Se réjouir, évidemment. Comment pourrait-on ne pas se féliciter du succès « inespéré », « historique », de la mobilisation de ce 2 décembre en faveur d’une action forte contre les dérèglements climatiques ? Le jour de gloire est enfin arrivé, couronnant plusieurs décennies de combat austère, de prêches dans le désert, de mises en garde snobées et d’appels à l’action ignorés. Cela justifie que l’on savoure le moment avec la fierté jubilatoire et un brin niaise du puceau goûtant aux plaisirs de la chair après des années de douloureuse (ré)pression hormonale.
L’enthousiasme et la satisfaction ne peuvent toutefois pas nous couper du réel. Pour paraphraser Gramsci, il serait dangereux de s’abandonner à l’optimisme de la volonté sans l’allier au pessimisme de la raison. Il y aura, ai-je entendu, « un avant et un après 2 décembre 2018 ». Soit. Il reste à voir de quoi cet « après » sera fait et, sans mauvais jeu de mots, les signaux sont très loin d’être au vert.
Le stratégiquement correct veut qu’on la taise mais la réalité s’impose, implacable : la situation n’est plus aujourd’hui grave mais désespérée. Le maintien de l’augmentation de la température globale sous le seuil des 1,5°C constitue depuis longtemps un impossible rêve et les dernières projections transforment en utopie l’objectif des 2°C, ultime frontière avant la plongée dans une boîte de Pandore scientifique. Alors, sans même interroger l’appropriation des enjeux et surtout de leurs conséquences par une foule trop hétérogène pour s’accorder sur des revendications précises – combien parmi ces 75.000 personnes « chaudes, chaudes, chaudes, plus chaudes que le climat » sont-elles réellement prêtes à accepter les « mesures fortes » qu’elles réclament[[J’ai (et vous avez sans doute) des amis venus battre le pavé bruxellois convaincus qu’« il faut changer notre façon de vivre ». Ainsi, tous trient leurs déchets, achètent en vrac dans des magasins bios, ont isolés leur maison équipée de panneaux solaires. Mais dans le même temps et sans notion d’une quelconque contradiction, certains s’envolent deux ou trois fois par an pour découvrir l’autre bout du monde, s’offrent les dernières innovations technologiques ou encore refusent de questionner leur installation dans une quatre façades éloignée de tout, « parce qu’on a quand même encore le droit d’habiter où on veut, non ? ». Nos discussions ne me laissent guère d’illusions quant à la volonté de ceux-là de renoncer à leurs plaisirs coupables…]] –, sans même relativiser l’importance de cet élan citoyen face à l’inertie ambiante – jugée sur des actes et non sur des discours –, la mobilisation risque fort de se révéler inutile car trop tardive. Comme dit le proverbe, « il est trop tard de fermer la porte de l’écurie quand le cheval a été volé ».
A cet égard, l’édito signé par Béatrice Delvaux dans « Le Soir » du 1er décembre me laisse plus que perplexe. Sous le titre, « Climat : la grande faillite du politique », elle écrit : « On n’aurait jamais dû en arriver là. A ces hauteurs de température et de niveaux des mers, à cette destruction de la biodiversité, à cette dévastation écologique. On n’aurait jamais dû en arriver là. A ce fossé social, à ce creusement des inégalités, à ce sentiment croissant d’exclusion. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir prévenu, mis en garde, alerté.
La responsabilité du politique dans l’état de nos sociétés et de la planète est énorme. Le manque d’écoute, de vision et de prise en charge a transformé ces deux fractures, sociale et environnementale, en urgences qu’on a pris le risque inouï de rendre, dans le premier cas, irrépressible et dans le second, irréversible.
C’est cette absence de réponse politique qui conduit aussi aujourd’hui à l’opposition apparente entre les précarisés de la société et les angoissés climatiques, entre les gilets jaunes qui bloquent les routes et les marcheurs pour le climat de ce dimanche. La fin du mois contre la fin du monde ! Cette dichotomie n’a évidemment pas de sens : les deux doivent être résolus. Mais le manque de courage, une stratégie de court terme électoraliste, la pression de groupes économiques notamment ont dicté les agendas de nombre de gouvernements nationaux et d’organes supranationaux, donnant aux « gens » le sentiment d’un grand abandon qui crée l’espace pour le désordre et l’affrontement. (…) »
Ce plaidoyer à charge contre « le politique » me semble exonérer trop facilement les citoyens de leurs responsabilités. Car c’est vrai, « on n’aurait jamais dû en arriver là ». Ou plutôt, « on aurait pu ne jamais en arriver là ». Pour cela, il suffisait – ah, « suffire », verbe magique… – que les électeurs en décident ainsi. Mais ils ne le firent pas, rebutés sans doute par la perspective de mesures non pas « punitives » mais bien « restrictives » considérées comme inquisitrices et inacceptables dans une société foncièrement libérale où l’intérêt particulier prime sur le mieux-être collectif.
