Grâce à l’explorateur « Google Streetview », dont les images retardent de quelques années, il serait facile de croire que rien n’a changé à Molenbeek. Le parking permanent et les anciens pavés sont toujours là à l’écran, sur la Place Communale. Pourtant, c’est une toute autre logique qui a pris place depuis 2015. Nous l’avons vécue ce mercredi 1er juin 2016, jour de grève et de pluie, avec Pierre Vanderstraeten. Il partage avec ses compagnons du bureau A Practice la paternité du projet de rénovation de la Place Communale. Un projet « à la gomme », comme il aime à le dire !
Gommage, effacement, ou comment la discrétion s’adapte sans fadeur à une multitude d’usages. A l’écoute des habitants et des usagers du quartier, A Practice a mis un point d’honneur à réaliser le premier espace de rencontre bruxellois qui assume entièrement tous les paramètres de ce type d’espace public. Aujourd’hui, comment vit Molenbeek avec cette nouvelle zone de circulation, comment se connecte-t-elle au reste de l’agglomération ? Compte-rendu de notre visite en 22 étapes.
Perron circulaire de l’Hôtel Communal de Molenbeek-Saint-Jean. Sur cette capture d’écran actuelle de Google Streetview, la signalisation, le revêtement et le mobilier de la place sont encore ceux de juillet 2013, c’est à dire deux ans avant l’inauguration de la place rénovée. Les plantes clandestines de l’escalier de l’Hôtel Communal ont elles aussi disparu depuis lors. Crédit : Google Streetview.
Pour vous repérer dans l’espace, voici la carte générale du quartier (rétro, n’est-ce pas, comme indiqué plus haut) et une carte sensible, tracée après la visite. Notre itinéraire est en mauve, l’eau du canal est en bleu, le vert figure quelques uns des épisodes de verdure rencontrés en route. L’orange dessine le trajet d’une habitante qui s’est retrouvée par deux fois aux mêmes endroits que nous, mais en prenant un autre chemin.
Carte sensible tracée après la visite. Les étapes du Décodage sont numérotées de 1 à 22. Dessin d’Hélène Ancion.
1–> Rendez-vous
Face aux escaliers circulaires de l’hôtel communal, tout le monde est là, ou presque : la grève a empêché la moitié des inscrits de nous rejoindre. Un participant d’Eupen annonce par téléphone qu’il arrivera fort en retard. Pierre Vanderstraeten accepte d’envisager une seconde visite à la fin de l’été, on y réfléchira ensemble et vous serez tenus au courant. Mais pour l’instant, même s’il pleuvine, la visite débute !
2–> La meule et l’urbaniste
Pierre commence par nous faire tester un des bancs de la place. C’est une meule de pierre polie, suffisamment vaste pour que l’on puisse s’asseoir à quinze sans se coller, avec de l’espace pour déposer ses sacs près de soi – et non par terre. La hauteur du siège est adéquate pour se passer de dossier.
Banc de pierre sur la Place Communale. Simulation 3D du projet de réaménagement, Contrat de Quartier Durable Molenbeek. Document : Marc Detiffe – MRBC / MBHG – 2014.
Une fois bien assis, on peut écouter. Présentations : Pierre Vanderstraeten est d’origine bruxelleoise ; il a étudié, dans l’ordre, la sociologie, l’architecture et l’urbanisme. Il pratique en tant qu’urbaniste et enseigne notamment à la faculté LOCI qui associe l’UCL et Saint-Luc, ainsi qu’à l’ISURU de Saint-Luc, qui collabore avec l’ULB et l’UCL. Dans son agenda, une recherche collective sur le piétonnier de Bruxelles dans le cadre des Brussels Studies : la Ville de Bruxelles a déboursé de quoi mener une réflexion argumentée pour améliorer son projet-phare. Ils sont actuellement quarante universitaires à s’y atteler, dont Benjamin Waeyens et Eric Corijn, qui a lancé la Brussels Academy. Sinon, Pierre ne se lasse pas des écrits de Jane Jacobs, qui a choisi les mots adéquats pour parler de la ville, de l’urbanisme, des lieux, de l’attachement aux lieux et aux configurations ; il nous la recommande.
3–> Préambule marécageux, puis industriel
Avant d’expliquer la rénovation de la place, Pierre Vanderstraeten veut nous donner les bases du travail, son contexte géographique et historique. Pour cela, il nous emmène rue du Comte de Flandre, qui relie la place à la Chaussée de Gand et se prolonge par la rue Brunfaut.
