Pierre Ozer (UR Sphères, ULiège) et Pierre Courbe (Inter Environnement Wallonie)
Le Jury d’Ethique Publicitaire (JEP), organe d’autodiscipline du secteur publicitaire, traîne depuis longtemps un caillou de taille dans sa chaussure : la publicité du secteur automobile. Lorsque les plaintes relatives aux agissements de ce dernier affluent, le JEP reflue. Mal à l’aise, il temporise, renâcle, botte en touche, à rebours de ses objectifs et engagements. Le traitement des plaintes déposées en 2020 en apporte une nouvelle preuve.
Créé en 1974 par le Conseil de la publicité (devenu Centre de la Communication le 25 mai 2020), le JEP base son action d’autodiscipline sur la collaboration volontaire des annonceurs, des agences et des médias. Le JEP a pour mission d’assurer une publicité loyale, véridique et socialement responsable, il « agit pour le consommateur ». Le JEP « prend à cœur chaque plainte », il est « rapide et efficace ».
En outre, d’après son site internet, le JEP a pris 51 décisions en 2020, soit un nombre extrêmement faible sachant que 164 dossiers ont été traités en 2019, et que la moyenne annuelle de ces dix dernières années est de 213 dossiers traités (Figure 2).
La semaine du 18 au 24 octobre 2020, pas moins de 83 plaintes ont été déposées au JEP à l’encontre de publicités dans le secteur automobile pour non-respect de l’environnement et tromperie ; le plaignant les jugeant essentiellement contraires au code de la publicité écologique, au Code de la Chambre de Commerce Internationale et au Code en matière de publicité pour les véhicules automobiles ainsi que leurs composants et accessoires (dit code FEBIAC). Dix-neuf plaintes supplémentaires ont ensuite été déposées durant les semaines suivantes. Un exemple de plainte est donné à la figure 1.
A chaque plainte, une réponse automatique : « Nous examinons votre plainte et revenons vers vous dès que possible. Si vous ne recevez pas de réaction de notre part dans les 5 jours ouvrables, nous vous prions de bien vouloir nous contacter ».
Le 23 octobre 2020, le plaignant reçoit ce message :
Cher Monsieur,
Nous avons bien reçu vos 66 plaintes relatives à des publicités auto.
Nous vous informons que compte tenu des mesures prises par les pouvoirs publics fédéraux dans le cadre de la crise sanitaire, les équipes du Centre de la Communication (anciennement le Conseil de la Publicité) / JEP font en ce moment du télétravail. La procédure concernant le traitement des plaintes et les réunions du Jury a également dû être adaptée.
Nous allons donc examiner en interne comment donner suite à vos plaintes de la manière la plus appropriée.
Nous reviendrons donc vers vous prochainement mais il est très probable que cela prenne davantage de temps que d’habitude.
Nous vous remercions d’avance pour votre compréhension.
Bien à vous,
Priscilla Moens
Secrétaire Adjoint / Adjunct Secretaris
Jury d’Ethique Publicitaire / Jury voor Ethische Praktijken inzake reclame
Motifs de la plainte : Les mentions « INSPIREE PAR LA NATURE », « UN 4X4 ECOLOGIQUE, DURABLE ET URBAIN », « L’ADN 100% JEEP DANS UN MOTEUR RESPECTUEUX DE L’ENVIRONNEMENT » et « PRENONS SOIN DE DEMAIN » constituent des affirmations absolues induisant de façon implicite que la voiture en question n’aurait pas d’effets sur l’environnement, ce qui n’est en réalité pas le cas. Cette publicité est donc contraire à l’article 7 du code de la publicité écologique et à l’article E1 du Code de la Chambre de Commerce Internationale.
Six semaines plus tard (le 3 décembre 2020), le plaignant reçoit un nouveau courrier du JEP.
Cher Monsieur,
Nous espérons tout d’abord que notre email vous trouve en bonne santé, en cette période compliquée.
Nous accusons bonne réception de vos 102 plaintes. Comme annoncé, nous avons donc examiné en interne le meilleur moyen de les traiter. Le nombre très élevé de plaintes rend assez difficile le traitement de chaque plainte une à une. Cela est d’autant plus vrai en cette période de crise sanitaire dans la mesure où notre équipe fait du télétravail et les réunions du Jury se déroulent à distance.