Gouverner, c’est gérer le présent mais aussi et surtout préparer l’avenir. De ce point de vue, les politiques aux affaires ont trop souvent fauté en dédaignant voire méprisant les enjeux environnementaux. On peut et on doit leur en faire le reproche. Il convient toutefois de ne pas occulter que, ce faisant, ils allaient dans le sens d’un électorat ayant placé lesdits enjeux à la marge de ses préoccupations. On n’est pas dans une situation où il était impossible de savoir et de choisir ; l’alternative existait bel et bien. Des partis ont « prévenu, mis en garde, alerté » de longue date sans être majoritairement entendus et suivis par ces citoyens que l’on prétend aujourd’hui détenteurs du bon sens et de la sagesse éclairée qui manqueraient aux élus « déconnectés des réalités ».
Les responsabilités et la culpabilité apparaissent donc pour le moins partagées. Et c’est d’autant plus vrai que, par-delà les programmes des partis, les positionnements de chacun étaient au cœur des débats et donc connus de tous. Il est ainsi piquant d’entendre aujourd’hui le ministre wallon Jean-Luc Crucke, par ailleurs vice-président du MR, déclarer[[Interview sur la RTBF Radio, le 30 novembre 2018 https://www.rtbf.be/info/belgique/detail_la-wallonie-veut-accueillir-la-cop26-en-2020?id=10086059]] qu’« il faut le reconnaître, la Wallonie a été précurseur. Elle atteindra ses objectifs 2020, elle fera tout pour aller vers 2030 avec énergie passion, volonté » et appeler à l’organisation de la Cop26 (en 2020) en Belgique car « il y a encore beaucoup de gens aujourd’hui qui refusent de comprendre ce qui se passe, que cette terre est en train de crever. Eh bien, je crois que nous devons porter ce message, c’est aussi le rôle des autorité politiques de porter cette détermination. »(2) alors qu’en 2013, les élus de son parti dénonçaient haut et fort les objectifs wallons, estimant qu’« il faut arrêter de vouloir être le bon élève de la classe environnementale car cela a un prix ; il faut juste faire ce que l’Europe nous impose en la matière et nous concentrer sur les vraies priorités des Wallons ».
Le constat actant qu’il « il y a encore beaucoup de gens aujourd’hui qui refusent de comprendre ce qui se passe, que cette terre est en train de crever » prend en outre une saveur toute particulière quand on sait que Corentin de Salle, directeur du Centre Jean Gol, la boîte à idées et à programme du MR, est un climato-sceptique aussi revendiqué que militant.
A défaut d’être cohérents, les réformateurs libéraux ne sont pas sectaires!
Par-delà la question climatique, le mouvement de gilets jaunes français apparaît lui aussi révélateur de la schizophrénie citoyenne. L’essentiel des revendications qui motivent cette fronde se trouvaient en effet dans le programme de certains candidats à l’élection présidentielle de 2017 dont les scores cumulés atteignirent péniblement les 25%. Un résultat pour le moins paradoxal alors que, selon les sondages, 82% des Français – entendez « des personnes interrogées » – se disent en accord (66%) ou en sympathie (16%) avec le mouvement.
Alors, coupables, les politiques ? Oui, sans doute. Mais ils ne sont pas les seul.e.s., tant s’en faut. Dans un cas comme dans l’autre, les citoyens-électeurs ont eu l’opportunité de poser d’autres choix et définir d’autres priorités que celles qui nous ont conduits là où nous en sommes aujourd’hui. Peut-être cela n’eût-il rien changé, « le manque de courage, une stratégie de court terme électoraliste, la pression de groupes économiques » prenant le pas sur les convictions. Peut-être même cela eût-il été pire. Peut-être. Au moins, aurait-on essayé une autre voie, susceptible de nous sortir du cul-de-sac. Mais nous (oui, « nous », car nous sommes liés par un destin collectif) avons majoritairement choisi le business as usual plutôt que l’autre chose, autrement.
Il reste aujourd’hui à espérer que « nous » sachions tirer les enseignements de nos erreurs pour tenter de sauver ce qui peut encore l’être et éviter d’autres effondrements, environnementaux mais aussi économiques et sociaux. Sans quoi le droit à l’avenir qui ne peut se conquérir dans les urnes devra s’arracher autrement.