Le 20 septembre 2020, RTL TVI consacrait l’un des sujets de son JT du soir au dimanche sans voiture à Bruxelles. Interrogé en tant que représentant de Canopea, je tentais de répondre posément aux 3 questions de la journaliste, soulignant la nécessité de revenir à l’esprit initial de la journée sans voiture et d’en organiser de manière plus régulière. Ce qui me valut quelques réactions courroucées. Au-delà des réponses personnelles aux personnes qui m’ont interpellé, l’envie m’est venue de leur adresser une lettre ouverte présentant quelques réflexions que leurs commentaires (tantôt courtois, tantôt moins…) m’ont suggérées.
A vous qui avez pris la peine de m’adresser un message pour critiquer (plus ou moins courtoisement, plus ou moins vertement) la position des ONG d’environnement sur la journée sans voiture, merci. Merci d’avoir opté pour le dialogue (même si celui-ci s’apparentait parfois à l’invective). Dans cette logique de dialogue, il me tenait à cœur de vous adresser cette lettre ouverte, à vous et à celles et ceux qui ont pu être choqué.e.s par mes propos.
Rappelons avant toute chose les arguments que j’ai avancés :
- Il conviendrait de revenir à l’esprit initial de la journée sans voiture, à savoir une manifestation à date fixe (donc, tombant tantôt un lundi, tantôt un mardi, …) ayant pour objectif de démontrer que, pour nombre d’entre nous, il est possible, un jour ordinaire, de modifier nos habitudes de déplacement et de se passer de voiture en ville.
- Il conviendrait de multiplier ces journées dans le temps (sur une base mensuelle par exemple) et dans l’espace (dans le plus grand nombre de villes possible).
Vous vous êtes sentis agressé.es, nié.e.s, ne comprenant pas ce que vous avez perçu comme l’expression d’une rage anti-voitures, un mépris de réalités quotidiennes difficiles à vivre, une négation des efforts de telle ou telle commune, … J’aimerais vous assurer que, si c’est le message que vous avez reçu, ce n’est pas celui que j’ai voulu émettre.
Vous considérez, pour certain.e.s, que je dois être un « intellectuel hors sol » ou un « doux rêveur ». J’accepte bien volontiers le qualificatif de « doux », même si je ne suis pas particulièrement rêveur. Mais il me semble nécessaire de vous préciser que la personne à qui vous vous êtes adressés est assez différentes de certaines représentations a priori.
- S’il est vrai que j’ai eu la chance de pouvoir faire des études universitaires, j’ai également eu la chance de voir le jour dans une famille modeste, dans une petite ville de province, proche de la nature, dans une Belgique dont le parc automobile était alors (en 1965) environ 5 fois moins important qu’aujourd’hui. Une Belgique qui, quelques années plus tard, n’hésitait pas à mettre en place des « dimanches sans voiture » pour limiter les effets des crises pétrolières.
- Certain.e.s évoquent les difficultés de déplacements qu’ils ou elles rencontrent, difficultés associées à des problèmes de santé, sous-entendant que je ne peux pas comprendre – et que donc mon analyse est bancale. Or, il se fait que mon épouse et moi-même avons, à 5 années d’intervalle, été traités pour un cancer. Les longs traitements médicaux et des déplacements (en voiture !) que ceux-ci peuvent nécessiter ne me sont donc pas inconnus.
- Certain.e.s soulignent que les petits indépendants notamment ont besoin d’un véhicule utilitaire pour se déplacer, sous-entendant que je ne peux pas comprendre. Habitant une petite ville de province, j’ai la chance d’avoir des copains et amis exerçant des métiers très variés : menuisier-ébéniste, peintre, électricien, … Cette réalité ne m’est donc pas inconnue.
Ces mises au point ne visent ni à me « justifier » ni à faire état d’une très haute connaissance de terrain que je ne prétends pas avoir, mais simplement à vous rappeler que la personne à qui vous vous adressez vit dans le même monde que vous et que présupposer de la vie des gens n’est guère utile dans un débat tel que celui-ci.
Il est évident que, dans un système de transports fondé sur l’hypothèse implicite d’un haut taux de motorisation de la population, il est illusoire de priver la population de voitures du jour au lendemain. Le but de la journée sans voiture n’est pas là, loin s’en faut. Il n’est pas de créer de la souffrance, mais d’en enlever (nous y reviendrons). Il est dès lors évidemment indispensable de tenir compte de la réalité du terrain.