Nous en avons avisé le Centre de la Communication (anciennement le Conseil de la Publicité) et avons décidé d’en avertir les fédérations concernées, à savoir Febiac et Traxio. Ces dernières nous ont proposé d’organiser une vaste campagne d’information et de sensibilisation de leurs membres respectifs à propos des mentions CO2 et consommation de carburant et des allégations environnementales ; et ce en se basant sur vos plaintes notamment. Nous ferons de même auprès des membres du Centre de la Communication (annonceurs, médias et agences de communication). Après un examen général de vos plaintes, nous constatons en effet qu’a priori, une partie substantielle d’entre elles n’est pas dénuée de fondement et méritent certainement que le secteur en tire les conclusions pour l’avenir.
Cette solution nous semble plus constructive qu’un traitement de chacune des plaintes.
Nous tenons aussi à vous rassurer quant au fait que nous n’avons évidemment pas divulgué votre identité aux fédérations précitées ; et ce conformément au Règlement du JEP.
Nous nous engageons enfin à vous tenir ultérieurement informé des démarches concrètes qui auront été engagées par ces fédérations qui – croyez-le – ont pris très au sérieux le signal émis au travers de vos plaintes.
Il en est de même pour le Centre de la Communication / JEP.
Notre objectif commun reste en effet que les règles légales et éthiques applicables à la communication publicitaire soient scrupuleusement respectées par les acteurs de notre secteur.
Portez-vous bien.
Bien à vous,
Bart Du Laing
Secretaris / Secrétaire
Jury d’Ethique Publicitaire / Jury voor Ethische Praktijken inzake reclame
Rue Barastraat 175 – 1070 Brussels
Tel: 02/502.70.70
E-mail: info@jep.be
Le JEP souhaite-t-il garder ses bonnes performances affichées d’emblée dans son dernier rapport (accessible) annuel de 2019 ? En effet, dans l’aperçu général, le JEP précisait « dans les 189 dossiers de plainte clôturés en 2019, dans 68% d’entre eux, le JEP a estimé n’avoir pas de remarques à formuler (128 dossiers) dans la mesure où les publicités concernées s’avéraient conformes aux dispositions légales et autodisciplinaires relatives à la question signalée ». Avant de poursuivre par « Après une petite baisse l’année précédente, la ligne de la relation entre le nombre de décisions ‘pas de remarques’ et le nombre de décisions de modification ou d’arrêt de la publicité s’est donc à nouveau prolongée en 2019 ».
En 2020, donc, sur les 51 dossiers traités, 32 se sont conclus sur une décision « pas de remarque », soit 62,7 %, valeur proche de la « petite baisse » observée en 2018 (62,5%). Le bilan aurait été tout autre en intégrant les 102 plaintes jugées « non dénuées de fondement ». En tenant compte de ces 102 plaintes pour lesquelles l’avis aurait été « décision de modification ou d’arrêt », le pourcentage de dossiers soldés sur une décision « pas de remarque » serait tombé à 20,1 %, soit le pire résultat de ces dix dernières années. Cela serait un aveu d’impuissance de la part du JEP quant à son objectif qui est que « les règles légales et éthiques applicables à la communication publicitaire soient scrupuleusement respectées par les acteurs de notre secteur » (cf. second courrier du JEP reproduit ci-dessus) alors que le dossier de la « pub voiture » est sur la table du JEP depuis 2008…
Soucieux que le bilan annuel du secteur publicitaire ne soit pas terni du fait des dérives du secteur automobile, craignant peut-être d’être noyé sous des plaintes se rapportant à des publicités diffusées par ce dernier, le JEP/Centre de la Communication a tenu, le 21 décembre 2010, à rappeler les règles à respecter.