Aujourd’hui, c’est le canal qui définit pour une bonne part le quartier – les agents immobiliers et les galeristes aiment d’ailleurs beaucoup utiliser le terme de « canal » pour localiser des biens, des ateliers qui sont soit à Molenbeek, soit de l’autre côté, près des quais de Bruxelles-Ville. Pourtant, le canal est une limite, un bord. De l’intérieur de la commune actuelle, il ne se voit pas, même si on sait qu’il est là, bien net, avec ses ponts vers Bruxelles. En fait, il n’y a pas toujours eu la portion de canal qui passe le long de Molenbeek. Jusqu’au XIXe siècle, les choses étaient plus complexes, plus fragmentées. Il y avait au nord le canal creusé entre 1551 et 1561, qui partait vers la mer par l’Allée Verte et passait par Vilvoorde. Et à l’opposé, à la Porte de Ninove au sud, le canal de Bruxelles-Charleroi inauguré en 1832. La liaison entre les deux canaux historiques est plus récente et a véritablement accompagné la nouvelle économie de Molenbeek-Saint-Jean et de Bruxelles.
Il faut imaginer qu’il y avait jusqu’au milieu du XIXe siècle des marécages avec peu de maisons, et des moulins sur des bras de cours d’eau. L’expansion industrielle de Bruxelles a pris racine ici et a fait muter le paysage de manière spectaculaire. Mais si on cherche un peu, on retrouve les ruisseaux : dans les noms en -beek, canalisés, détournés, en sous-sol, ou même en partie à ciel ouvert. Un exemple en est le tout petit tronçon de la Sennette. Elle a été mise en valeur à sa sortie dans la cour semi-publique qui donne sur la rue Vandermaelen. L’immeuble Ajja, une manufacture de tabac qui date du XIXe siècle, offre un angle très effilé parce qu’il suit le cours de la Sennette. Tout aussi typique des transformations lorsque le quartier s’est fortement développé dans un sens industriel, l’arrondi de la rue Brunfaut, qui rappelle le tournant d’un des bras de cours d’eau arrivant du Beekkant vers le cœur de Molenbeek. Du milieu du XIXe jusqu’au choc pétrolier, grâce au canal et aux industries stratégiquement développées sur place, Bruxelles a su se rendre incontournable, tant comme lieu de production que de négoce et de représentation. Elle était donc aussi un lieu de ralliement pour la main d’œuvre et Molenbeek a vu son nombre de logements, de rues et d’habitants décupler en quelques années.
Mais le nouveau centre du petit Manchester belge ne voulait pas avoir l’air d’une usine ! Au contraire, le rectangle formé par les façades de la Place Communale obéit à un ordonnancement classique qui ignore les contraintes locales et topographiques. C’est là que chaque jeudi et chaque dimanche, depuis 1859, se tient un marché très fréquenté. La population a à cœur de pouvoir se fournir sur place de denrées pour lesquelles d’autres Bruxellois font le déplacement de loin, encore aujourd’hui.
L’axe principal, c’est la Chaussée de Gand, ou Nationale 9. Elle était là avant que Bruxelles sorte de terre, probablement. Elle rejoignait le centre à hauteur des Halles Saint-Géry. Le trajet se poursuivait via l’actuelle rue du Marché-aux-Herbes et la route partait ensuite vers Leuven et Cologne. Dans le quartier industriel, la Chaussée confirme son statut et, aujourd’hui encore, c’est le point de repère et le lieu de convergence – même si la Place Communale gagne petit à petit du terrain grâce à son aspect convivial.
Curieusement, un autre axe réputé structurant s’est montré moins polyvalent et a généré moins de bénéfices en termes de vivabilité : la voie ferrée. On pourrait appeler cela « le train sans nuance », tant le chemin de fer s’est, de manière générale, installé sans subtilité à Bruxelles. Il a davantage fermé la ville que ne le faisaient les murailles des remparts abattues quelques années auparavant. C’est particulièrement le cas à Molenbeek, qu’il a coupé en deux et qui serait de plain-pied avec son « arrière-pays », s’il n’y avait ce talus continu. Il y a trois connexions entre le centre de Molenbeek et la partie ouest de la commune, dénommée Osseghem. Aucune des trois n’est franchement confortable ni sécurisante pour les piétons : le passage sous voies de la chaussée de Gand à hauteur de la station Osseghem, un malheureux tuyau pédestre à Beekkant et enfin la chaussée de Ninove à la gare de l’Ouest, qui surplombe les rails. Serait-ce trop demander que d’établir un nouveau passage sous voie, large, partagé avec les voitures, les bus et les vélos ?
