Dans les années 1970, en réponse aux chocs pétroliers, l’industrie automobile concevait des véhicules plus aérodynamiques, moins consommateurs de carburant. Aujourd’hui, face aux bouleversements climatiques, la même industrie propose des véhicules plus grands, plus lourds, plus puissants.
En lançant la mode des SUV (pour « sport utility vehicles », soit des véhicules dont le design est inspiré de celui des « tout-terrain »), l’industrie automobile comptait bien développer un nouveau segment très lucratif. Elle ne percevait néanmoins certainement pas l’ampleur du succès que cette mode allait rencontrer.
En 2005, 0,2% des voitures neuves vendues en Belgique étaient, selon la terminologie de la FEBIAC, des « all road » (véhicules tout terrain) et 5,9% des « jeeplike » (encore appelées « crossover » ou SUV pour « sport utility vehicle »), soit des véhicules au design inspiré de celui des tout terrain mais offrant un niveau de « confort » semblable à celui d’une berline et peu souvent munis de quatre roues motrices. En 2016, les parts de marché de ces véhicules atteignaient respectivement 1% et 21,4%. La figure 1 présente l’évolution des ventes pour ces deux catégories de véhicules confondues. Les tendances ne faiblissent pas : selon les chiffres publiés par l’Echo début avril, les parts de marché des SUV ont atteint 30% en 2017 et 34,3% sur les trois premiers mois de 2018.
Figure 1 : Evolution du pourcentage de véhicules de type « jeeplike » (ou SUV) et « tout terrain » dans les ventes de voitures neuves en Belgique sur la période 2005-2016 (source : statistiques FEBIAC)
Derrière ces évolutions que semble guider la main invisible du marché se cachent des logiques financières. Dans une économie de croissance, les industries cotées en bourse n’ont d’autre choix que… de croître. Par ailleurs, en Europe occidentale, le niveau de motorisation de la population avoisine une voiture pour deux personnes. Ce qui laisse peu de marge à la croissance du parc automobile. Le respect de l’injonction de croissance économique du secteur implique dès lors :
- le renouvellement accéléré du parc automobile qui permet de maintenir le volume des ventes (mesuré en unités vendues) et utilise notamment les techniques « d’obsolescence sociale » jouant sur la psychologie du consommateur (attrait pour la nouveauté) et sur la stratégie marketing (qui rend les produits démodés aux yeux des consommateurs) ;
- la diminution des coûts de fabrication et l’orientation des achats vers des produits plus chers, techniques qui vont toutes deux permettre de faire croître les marges bénéficiaires par unité vendue ; la deuxième technique implique également des stratégies marketing suscitant le désir pour des objets ayant peu de rapport avec la satisfaction des besoins objectifs de mobilité.
« Rebonjour pulsation », « Belle et rebelle », « Ne laissez personne indifférent », … quelques slogans glanés dans le catalogue officiel du Salon de l’automobile 2018 suffisent à illustrer à quel point il n’est plus question de mobilité mais de désir suscité. Ce que confirme cette déclaration de Monsieur Philippe Dehennin, président de la FEBIAC : « Depuis le début des années nonante, il y a un retour très important du design dans le travail des constructeurs. Sachant que ce design, à pied d’égalité avec les technologies, crée et développe le désir. »[[La Libre Belgique, samedi 8 et dimanche 9 juillet 2017]] Désir de puissance, de sensations, de domination, … désir qu’est censé satisfaire le SUV de vos rêves – ou plus exactement des rêves qu’aura instillé en vous le marketing de l’industrie automobile.
Parallèlement à cette « SUVisation » du marché, l’augmentation de la masse et de la puissance de tous les modèles se maintient : +9,8% pour la masse sur la période 2001-2016 et +28,4% pour la puissance. La croissance de la seconde étant plus rapide que celle de la première, le rapport puissance/masse ne cesse d’augmenter (figure 2), ce qui n’est pas sans incidences sur l’insécurité routière. Ni sur le climat. D’une part, l’énergie nécessaire au mouvement d’un véhicule, et donc ses émissions de CO2, croissent avec sa masse. D’autre part, le moteur d’un véhicule puissant (et rapide) n’offre pas un rendement optimal dans la gamme de vitesses pratiquées lors des déplacements quotidiens. Enfin, un véhicule puissant induit une conduite plus « musclée », avec des accélérations plus importantes, lesquelles produisent des émissions plus élevées.
