Autant prendre les devants et répondre anticipativement au procès que d’aucuns ne manqueront pas de me faire à la lecture de ce titre : non, je ne méprise, ne relativise ni ne banalise l’ « ensemble des persécutions, des sévices et des exterminations dont les Juifs furent victimes de la part des nazis entre 1939 et 1945 » – troisième définition d’holocauste d’après « Le Petit Larousse » – et, non, je n’entends pas comparer l’incomparable, établir un parallèle qui ne pourrait qu’être malsain entre la Shoah et le sort que les humains réservent à l’espèce animale. Mais, dans le même temps, je me refuse à la privatisation des mots et à la préemption que certains estiment pouvoir faire sur ce terme au nom d’une cause et d’une douleur décrétées supérieurement supérieures. Dès lors qu’holocaust signifie – quatrième acceptation du « Petit Larousse » – « massacre, grande destruction de personnes, de choses, inspirés par une idéologie », il me semble particulièrement adapté pour titrer cette chronique.
D’ailleurs, s’il en est pour dénoncer un « amalgame obscène » ou une « comparaison au-delà de l’inapproprié »[[Dir Abramovicth, président du B’nai B’rith (la plus ancienne organisation juive fondée à New-York en 1843 et calquée sur le modèle des organisation maçonnique), dénonça en ces termes violents une exposition de peintures baptisée « L’holocauste des animaux », considérant que « dessiner une comparaison concernant une extermination systématique de millions de Juifs et d’autres sujets des droits des animaux est une perversion grave et inacceptable de l’histoire et la banalisation de la Shoah. (…) La Shoah n’est pas un outil de marketing et ne doit jamais être utilisée comme une métaphore pour promouvoir une cause. (…) Ce faisant, cette peinture est humiliante, minimise la terreur et la souffrance de tant de personnes qui ont été victimes de ce chapitre sombre de l’histoire humaine. » (Alyaexpress-News.com, 7 octobre 2014)]], il en est d’autres, au sein même de la communauté juive, qui assument le rapprochement des deux situations. Ainsi, Isaac Bashevis Singer, prix Nobel de Littérature en 1978 mais aussi et surtout juif polonais réfugié aux Etats-Unis en 1935 pour fuir l’antisémitisme, écrit-il dans « The Writer Letter », publié dans « The New Yorker » du 13 janvier 1968 : « Ils se sont persuadés que l’homme, l’espèce la plus pécheresse entre toutes, est au sommet de la création. Que toutes les autres créatures furent créées uniquement pour lui procurer de la nourriture, des peaux, pour être martyrisées, exterminées. Pour ces créatures, tous les humains sont des nazis ; pour les animaux, la vie est un éternel Treblinka. »
« Animal Holocaust », donc, car c’est bien de cela qu’il s’agit : un massacre de grande ampleur au nom d’une idéologie selon laquelle l’homme est au sommet de la création, l’élevage et l’abattage intensifs, au mépris des lois de la nature, de milliards d’êtres vivants destinés à satisfaire l’appétit inextinguible d’autres êtres vivants.
L’association française L214 vient de remettre le sujet sous le feu des projecteurs en diffusant des images « volées » au sein d’abattoirs et d’élevages industriels.[Toutes les videos sont visibles sur le site de l’association : [www.l214.com ]] Etourdissement mal réalisé conduisant des bêtes en pleine conscience à l’égorgement ; violence gratuite d’opérateurs s’amusant des réactions d’animaux « titillés » à coups de décharges électriques ; moutons vivants empoignés et balancés comme de vulgaires ballots ; élevage industriel de 200.000 poules pondeuses conjuguant mal traitance et catastrophe sanitaire (bec des volailles brisé sommairement pour éviter le cannibalisme ; spécimens en « bonne santé » cohabitant avec d’autres agonisant et des cadavres en décomposition ; grouillement d’asticots dans et autour des cages…) ; etc. : la cruauté et l’inhumanité sont omniprésentes et ont conduit les autorités à réagir en créant une commission parlementaire sur les conditions d’abattage (soutenue par la Confédération française de la boucherie !) et en ordonnant l’euthanasie des 200.000 poules (que des associations s’efforcent désormais de recueillir pour les sauver de cette extermination programmée).
Les consciences remuées se mobilisent mais on ne prend pas grand risque à parier que, comme trop souvent, le soufflé retombera vite et l’inacceptable se perpétuera dans l’indifférence quasi générale.
Oh, bien sûr, il y a « plus grave » : la maladie, les gosses qui crèvent de faim – quoique, qu’est-ce qu’on peut y faire ? –, le chômage, les réfugiés morts en mer – quoique, qu’est-ce qu’on aurait pu en faire ? –, la pauvreté, la défaite des Djiâbles rouches… Sans parler de la crise climatique, des taux d’épargne à 0 et du divorce de Sophie et Jérôme. Certes, il y a toujours « plus grave » mais cela ne peut jamais servir d’excuse à l’indifférence et à l’inaction.
Bien sûr encore, le problème n’est pas neuf, il aurait même un sérieux parfum de tarte à la crème. Mais le fait qu’il resurgisse sans cesse rend précisément plus grande encore l’importance de le traiter.
Sans nécessairement tomber dans l’engagement quasi existentiel de L214 et autres militants de l’antispécisme[[Lire notamment « Antispéciste » d’Aymeric Caron publié par les Editons Don Quichotte (2016)]] qui refusent la discrimination entre espèces (ici, l’humain d’un côté et, de l’autre, tous les animaux qu’il abat), il semble indispensable de s’interroger sur le sort que nous réservons aux animaux et particulièrement à ceux que nous élevons puis tuons pour nous nourrir. Que le « mouvement environnemental » se désintéresse de cet enjeu abandonné aux seules associations de défense de la cause animale est d’ailleurs assez incompréhensible. Crainte des enjeux philosophiques liés à la question ? Du radicalisme de certaines positions et/ou actions ? Mystère…
Celles et ceux qui considèrent que, comme les découvertes de l’éthologie tendent à le démontrer de plus en plus clairement, les animaux sont des êtres sensibles et conscients se tourneront vers le végétarisme ou le végétalisme. Mais on continuera à produire de la viande pour la masse de tous les autres, ceux qui s’en battent l’estomac des états d’âme d’un veau, de la douleur d’un cochon ou des conditions de vie d’un poulet. Le strict minimum paraît dès lors de garantir que ces animaux seront élevés décemment, dans le respect de leurs besoins et tués selon les mêmes exigences. Il devrait être possible de ne pas vouloir renoncer au plaisir d’une entrecôte, d’une tête de veau ou d’un pied de porc et néanmoins veiller à ce que le contenu de notre assiette ne fasse pas honte au genre humain, non ? D’autant que des éleveurs en marge du modèle dominant démontrent chaque jour que ces pratiques « décentes » sont possibles.
Ces mots de Marguerite Yourcenar constituent sans doute le meilleur moyen de boucler la boucle: « Je me dis souvent que si nous n’avions pas accepté, depuis des générations, de voir étouffer les animaux dans des wagons à bestiaux, ou s’y briser les pattes comme il arrive à tant de vaches et de chevaux, envoyés à l’abattoir dans des conditions absolument inhumaines, personne, pas même les soldats chargés de les convoyer, n’aurait supporté les wagons plombés de 39/45. »[[Citée dans « Les yeux ouverts », essai constitué d’un ensemble d’interviews de Mathieu Galey sur la vie et l’œuvre de Marguerite Yourcenar, Editions le Centurion 1980]]