amèrement la situation budgétaire intenable devant laquelle le Gouvernement met le groupe ferroviaire. La Belgique doit réduire drastiquement ses émissions de CO2. Or, le secteur du transport pèse pour près d’un quart dans celles-ci et, surtout, est en augmentation alarmante (près de 40% d’émissions supplémentaires depuis 1990). Il est donc urgent d’effectuer un virage à 180° dans notre politique de mobilité. Mais que font les pouvoirs publics ? Ils réduisent drastiquement les moyens du rail et continuent à subsidier allègrement les voitures de société et à fermer les yeux devant le développement insoutenable du mode aérien (lui aussi largement « sous-fiscalisé »).
L’absence de vision politique en matière de mobilité est criante. Elle se ressent a fortiori au sein même du mode ferroviaire, qui paie ici une facture tristement salée… parce qu’il fallait bien trouver l’argent quelque part et qu’on n’a pas voulu le chercher ailleurs.
Quelles pistes proposées par les entreprises du groupe ?
Face à la hauteur des économies demandées, les entreprises SNCB et Infrabel ont fait part de leurs propositions. En effet, à côté des départs « naturels » à la pension qui ne seront pas remplacés, d’autres mesures sont à attendre et impacteront considérablement le service ferroviaire, pour atteindre la hausse de productivité de 4% par an et la voilure budgétaire imposées par la Ministre Galant.
Du côté de la SNCB, Jo Cornu a présenté, lors de son audition à la Chambre le 21 octobre dernier, trois pistes d’amélioration de la productivité : l’augmentation des temps de prestations et la diminution de l’absentéisme, l’optimalisation du planning du personnel roulant et la diminution du nombre de parcours à vide. Mais il a surtout formulé trois demandes précises à l’État : liberté tarifaire, révision de la redevance d’infrastructure (sous forme de forfait stable jusqu’en 2019, sur base du montant payé en 2014 à Infrabel) et évolution du cadre réglementaire. Ce dernier point inclut notamment une révision des modes d’exploitation (trains sans accompagnateur sur certaines lignes) et une évolution de l’offre (ouverture, fermeture ou regroupement de points d’arrêts « en fonction du potentiel de trafic »).
Chez Infrabel, les pistes d’amélioration de la productivité furent davantage détaillées : « optimisation » du réseau ferroviaire (par une diminution de 30% des appareils de voie, notamment), évolution vers une maintenance prédictive, refonte de l’organisation de la maintenance et de la logistique, concentration des cabines de signalisation, mais aussi diminution importante des frais de consultance et frais d’études, ralentissement du renouvellement du matériel informatique et bureautique, ainsi qu’une rationalisation des filiales non strictement ferroviaires.
On le voit : il y a à boire et à manger dans ces différentes propositions. Et à ce stade, rares sont celles qui sont précises et chiffrées. Si les mesures d’économie permettent de moderniser et de recentrer l’outil ferroviaire, tant mieux. Nul ne peut nier qu’il en a bien besoin. Mais il ne faudrait pas que l’outil se brise, tout simplement. D’autant que l’absence d’arbitrage ministériel en amont aboutit à des choix discutables sur le terrain qui risquent bien d’impacter considérablement et à long terme le système ferroviaire.
Deux exemples : la récente commande à Bombardier-Alstom de 445 trains à double étage M7, entérinée par le Conseil d’administration de la SNCB juste avant les fêtes pour un montant de 1,3 milliards € ne tient pas compte des exigences d’accessibilité PMR et du nouveau standard en matière de hauteur de quais (76 cm). En attendant, en prenant une telle décision avant même la première réunion de la cellule commune (SNCB, Infrabel, SPF, Cabinet fédéral et cabinets régionaux de la mobilité) chargée de planifier les investissements ferroviaires (en tenant compte des restrictions budgétaires), la SNCB passe en force et dicte sa ligne de conduite.
De son côté, Infrabel mise sur une rationalisation du réseau par une diminution de 30% des appareils de voie. Sur le principe, on peut imaginer en effet que le réseau ferroviaire puisse devoir être « mis à jour » et réduire ses aiguillages devenus obsolètes. Le souci est que ceci se réalise sans vision à long terme de l’exploitation souhaitée du réseau. En clair : la rationalisation des aiguillages qui s’opère déjà sur le terrain risque de créer une irréversibilité technique qui empêche d’exploiter le réseau selon un modèle différent, plus favorable aux fréquences accrues et aux correspondances assurées. L’absence de décision est donc aussi une décision… prise par d’autres !
Rail : remettre un pilote dans la cabine
A l’heure où les cheminots se frottent à l’inflexibilité du Gouvernement et où les usagers paient le prix fort de l’absence de dialogue social, trois éléments nous sembleraient permettre une prise de recul salutaire.Tout d’abord, il s’agit d’ouvrir la réflexion. Les décisions en matière ferroviaire doivent s’inscrire dans un cadre plus large que celui du seul budget (le groupe ferroviaire n’est pas simplement un puits budgétaire où aller grappiller quelques milliards) ou du seul emploi (le rail n’a pas pour mission première de créer de l’emploi, mais de proposer un service de mobilité). Le rail ne peut s’envisager en vase clos, mais comme un élément structurant d’une chaîne de mobilité plus large qui, elle-même, répond à des objectifs sociétaux (développement économique, social et environnemental). Les autres modes de transport, notamment la route et l’aérien, doivent faire partie intégrante de la réflexion, notamment à travers les outils fiscaux, ce qui permettrait de refinancer, sans douleur pour l’État, le service de transports en commun.
Ensuite, des tabous doivent pouvoir être levés. Du côté gouvernemental, le « pas touche aux voitures de société » clamé par la N-VA est inadmissible. De même, sans remettre en cause les objectifs de sécurité ferroviaire, les délais impartis par la Commission Buizingen sont intenables vu l’absence de maturité technologique du matériel roulant, comme l’a d’ailleurs rappelé Jo Cornu lors de son audition d’octobre. Du côté syndical, des modalités différentes d’exploitation et d’organisation du travail (trains sans accompagnateur, polyvalence des agents, amélioration du roulement du personnel) doivent pouvoir être étudiées, notamment afin de réduire les coûts d’exploitation de certaines lignes qui, sinon, risqueraient tout bonnement de disparaître.
Enfin, et avant tout, il convient de penser à long terme. Une vision stratégique multimodale et volontariste est indispensable pour créer un consensus sociétal, fixer un cap et s’y tenir. Celle-ci doit inclure une définition de l’offre souhaitée et un schéma d’exploitation (horaires) à l’horizon 2030-2040, qui constituent la meilleure manière d’identifier les réels besoins d’investissements et de pouvoir cibler les gains d’efficacité envisageables au niveau de l’exploitation.
Sans pilote dans la cabine de conduite, le rail risque bien de dépasser le signal, qui vient tout juste de passer au rouge.
Une carte blanche qui revient sur la grève des mardi et mercredi 6 et 7 janvier 2016 et sur la situation financière de la SNCB, publiée dans Le Soir le 7 janvier 2016. Crédit photographique : Le Soir