Figure 2 : Evolution du rapport puissance/masse des voitures neuves vendues en Europe sur la période 1980-2016
Résultat de cette course à l’abîme ? Durant les 5 dernières années, aucune amélioration réelle n’a été enregistrée en matière d’émissions de CO2 des voitures neuves vendues en Europe. Et les données récentes suggèrent que les émissions pourraient même avoir augmenté en 2017…
Ce n’est là qu’un aspect du bilan environnemental dramatique du secteur automobile. Dans son dernier rapport sobrement intitulée « Emissions de CO2 des voitures : les faits »[ Téléchargeable ici : [https://www.transportenvironment.org/publications/co2-emissions-cars-facts]], la fédération européenne Transport and Environment (T&E) passe en revue les différentes dimensions de ce dossier complexe. Une lecture saine, mais à ne pas recommander aux personnes sensibles…
Tant qu’à présent, l’excellence du lobby automobile pour affaiblir les législations avant leur adoption puis en contourner les règles ensuite en a toujours réduit l’efficacité à peau de chagrin. Cependant, si les effets de la législation sont insuffisants, il s’agit du seul outil susceptible de maîtriser les émissions du secteur automobile. Les constructeurs continuent donc à combattre tout renforcement de la législation et à prôner des solutions certes très efficaces pour améliorer leurs bilans financiers mais totalement inopérantes en matière de lutte contre les bouleversements climatiques, telles le renouvellement accéléré du parc. T&E a en effet calculé que, pour minimiser les émissions de CO2 sur le cycle de vie complet d’une voiture, la durée de vie optimale se situe entre 15 et 20 ans.
Les vraies solutions, dont ne veut pas entendre parler l’industrie, sont :
- la diminution de la taille du parc automobile : la fabrication et la fin de vie des véhicules induisent des incidences environnementales et sociales (notamment dans les pays du Sud) insoutenables ; la seule solution raisonnable consiste à réduire le nombre de véhicules en circulation ;
- la diminution de la taille, de la masse et de la puissance des véhicules : plus un véhicule est lourd et puissant, plus il faut d’énergie pour le mettre en mouvement, plus il est polluant et plus il est dangereux ;
- l’accélération de la migration vers des véhicules électriques : pour respecter les engagements climatiques de Paris, les voitures et utilitaires légers doivent être entièrement décarbonés ; ceci implique de mettre fin à la vente de voitures équipées de moteurs à combustion interne pour 2035 à l’échelle européenne ;
- la diminution du nombre de kilomètres roulés en voiture.
- Parmi les actes concrets que peuvent – et doivent – poser les pouvoirs politiques pour concrétiser ces solutions, citons-en cinq :
- au niveau européen :
- l’adoption d’objectifs de réduction des émissions de CO2 ambitieux pour 2025 et 2030 : les constructeurs ayant tendance à attendre la veille des échéances pour agir, il convient de baliser la voie avec des objectifs réguliers ;
- l’introduction de normes limitant la masse, la puissance, la vitesse de pointe et l’agressivité des voitures[Voir à ce sujet le dossier LISA Car : la voiture de demain : [http://lisacar.eu/dossier/]] ;
- au niveau des Etats et des régions :
- l’optimisation des outils fiscaux (ainsi, une taxe de mise en circulation bien pensée permet d’orienter efficacement les achats vers des véhicules modestes et peu polluants[Voir à ce sujet l’étude de benchmark réalisée par IEW en 2013 : [https://finances.belgium.be/sites/default/files/downloads/BdocB_2014_Q3f_Courbe_taxation_fr.pdf]]) ;
- l’adoption de politiques d’aménagement du territoire visant à limiter les besoins de déplacements ;
- l’investissement dans les modes les moins polluants (transports en commun, modes actifs) – avec, dans le cas de la Wallonie, un focus spécial sur le vélo.
Tout ceci, il convient d’en prendre conscience, est incompatible avec la bonne santé financière du secteur automobile dans une économie de croissance. Résoudre les problèmes de mobilité implique dès lors d’oser aborder le tabou de la décroissance de l’industrie automobile et de son indispensable mutation vers des activités participant à renforcer – plutôt que mettre à mal – la durabilité de nos sociétés. Seules la lucidité et le courage politique permettront de sortir des faux-semblants actuels.
Crédit photographique : http://rouelibre.org/2005/12/15/quelle-place-pour-les-4×4-en-ville/