4–> Du piétonnier à l’espace de rencontre
Regardant vers la rue du Prado, Pierre nous explique ce qu’est un véritable piétonnier, exemple à l’appui. Cette petite rue droite démarre dans l’angle sud-ouest de la Place Communale et rejoint la Chaussée de Gand, un peu plus loin vers les Quatre-Vents. La rue du Prado exclut tout véhicule motorisé, mis à part pour une période courte et précise réservée aux livraisons. A la jonction exacte avec la Place Communale, deux panneaux du Code de la Route ont été superposés. En haut, le rectangle bleu de la zone d’espace de rencontre. Au-dessous, le petit panneau gris de fin de piétonnier. C’est la rencontre de deux mondes et, à force d’usage, les riverains pratiquent très aisément les deux langages.
Panneau officiel du Code de la Rue désignant un Espace de rencontre.
Quel est donc ce nouveau langage ?
L’espace de rencontre remplace le Code de la Route par le Code de la Rue, qui est reconnu en Belgique. La lenteur, l’imprévisibilité des piétons sont prises en compte par les autres usagers motorisés. Ce concept correspond à une vision de la ville qui a évolué dans le temps. Après des siècles de démarcation, notamment à connotation sociale (« tenir le haut du pavé » – « roturier »), on revient à une voirie sans différence de niveau, sans trottoir, où le trottoir est partout, et la chaussée, partout aussi. Pourquoi ? Parce que le souci de l’autre, la prise de risque, sont ce qui rend la vie et la ville plus conviviales. Vivre avec, tenir compte de. Un espace sans différences de niveaux, cela crée un danger qui se résout en étant moins indifférent, plus attentif, en écoute.
L’espace public urbain, au sens premier du mot urbain, c’est à dire courtois, poli, exige que les regards entre usagers soient échangés dans la discrétion et non pas soutenus, pour ne pas déranger. Ni hostilité, ni indifférence non plus. Cela permet à chacun de garder son quant-à-soi. C’est une civilité tiède, qui n’est ni froide ni échauffée. Nous sommes beaucoup plus doués pour cela que nous le pensons, mais il faut un peu d’entraînement. L’espace public partagé, cela s’apprend et s’apprivoise.
Le service de Mobilité de la commune de Molenbeek-Saint-Jean a mis à la disposition de tous une brochure explicative qui permet de comprendre le fonctionnement de la nouvelle place et de comprendre les espaces de rencontre en d’autres lieux : http://www.molenbeek.irisnet.be/fr/fichiers/developpement-urbain/place-communale-gemeenteplaats-mode.pdf
Après une bonne heure à observer du coin de l’œil les va-et-vient de tous les types d’usagers, les chargements de matériel et les trajets en zigzag pour éviter arbres et poussettes, nous pouvons attester que le mouvement est fluide, continu, rapide, qu’il y a des explications entre usagers de modes différents, et qu’il se passe tout le temps quelque chose. Même les voitures, dans l’espace de rencontre, vont dans tous les sens, sans se tamponner, sans stationner. Oui, les piétons ont vraiment la priorité, et ils n’en abusent pas.
Notre participant d’Eupen arrive enfin en voiture sur la place, il se gare contre une des façades, vient vers nous… et à notre invitation repart aussitôt déplacer son véhicule dans un parking souterrain de la rue Brunfaut. Trois minutes plus tard, il est déjà de retour et nous dit qu’il restait quantité de places inoccupées dans le parking.
Une telle gestion des espaces pourrait-elle être développée à la place du piétonnier de Bruxelles-Ville ? Pierre nous explique que la quantité de véhicules qui peut être gérée par ce système a des limites et que la réussite tient à ce que tous les paramètres soient mis en œuvre. En imposant une « impasse » sur les bords du piétonnier, la Ville de Bruxelles a défini d’emblée un rejet des véhicules à la périphérie de la zone. Si elle veut devenir espace de rencontre, elle devra accepter le passage motorisé, ce qui n’est pas une mince affaire dans un lieu aussi rempli de rues et de monde. Cela fait partie de la réflexion du groupe des 40, dans le cadre des Brussels Studies.
5–> Une place à la gomme
Pierre Vanderstraeten nous fait traverser la place pour gagner un autre poste d’observation, sous le store d’un magasin d’alimentation. Il énonce le déroulement du projet. Contrat de quartier d’une durée de cinq ans, précédé de deux ans de réflexion préparatoire, 15 millions d’euros à la clé. Molenbeek se lance en 2009 le défi du contrat de quartier durable « Cinéma-Bellevue », sur un périmètre qui englobe notamment la rue du Cinéma et l’ex-Brasserie Bellevue. Au cours de la première année de réflexion, l’idée survient de refaire la Place Communale.
