Si l’accès à l’eau est considéré comme un droit humain fondamental en vertu des accords commerciaux établis dans le cadre de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), les accords de libre-échange négociés actuellement entre l’UE et d’une part, les Etats-Unis (TTIP) et d’autre part, le Canada (CETA) constitueraient une menace pour la gestion de l’approvisionnement en eau et de l’assainissement des eaux usées au sein de l’Union européenne.
L’eau n’est pas un bien comme les autres : sans elle c’est la vie qui s’arrête. Les Nations Unies ont d’ailleurs reconnu le droit à une eau potable propre et de qualité et à des installations sanitaires comme un droit de l’homme, indispensable à la pleine jouissance du droit à la vie. Au niveau européen, l’eau est considérée comme « bien public revêtant une importance fondamentale » et, de par son importance sociale et économique, l’eau fait partie des services d’intérêt général ce qui, entre autre, confère le droit de chaque pays de l’UE de choisir la façon dont les services sont fournis et oblige à garantir un niveau élevé de qualité, de sécurité et d’accessibilité, une égalité de traitement et une promotion de l’accès universel et des droits des utilisateurs.
Dans le cadre des discussions sur l’Accord économique et commercial global entre l’UE et le Canada (CETA), sur le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP) avec les USA ou encore sur le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TiSA), la Commission[[http://trade.ec.europa.eu/doclib/docs/2015/march/tradoc_153264.pdf ]] se veut rassurante en invoquant des garanties solides pour les services publics, notamment ceux liés à l’approvisionnement et l’assainissement de l’eau. L’UE entend protéger les services publics de l’avidité d’investisseurs privés étrangers et autres grandes multinationales grâce à certains mécanismes[[http://trade.ec.europa.eu/doclib/press/index.cfm?id=1140]]: possibilité d’établir des monopoles avec des prestataires exclusivement publics, garantie d’accès au marché à certains opérateurs publics, subventions différenciées, liberté pour les Etats membres de réglementer les services publics…
Malgré ces garde-fous vantés par la Commission, certaines ONG et opérateurs publics jugent que ces accords de libre-échange offrent des brèches juridiques dans lesquelles pourraient s’engouffrer les investisseurs étrangers, ou encore que les tribunaux d’arbitrage vont restreindre les pouvoirs publics dans leur souveraineté à réglementer, à l’instar d’autres traités sur la protection des investissements. Ainsi en 2009, Vattenfall (compagnie suédoise active dans la production et distribution d’électricité) a trainé l’Etat allemand devant un tribunal d’arbitrage pour un différend relatif aux contraintes imposées en matière de prélèvement et rejet d’eau dans l’Elbe[[https://www.iisd.org/pdf/2009/background_vattenfall_vs_germany.pdf]] . Montant réclamé à l’Etat allemand : 1,4 milliard€.
Pour garantir les droits fondamentaux liés à l’eau, l’association Right2water a lancé en 2013, avec succès, une Initiative Citoyenne Européenne (ICE) qui demandait que tous les citoyens de l’UE (et du monde) jouissent du droit à l’eau, que l’approvisionnement en eau ne soit pas soumis aux règles du marché intérieur et soit exclu de tout accord commercial. Cette IEC a aussi permis d’obtenir de la Commission d’exclure la fourniture des services liés à l’eau du champ d’application de la directive européenne sur l’attribution de contrats de concession. Une belle victoire qui protège ces services, puisque les « droits d’eau » ne seraient pas considérés comme « investissements » dans les traités de libre échange mais qui reste fragile puisque cette exclusion peut être révisée en 2019 par la Commission. Il ne faut donc pas écarter un élargissement de la couverture des services et concessions faisant partie de la liste positive « marchés publics » négociée entre l’UE et le Canada, et qui comprendrait alors les services d’approvisionnement en eau.
Par ailleurs, la protection des investissements prévue par le CETA donne des droits supplémentaires aux investisseurs étrangers par rapport aux opérateurs locaux et des voies de recours additionnels si ceux-ci s’estiment lésés. Une étude réalisée par des opérateurs publics de la gestion de l’eau en Allemagne[[L’équivalent des intercommunales en Allemagne (Stadtwerke) ont analysé les conséquences potentielles des traités sur leurs activités d’approvisionnement en eau https://www.stadtwerke-karlsruhe.de/swk-media/docs/presse/2016/wasserversorgung/Water-supply-in-CETA-TTIP-TiSA.pdf]] pointe un risque de litige lors de la désignation de zones de captage si les mesures de protection requises sont susceptibles d’entrainer un « manque à gagner » pour un investisseur étranger.
D’autre part, on assiste à une vague de remunicipalisation du secteur de l’eau en Europe. Ces initiatives visent à instaurer ou restaurer une meilleure qualité de service là où la libéralisation du secteur a montré ses limites. TTIP et CETA pourraient freiner une opportunité de construire des services publics de l’eau de qualité, accessibles et écologiquement soutenables, pour le plus grand bénéfice des citoyens.
Enfin, les approches différentes en matière de risques environnementaux de part et d’autre de l’Atlantique pourrait mettre à mal le principe de précaution et donc hypothéquer la qualité de l’eau que l’UE s’échine à améliorer. Des substances persistantes, bioaccumulables et toxiques (PBT) et biocides interdits en Europe sont toujours commercialisés aux USA ou au Canada. Par exemple, l’atrazine interdite chez nous depuis plus de dix ans mais qui est encore retrouvée dans nos eaux aujourd’hui est toujours autorisée aux USA. La législation européenne est en constante évolution sur le sujet des substances dangereuses (REACH, registre nanomatériaux, critères d’identification des perturbateurs endocriniens …) et les accords signés pourraient freiner l’UE dans sa volonté de restreindre la mise sur le marché de certains produits toxiques. Outre les débats sur les substances, des questions vont se poser sur les limites maximales de rejets ou seuils autorisés dans les eaux…
En Wallonie, pour réagir face aux menaces que font peser les traités de libre échange sur le secteur de l’eau, un récent décret[[http://nautilus.parlement-wallon.be/Archives/2015_2016/DECRET/369_3.pdf]] réaffirme le statut des différents services publics visés par le secteur de l’eau comme étant des services d’intérêt économique général. L’objectif est donc de préserver ces services de toute libéralisation et d’une compétition inégale face à des investisseurs étrangers jouissant de droits supplémentaires grâce au CETA ou au TTIP. Un décret qui fondamentalement est plutôt emblématique puisque le Conseil d’Etat déclare cette disposition superflue et n’apportant aucune garantie.
Pour se prémunir des dérives anti-démocratiques, d’un nivellement par le bas de la qualité des services publics ou encore d’une moindre protection de la santé et de l’environnement du citoyen européen, la seule voie pour les Régions et Etats est de s’opposer sans ambigüité à ces traités de libre-échange et non de procéder à des aménagements cosmétiques de la législation, fussent-ils importants pour sensibiliser les différentes composantes de la société aux dangers d’une Europe uniquement motivée par une logique de libre-marché.