Ceci étant, au-delà des habitudes, contraintes et obligations des uns et des autres, divers éléments doivent également être pris en considération, me semble-t-il, pour juger de la durabilité de notre système de mobilité. Sans du tout être exhaustif, en voici quelques-uns :
- chaque année, le parc automobile belge croît de 68.100 unités (moyenne sur les années 2010 à 2019) ; placées parechoc contre parechoc, ces voitures feraient une file de 300 km (298 pour être précis), ce qui n’est pas négligeable en termes d’impacts sur l’espace public – et de finances publiques ;
- 646 personnes ont perdu la vie sur les routes belges en 2019, 3.600 y ont été gravement blessés (plus de la moitié de celles-ci garderont des séquelles physiques et ou psychologiques à vie) ;
- la pollution de l’air induite par le trafic routier cause environ 1.800 morts par an en Belgique (ordre de grandeur établi sur base des chiffres de l’Agence européenne de l’Environnement) ;
- la pollution de l’air n’induit pas que des décès ; les personnes atteintes de maladies respiratoires subissent des souffrances horribles ; voici quelques extraits d’une lettre qu’une de ces personnes, atteinte de mucoviscidose, me proposait de lire lors d’une audition au Sénat (le 23 février 2018) :
Pour nous, malades chroniques, nos poumons « brûlent » au contact de la pollution, exactement comme s’ils étaient attaqués par un produit corrosif. Avoir mal provoque le sentiment d’être menacés en permanence par l’air que nous ne pouvons nous empêcher de respirer et suscite une colère légitime contre ceux dont l’inaction réduit drastiquement notre espérance de vie. […]
Les personnes fragiles, qu’il s’agisse de nourrissons affectés de plus en plus par les bronchiolites, ou de personnes âgées, ou d’insuffisants respiratoires, sont comme les canaris que l’on plaçait autrefois dans les mines : parce qu’ils succombent les premiers sous les gaz toxiques, ils sont le signe qu’il est temps de fuir. Mais où? […]
Nous sommes peu nombreux à témoigner car nous passons déjà tant de temps à nous soigner, à être hospitalisés, à nous calfeutrer sans sortir quand il y a des pics de pollution […] Aussi sommes-nous souvent invisibles. […] ;
- les transports représentent environ ¼ des émissions de gaz à effet de serre des pays développés. Entre 1990 et 2018, en Belgique, ces émissions ont augmenté de 35% environ – il faudrait qu’elles baissent de 95% entre 1990 et 2050 si l’on voulait offrir à nos enfants et petits-enfants une planète plus ou moins viable : « Dans les trajectoires qui limitent le réchauffement planétaire à 1,5 °C sans dépassement ou avec un dépassement minime, les émissions anthropiques mondiales nettes de CO2 diminuent d’environ 45 % depuis les niveaux de 2010 jusqu’en 2030, devenant égales à zéro vers 2050 »1. Ceci n’est pas l’avis personnel d’un « intellectuel élevé hors sol », mais le consensus scientifique validé par le GIEC (groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) qui regroupe l’ensemble des représentants de tous les pays du monde, mandatés par leurs gouvernements.
- Un autre groupe d’experts intergouvernemental, travaillant sur la biodiversité (l’IPBES), publiait en mai 2019 son évaluation mondiale sur la biodiversité1, soulignant l’impérieuse nécessité de mettre en place un « changement en profondeur », soit « une réorganisation en profondeur à l’échelle du système de l’ensemble des facteurs technologiques, économiques et sociaux, y compris des paradigmes, des objectifs et des valeurs. »
Le système de transports que connaissent les pays dit développés n’est simplement pas soutenable. C’était déjà le constat posé par l’OCDE en 1996. Malheureusement, les incidences négatives des transports se sont fortement accrues depuis. Dès lors, de deux choses l’une : soit on accepte cet état de fait comme une fatalité, soit on tente d’y remédier. Dans ce second cas, il existe schématiquement deux voies. La première est celle du choix des évolutions technologiques comme remède principal aux problèmes susmentionnés. Une observation dépassionnée des dernières décennies tend hélas à prouver l’inefficacité de ce remède. La deuxième voie est celle du choix des changements en profondeurs appelés de ses vœux par l’IPBES. Ce qui implique notamment de modifier le système de transport de manière fondamentale. C’est cette seconde voie, la plus difficile, sur laquelle nous tentons de cheminer chez IEW.
Maintenant, je vous l’accorde : la journée (ou plutôt le dimanche) sans voiture tient un peu, de nos jours, d’une sorte de kermesse annuelle où les personnes désireuses de (re)découvrir Bruxelles sans bruit de trafic ni pollution profitent de cette occasion unique de circuler en sécurité dans l’espace public à pied, à vélo, … D’autres villes en Wallonie ferment aussi l’une ou l’autre voirie, mais jamais un centre-ville complet. Si cela peut être perçu comme une mesure très forte par rapport aux habitudes de mobilité, cela ne contraint pas vraiment chaque citoyen à repenser sa mobilité lors de ses déplacements usuels. Il est loin l’esprit des débuts où il s’agissait de faire découvrir que, s’il est impossible pour nombre de personnes de changer de mobilité du jour au lendemain – et s’il faut tenir compte absolument de la réalité de ces personnes – il est parfaitement possible, pour de nombreuses autres, de se déplacer autrement dès aujourd’hui.
Revenir, sur une base mensuelle, à l’esprit initial de cette journée de démonstration, d’information et de sensibilisation ne constitue, me semble-t-il, qu’un premier pas timide sur la voie des changements en profondeur indispensables pour répondre aux défis schématiquement présentés ci-dessus, changements en profondeur qu’il conviendrait de mettre en place urgemment (2030, c’est demain).
Je me permettrai de terminer sur une citation de Martin Luther King : « Sur les squelettes blanchis et les vestiges épars de maintes civilisations sont écris ces mots pathétiques : « Trop tard » ». Une civilisation qui, face aux défis des bouleversements climatiques, de l’effondrement de la biodiversité, de la mortalité routière, de la pollution induite par le trafic, … une civilisation, donc, qui face à ces défis n’ose même pas faire, 12 jours par an, l’expérience d’une autre mobilité me semble malheureusement s’acheminer vers ce funeste destin. Regarder ce constat pour le moins inquiétant et tenter d’y remédier, est-ce agir en personne déconnectée des réalités ?
Meilleures salutations,
Pierre Courbe