Le premier bouwmeester régional, Olivier Bastin, décide alors de prendre en charge un vrai concours centré sur la réfection de la place. Avec A Practice, Pierre dépose une candidature. Il y aura trois lauréats et un seul vainqueur, eux. Leur projet est un espace de rencontre pur jus, une zone sans code de la route, où le code de la rue prévaut. Ce sera une première à Bruxelles. Conçue pour supporter une charge néanmoins importante de véhicules, la nouvelle place doit aussi comporter des marquages continus pour personnes malvoyantes, des arbres, des bancs et un système d’évacuation d’eau. Et une œuvre d’art public(que) ! Seules concessions au code de la route : les véhicule motorisés circulent de préférence à droite dans le prolongement de la rue du Comte de Flandre, et un sens interdit classique signale la rue Vandermaelen, pour indiquer qu’on ne peut utiliser cette rue pour sortir de la Place Communale.
Leur projet proprement dit est un tapis de grès, des gros pavés récupérés d’un chantier à deux pas de là, sciés et disposés de manière admirable. Sous la pluie, la surface devient moins glissante, comme c’est le cas de la plupart des grès belges utilisés en génie civil. Un revêtement solide et antidérapant, c’était une demande impérative des habitants, dont la bête noire est le type de petites briques disposées actuellement dans plusieurs espaces publics de la commune, comme les abords des ponts et des quais. Notre promenade le confirmera quelques minutes plus tard, ces briquettes glissent effectivement et se cassent à tout-va. Le pavement de la place a coûté 225,00 par m². Le prix modéré du matériau a permis de soumissionner un poseur très compétent. Pierre y insiste, ce qui fait la qualité d’un projet, c’est sa mise en place, mais aussi son suivi. Dans ce secteur, il n’y a pas de petites économies. Une réfection récente du pavement au croisement avec la rue Vandermaelen prouve ses dires : les joints sont tout à coup mal alignés, les pavés n’épousent plus le plan général mais forment des bosses qui préparent de nouveaux accrochages et de nouvelles réparations bâclées. A moins de recourir aux services de l’entrepreneur d’origine, dont le travail ne remonte tout de même qu’à 2015 ! Cela ne doit pas être si difficile de retrouver son nom…
Le travail de gommage donne un résultat en réalité assez animé. Outre ses pavés dont pas un n’a de semblable, le sol forme deux pentes douces avec, au point bas, une ligne de collecteurs pour les filets d’eau et le nettoyage. Cette place est très souvent nettoyée ; il n’y a pas de poubelles, et pas non plus de déchets qui traînent, parce que la Commune a préféré opter pour un entretien constant qui repose aussi sur les usagers. Le personnel communal met un point d’honneur à ce que « sa place » reste impeccable.
Les échoppes du marché bi-hebdomadaire retrouvent à chaque fois leur emplacement grâce à des cercles creusés dans les pavés, correspondant aux angles des stand. A la fois discrets et inimitables, ces repères fonctionnent très bien pour les vendeurs et les agents chargés des concessions d’échoppes. Le reste de l’humanité n’y voit que du feu et croit que les stands sont installés « de mémoire ».
6–> Au point Zéro de Molenbeek
Selon un double raisonnement de l’artiste Joëlle Tuerlinckx, 1. avec une place dessinée à la gomme, il fallait de l’art public qui saurait s’effacer et 2. la commune de Molenbeek avait besoin d’un point géographique égal au zéro absolu, sa proposition a pris la forme d’un monument enfoui, comme une bouteille dont on ne verrait en surface que le haut du capuchon, légèrement convexe. Ce mini-dôme est un disque de calcaire noir, d’environ 60 cm de diamètre, à peine visible dans le pavement.
C’est le point Zéro, l’endroit d’où toutes les coordonnées démarrent. En–dessous, non signalé, mais bien présent dans toutes les mémoires à cause de son installation en fanfare, l’énorme bloc de pierre bleue du Hainaut, arrivé par bateau sur le canal de Charleroi, hissé à quai, puis descendu dans son emplacement jusqu’à affleurer au ras du niveau de la place.
Une fois installé sur ce cercle du point Zéro, qui est le point 6 de notre visite, vous voyez tout. Toute la Place Communale et le plus loin possible dans chacune des voies qui s’en échappe. On a aussi une vue imprenable sur la tour de l’Eglise-Saint-Jean-Baptiste, joyau Art Déco en béton blanc et, tout à fait à l’opposé, sur la file qui fait la queue au seul guichet Bancontact du centre de la commune, au coin de la rue Brunfaut et de la Chaussée de Gand.