La prudence, il est vrai, est de mise. Car lorsque, sous l’effet d’une mobilisation citoyenne, les dérives du secteur automobile sont dénoncées, le bilan du JEP « plonge », comme ce fut le cas pour les années 2008 à 2011. En 2008, 204 dossiers furent instruits par le JEP à l’encontre de publicité dans le secteur automobile, 62 en 2009, 400 en 2010 et 258 en 2011. Les critères d’examen de ces plaintes portaient essentiellement (98,3 % des 924 dossiers) – comme en 2020 – sur le non-respect de l’environnement et/ou la tromperie du consommateur. A cette époque, toutes les plaintes avaient été traitées. Et les pourcentages de dossiers conclus sur une décision « pas de remarque » furent de 37,5% en 2008, 39,2% en 2009, 17,3 % en 2010 et 21,4% en 2011. Ainsi, en reprenant les dossiers instruits par le JEP au cours de ces vingt dernières années, il apparait clairement que les publicités automobiles représentent l’essentiel des infractions environnementales (Code de la publicité écologique et les articles 4 et 5 (respect de l’environnement) du Code en matière de publicité pour les véhicules automobiles ainsi que leurs composants et accessoires) (Fig. 2). Au cours des vingt dernières années, les quatre années qui ont présenté un pourcentage de décisions « pas de remarque » inférieur à 40% (17% à 39%) sont celles où de nombreuses plaintes contre des publicités automobiles ont été déposées par des consommateurs (2008 à 2011, Fig. 3). Par ailleurs, près de 90% des « décisions de modification ou d’arrêt » des publicités depuis 2001 pour non-respect des dispositions autodisciplinaires (codes et règlementations) environnementales et écologiques sont le fait unique de la publicité automobile (Fig. 4).
En fait, le principe est simple : s’il n’y a pas de plaintes, il n’y a aucun problème. Mais si les plaintes arrivent en masse, le JEP et le Conseil de la publicité (maintenant Centre de la Communication) doivent traiter un problème généralisé. A chaque fois, des ‘aménagements’ sont réalisés. Et à chaque fois, le JEP fait mine que tout est réglé : « Une nouvelle fois, le secteur publicitaire a démontré son sens de l’autodiscipline en assumant la responsabilité sociale qui lui incombe » indique le rapport 2011 du JEP (p. 8) dans son chapitre intitulé « L’autodiscipline en action dans le dossier de la publicité automobile ».
Ne pas traiter les plaintes en 2020, c’est fermer les yeux sur ce problème récurrent et structurel dans le milieu de que l’industrie automobile ne respecte pas – ou mal – les lois, codes et règles en matière de publicité, protection de l’environnement et écologie. A titre illustratif de cette absence de respect, il est utile de rappeler que, en 2010, la totalité des 203 plaintes déposées auprès du JEP et concernant des publicités automobiles avaient été reconnues par celui-ci comme ne respectant pas la loi belge.
Dans les faits, depuis 2008, peu de choses ont changé dans le cadre de la publicité automobile…
Par contre, oui, une chose a dramatiquement changé : le climat. Avec – pour la première fois – plus de 12°C de température moyenne, l’année 2020 est la plus chaude jamais enregistrée depuis le début des observations en Belgique (1833). Et cela a des répercussions directes et indirectes sur notre vie quotidienne : les dix années les plus chaudes en Belgique depuis 1833 ont toutes été observées au 21e siècle et il faut remonter au printemps 2016 pour avoir des températures saisonnières qui ne sont pas supérieures à la moyenne 1981-2010 ! De multiples records ont été dépassés : l’impensable 34,3°C à Uccle à la mi-septembre ; la canicule du mois d’août – la semaine la plus chaude jamais enregistrée dans le pays – qui a emporté 1503 personnes (bien plus que lors des vagues de chaleur précédentes) ; aucun jour d’hiver (pendant lequel la température maximale est négative) entre le 1er janvier et le 31 décembre 2020 ; sans oublier la terrible sécheresse qui – elle aussi – devient chronique.
Pas de quoi s’inquiéter, cependant : tout est sous contrôle. Merci le JEP. Merci l’autorégulation. Il semble évident que l’inertie règne en maitre dans de nombreux domaines, dont la publicité.
Tant que ces pratiques ne seront pas remises en question en profondeur, il est totalement illusoire de penser un seul instant que nos sociétés – dont la Belgique – pourront atteindre les objectifs européens en matière climatique, à savoir atteindre -55% d’émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030 par rapport au niveau de 1990. Or, entre 1990 et 2018, ces émissions n’ont baissé que de 22% et sont stabilisées depuis 2014… Il reste donc à diminuer de 33% durant la décennie qui vient. Pour ce faire, il est impératif de sortir de la logique de la surconsommation dans un modèle économique fondé sur une croissance sans limite. Croissance qui se traduit aussi dans les caractéristiques des voitures vantées par la publicité automobile, toujours plus lourdes, toujours plus puissantes. La procrastination doit être remplacée dès aujourd’hui par une action forte immédiate, cohérente, contraignante et socialement juste pour limiter les émissions de gaz à effet de serre. À l’instar de certaines mesures fortes prises contre la propagation du coronavirus.