Le film de l’installation du monument enfoui : https://www.youtube.com/watch?v=wtp3s3vth8k
7 A–> Crèche pleine sur parking vide
La rue Vandermaelen est un affluent pour les voitures qui vont sur la Place Communale. Prière aux piétons de se ranger sur les trottoirs ! En voie d’achèvement, un parking de 45 places s’ouvre au-dessous d’une nouvelle crèche qui fait le plein. Comme il n’est pas fini, on ne l’utilise pas encore, et personne ne regrette le manque de places, puisqu’en fait ce manque n’existe pas. Mais que faites-vous des places qui occupaient la Place Communale ? Il y avait là environ soixante emplacements autour desquels le contrat de quartier a mené l’enquête afin de cerner les besoins réels. Il s’est avéré que ces places servaient majoritairement aux commerçants habitant hors du quartier et aux agents communaux ; pour les personnes qui se faisaient conduire, pour les clients, les visiteurs, les livreurs, il restait rarement de quoi se garer. La logique est désormais inversée et les stewards veillent (gentiment) au grain.
7 B–> Espace public ou fermé ?
Toujours rue Vandermaelen, voilà le débouché de la cour de la fabrique Ajja. Une très large grille ferme l’ouverture monumentale en arc surbaissé. On aperçoit les beaux arbres, les petits toits de « culs-de-maisons » révélés par l’aménagement de la cour, et puis aussi deux poubelles-conteneurs king-size, des motos, des voitures, bref tout un stationnement ordinaire de matériel en parfait état de marche, accumulé derrière cette grille mobile qui porte le signal officiel « défense de stationner ». Sauf que cette injonction s’adresse à notre côté de la grille. A l’intérieur, apparemment, on fait ce qu’on veut. Et le passage n’est plus un passage. Une fausse respiration qui induit plusieurs passants en erreur. Contradiction, espace déchet. Notre groupe discute de la manière dont ce genre de scénario est parfois annoncé en amont par les citoyens, dans des réunions d’information ou des conseils de participation, et que cela est rarement pris au sérieux, car « trop pessimiste ». Pourquoi ne pas tenter davantage de prévenir ce genre de « détail » ? Pourquoi cela devrait-il être considéré comme un détail ?
7 C–> Façades blanches, trop blanches
Le nouveau bouwmeester régional, Kristiaan Borret, trouve que les projets bruxellois pèchent par un excès de façades blanches. Pas faux, selon moi. Comme pour lui donner raison, rue Vandermaelen, les nouveaux bâtiments sont tous blancs et un peu gris. Même si, sur cour, ils présentent des décrochements et une variété de volumes, les façades à rue sont très rigides, planes, et unies. Pas de balcon. Où vont les gens pour prendre l’air ? Comment cela va-t-il vieillir, se salir ? Les façades à reliefs travaillés prennent de l’âge et de la poussière avec davantage d’allure. Pierre Vanderstraeten signale que le blanc sert tout de même à atténuer les îlots de chaleur, souvent délétères en ville dans ces pâtés de maisons très construits. Mais mieux encore que des façades blanches, il faudrait des revêtements de toit clairs, des toitures vertes, des caillebotis pour laisser entrer l’eau ; tout ce qui permettrait de s’adapter aux intempéries et à l’ensoleillement. Alors pour les prochains projets, on va un peu faire parler les revêtements ?
8–> Vase et miroir
Nous arrivons sur le quai. Aah, le canal ! Tout le monde respire à fond et contemple. Pierre Vanderstraeten nous explique que le canal est très profond mais envasé. Il ne reste qu’un chenal central, entre deux épais bancs de vase. Quand les péniches se croisent, elles doivent se déporter vers les quais et risquent le blocage par envasement. Pour draguer le fond, il faudrait beaucoup de moyens, et un exutoire pour les boues de dragage. Le gabarit du canal permet un tonnage qui doit normalement s’accompagner d’un tirant d’air officiel de sept mètres. Mais en raison du tablier très bas des ponts, ce tirant d’air est réduit à cinq mètres. Tout cela a pour résultat un tonnage moindre des bateaux en circulation. Parmi les projets de rehausse des ponts actuellement à l’étude, une proposition envisage des ponts mobiles qui s’élèveraient le temps de laisser passer les gros tonnages, avec des passages piétons qui se transformeraient en escaliers.
Face au quai des Charbonnages, c’est le Boulevard Barthélemy côté Bruxelles-Ville. Le nouvel arrêt du tram 51 comporte un auvent doublé d’une paroi métallisée destinée à refléter l’eau, histoire de la rapprocher des Bruxellois. Pourquoi alors avoir surélevé le quai par une promenade en bois, en porte-à-faux sur le canal ? L’usage désamorce cette apparente contradiction : les passants circulent, s’attardent, discutent, regardent la surface bien loin, là en bas. Ils apprécient cette amélioration concrète d’un quai qui n’était, il y a encore quelques mois, que rails et voie rapide.
9–> Au feu rouge entre pont et Chaussée de Gand
Notre petit groupe se mélange aux badauds et patiente au feu. C’est l’agitation de la ville, le point de jonction entre le centre et la Chaussée de Gand, très commerçante. Chaque samedi, il y a tellement de piétons à cet endroit que la Chaussée se transforme en espace de rencontre par la force des choses. C’est en tout logique que les habitants ont accepté le projet de la Place Communale, qui se vit un peu comme les rues de la Médina, de Casablanca, au rythme des moins véloces quand il y a beaucoup de monde, et de manière plus rapide quand l’espace est dégagé. Sous le pont, la péniche « Dependant » navigue à vide, c’est à dire à demi-remplie d’eau, vers le canal de Charleroi.
Quai du Hainaut, notre groupe progresse à hauteur du magasin Dépôt Design ; au sol, le pavement dit : « Molenbeek ». Crédit : Hélène Ancion.
10–> Chemin du quai, les windmolen
Le long du quai, côté Molenbeek, sont plantés des moulins à vent en plastique coloré assemblés par les habitants dans le cadre du projet de quartier pour donner une identité visuelle au site.
Pierre rappelle à quel point il est faux de dire que le canal divise Bruxelles. C’est l’inverse, ou du moins c’était l’inverse ! En effet, sur toute sa longueur et sur les deux berges, il était bordé d’entreprises qui se servaient de lui et qui interagissaient entre elles. Fournisseurs de matières premières, fabricants et revendeurs de pièces manufacturées, de cordages, d’huile, de bouchons, de bois, de charbon, de papier à factures, ateliers de nettoyage et de réparation, costumiers et tailleurs d’uniformes, chiffonniers et récupérateurs en tous genres avaient établi leur lieu de travail aussi près que possible du canal. Chaque côté faisait l’affaire. La séparation est très récente, liée notamment à la chute de l’activité industrielle des deux quartiers, à la baisse notoire du trafic de péniches. Architecturalement, les deux bords se ressemblent. Le canal rassemblait plus qu’il ne séparait.
11–> MIMA mia !
Depuis quelques années, le quai de Hainaut a vu renaître l’activité économique, cette fois plutôt orientée vers le tertiaire, avec notamment le magasin Dépôt Design, puis l’hôtel Meininger et l’hôtel Belvue dans l’ancienne Brasserie Bellevue. C’est là aussi que vient de s’installer le MIMA, un extraordinaire Millennium Iconoclast Museum of Art qui présente de l’art contemporain à tous les publics, sous des formes inédites. Nous n’y ferons pas halte, mais le groupe prend bonne note de ce havre supplémentaire dans l’offre bruxelloise.
12–> Écluse
Arrivée avant nous, la péniche « Dependant » est en attente, le long du mur de quai. Elle dépend de l’éclusier qui voudra bien actionner les vannes et lui ouvrir le passage au Canal de Charleroi, juste au-delà de la chaussée de Ninove. Ensuite, 500 mètres plus loin, elle sera sur le territoire d’Anderlecht. Va-t-elle chercher de la pierre en Hainaut?
13–> Porte de Ninove
Au fond, dans le brouillard, émerge « l’île » en friche, entre la Porte de Ninove et l’Institut des Arts et Métiers. Ce coin de Bruxelles, qui pourrait être une plaque tournante de trajets, de déplacements, un lieu d’arrêt pour les piétons – pourquoi pas un parc ? demande Pierre – est aujourd’hui un no man’s land qui semble dire « vous avez tort d’être là, avancez si vous l’osez, mais à vos risques et périls ». Les accès sont rares et décourageants, sur quelque bord qu’on l’aborde. Nous avançons quand même et, chemin faisant, sur une voirie de plus en plus défectueuse organisée par de grosses bermes en béton, une participante explique que les usagers cyclistes se posent toujours la question à cet endroit : « est-ce que je me suis engagé sur le bon itinéraire ? » Visiblement, le carrefour immédiatement voisin pose la même question aux automobilistes, camionneurs et (très rares) piétons. D’ailleurs, Google a fait très simple : le plan ne reprend que deux chaussées qui se croisent, et un canal tout bleu qui passe en dessous du X. J’aime autant vous dire que quand vous cliquez sur la version « earth », un peu plus « accurate », c’est une autre paire de manches.
14–> Verger en pots
Grâce à la version « earth » de Google, vous constaterez que notre station 14 n’est pas dans l’eau du Canal mais sur une plate-forme en prolongation du pont du Triangle. Là, des arbres fruitiers dans de grands bacs semés de fleurs sauvages en pleine forme attendent les papillons et les passants ; c’est un projet récent pour ramener la biodiversité en ville. Quelques secondes encore et demi-tour, toujours par le même quai des Charbonnages dont nous testons à nouveau l’inhospitalité et la confusion.
15–> Traverser vivants
La barge attend toujours l’ouverture de l’écluse. Nous attendons aussi, pour traverser la voie de quai. Une seule bande de voitures dans un seul sens, du centre de Molenbeek vers le carrefour de la porte de Ninove, et c’est la corrida.
16–> Ilot résidentiel
Trois mètres plus loin, rue Evariste Pierron, voici le calme plat d’un ensemble résidentiel en arrière de l’hôtel Belvue. Arbres, oiseaux, panneaux « Propriété privée », Pierre Vanderstraeten nous montre le bon chemin à suivre pour rester sur des voiries publiques et nous rejoignons une courbe de la rue Brunfaut.
17–> Qu’est-ce qu’une mixité sociale ?
La rue Brunfaut est bordée d’immeubles du XXe siècle récent formant une mitoyenneté continue. Du rez au cinquième, sixième, parfois douzième étage, c’est du logement, et il est partout occupé. Pierre évoque les reproches formulés par d’aucuns à l’égard de Molenbeek, en matière de mixité sociale. Le groupe s’énerve gentiment sur la notion de ghetto qui est plaquée sur la commune, comme une sordide étiquette derrière laquelle on ne regarde même pas. Le citoyen vivant en-dehors des villes de Belgique entend dire des choses qui lui enlèvent toute envie d’aller voir par lui-même, qui entretiennent la notion qu’un quartier a des problèmes parce qu’il manque de mixité sociale.
Mais qu’est-ce que la mixité sociale ? Et en quoi Molenbeek manquerait de mixité ? Pierre nous rappelle que ce qui est sociologiquement correct n’est pas toujours ce qui est politiquement correct. Molenbeek, aux yeux de Philippe Moureaux, son précédent bourgmestre, ne devait pas multiplier les ponts (au sens propre et figuré) vers Bruxelles-ville, pour éviter une gentrification. A l’inverse de Charles Picqué, il résistait contre une organisation des territoires communaux à l’échelle régionale, pour préserver – certains diront son pré-carré – un « chez soi » qui convient très bien à une multitude de gens de toutes sortes, qu’ils soient habitants ou visiteurs.
C’est d’ailleurs à ces résidents et passagers occasionnels que le bureau « A Practice » s’est adressé pour pour poser des questions sur les usages, les demandes et les souhaits vis-à-vis d’un projet qui transformerait leur Place Communale en espace de rencontre. Et il a fallu se rendre à l’évidence : beaucoup d’habitants, de toutes nationalités, aimeraient que leur commune s’améliore quant à ses espaces publics, ses espaces verts, ses rues et ses services pour que eux-mêmes soient en situation de gentrification, c’est-à-dire voient leurs propres conditions de vie s’améliorer grandement et devenir l’objet d’envie, plutôt que de pitié, de mépris ou de crainte. Le futur s’inscrit donc dans des démarches qui rendent à tous les Molenbekois et à ceux qui les visitent du plaisir d’être là.
18–> Question de taille
Espace dégagé, piétonnier, le long de la rue Brunfaut. Nous nous interrogeons sur les dimensions. Pierre suggère qu’en urbanisme, comme dans beaucoup de choses, la taille, une certaine mesure, est importante. Il prend pour comparaison le passage de l’eau, à 100°, à l’état gazeux. Avant ça, même à 96°C, c’est de l’eau. Il y a de la même manière, en urbanisme, un moment critique, une quantité décisive, et nous devons y être très attentifs. Cela concerne moins la quantité de personnes que le volume des dispositifs : de trop grands immeubles, une trop grande dispersion des bâtiments, des masses trop vastes à contourner, des distances trop grandes, tout cela déforce une vie de lieu urbanisé. Cela le déshumanise. La voiture se justifie alors comme un réflexe de protection contre l’usure, l’effort, le déplaisir. Elle génère à son tour une ambiance plus dure parce qu’elle s’éloigne du transport utile (livraison de marchandises, accompagnement de personnes) pour devenir mode majeur de déplacement et substitut des personnes elles-mêmes.
Ici, à Molenbeek, les personnes n’ont pas les moyens d’avoir autant de voitures qu’ailleurs ; le projet a voulu mettre cela en valeur et renforcer les gens dans ce qui devient, finalement, un choix positif plutôt qu’un pis-aller ou une cause de honte. Par ailleurs, la taille de la population, elle, n’affecte pas les limites de l’humanité des lieux, c’est plutôt la qualité du logement, et celle de l’espace public, qui doivent continuer à tenir compte de cette densité de personnes pour que chacun trouve sa place : le périmètre confiné par le canal et le train n’a jamais empêché les bâtiments de pousser, de s’écraser les uns les autres et, souvent, ce sont les habitants qui ont pâti de ces décisions. Mais ils sont restés. Alors la Place Communale se veut comme le signe d’un mouvement qui s’inverse : on rend aux habitants ce qu’ils ont donné à leur ville, et l’on veut qu’ils soient encore là demain, heureux d’y habiter.
19–> CLT Rue Fin
Un Community Land Trust, le premier de Bruxelles, a pris racine rue Fin. Les familles installées ont des revenus très réduits. Le jardin, baptisé « Jardin Majorelle » comme celui de la maison d’Yves Saint-Laurent à Marrakech, est ouvert à tous. Il est un peu moins bleu, mais il y a des giroflées en pleine expansion.
20–> Rez de rien
L’immeuble qui fait face au jardin du CLT est un très long building-barre dont le pignon aveugle est couvert d’une magnifique vigne vierge. Depuis la disparition de celle de la Porte de Hal, elles deviennent rares à Bruxelles. De retour rue Brunfaut, nous longeons jusqu’à la rue de Flandre une longue façade répétitive bardée de béton en constatant, appartement après appartement, que le rez de chaussée a été conçu de manière inadéquate, avec des logements entièrement vitrés où les habitants se calfeutrent comme ils le peuvent pour échapper aux regards. Quelle mainmise ont-ils sur le futur de leur immeuble, pour en améliorer la vivabilité et, tant qu’on y est, l’aspect extérieur ?
21–> La file sans guichet
Avis aux repreneurs : la banque qui occupait l’angle de la rue Brunfaut et de la Chaussée de Gand a fermé ses guichets. Les habitants et les visiteurs font interminablement la file au Bancontact extérieur, prouvant, s’il fallait encore le faire, que le quartier a besoin de services dynamiques, en complément de l’armature commerciale existante.
22–> Retour et adieux
Nous voilà revenus à notre case départ, la Place Communale. Le bien-fondé de son nouvel aménagement sort renforcé de cette exploration, qui a aussi révélé une variété de faciès urbains et de manières d’utiliser l’espace carrossable. Ce tour d’une petite portion de Molenbeek nous a donné envie d’y revenir, pour le marché bien-sûr, et pour tout ce que nous n’avons pas encore vu.
Scolie–> A son rythme
Même temps, même espace, autre trajet : un autre itinéraire est tracé en orange sur la carte sensible. Sur la durée de notre exploration, Madame Saf-Saf (expression liégeoise familière et ancienne issue de l’onomatopée imitant le bruit des pieds qui frottent en marchant : Monsieur ou Madame Saf-Saf est une personne qui se déplace sans lever les pieds, comme si elle portait des savates. Si on connaît son prénom, cela devient « Marie Saf-Saf » ou « Gaston Saf-Saf ». C’est l’incarnation des modes doux, par excellence.) est sortie du restaurant public logé à l’ancienne usine Ajja de la station 3 puis est revenue calmement vers la rue Brunfaut, où nous la revoyons cheminant, son sac de plastique à la main, à hauteur de la rue Fin. Bonne après-midi, Madame !
En savoir plus
Cet article a été rédigé de mémoire, d’après les indications de Pierre Vanderstraeten données à chacune des étapes de l’itinéraire. La carte sensible figurant en début de nIEWs a aussi été tracée de mémoire. Sa relative coïncidence avec le plan réel du quartier est un heureux hasard. Le nom de la rue Vandermaelen est par erreur remplacé par Van Mander, nom d’une autre rue de la commune.
Sur la mixité sociale, un très intéressant dossier vient d’être publié par Les Echos du Logement : « Vivre ensemble ? La mixité sociale, entre mythe et réalité ». SPW Editions, janvier 2016.
Pour votre frigo ou votre carnet de bord, une citation de Jane Jacobs : “Not TV or illegal drugs but the automobile has been the chief destroyer of American communities.” Citation tirée de son ouvrage Dark Age Ahead, de 2004.
Et puisque Pierre Vanderstraeten en recommandait la lecture lors de notre visite, « Votre quartier, l’éco-quartier qui s’ignore », une nIEWs toujours d’actualité !
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