Existe-t-il un monde où nous vivrons en bonne intelligence avec ce qui, en nous et hors de nous, ne veut pas être domestiqué ? Baptiste Morizot a tenté de répondre à cette question à propos de la cohabitation avec les loups1. Thom Van Dooren continue d’explorer cette voie à partir des expériences de cohabitations (réussies ou non) avec les corbeaux.
Dans le sillage des corbeaux2 de Thom Van Dooren est un livre passionnant qui s’articule autour de cinq récits de rencontres d’humains et de corbeaux dans des situations qui obligent les premiers à réellement prendre les seconds en considération.
Plus précisément :
• des corbeaux de Torres en conflit (ou pas) avec les habitants d’une banlieue de Brisbane (Australie) ;
• un élevage en captivité de Corneilles d’Hawaï (‘alālā) en vue d’une réintroduction de l’espèce sur la Grande île d’Hawaï, sur fond de conflits avec les chasseurs de sangliers ;
• l’éradication par les autorités communale de Hoek van Holland, aux Pays-Bas, près de Rotterdam, d’une colonie de corneilles d’Inde probablement arrivées là via les portes-containers ;
• l’utilisation de technologies de pointes (imprimantes 3D, lazer…) pour effrayer les Grands Corbeaux prédateurs de tortues rares (en voie de disparition) dans le désert de Mojave ;
• et, enfin, l’avenir incertain des humains et des corneilles des Mariannes (Aga) sur l’île de Rota, dans le Pacifique.
L’auteur s’attache alors, pour mettre en perspective ces récits, à croiser ces études de cas avec cinq « mots-clés », respectivement communauté, héritage, hospitalité, reconnaissance et espoir. « Chacun d’entre eux est un mode de faire-monde, un espace de possibilités qui permet de comprendre et de mettre en œuvre des mondes, avec toutes les occasions et les limites que cela implique. » précise-t-il.
Ces histoires servent à la fois à attirer l’attention sur la situation critique de certaines espèces et à poser des questions sur la manière de trouver des moyens moins nocifs d’habiter collectivement le monde. Les arguments développés par Van Dooren s’inspirent des réflexions de Donna Haraway en faveur des savoirs situés, qui soutiennent ce qu’il appelle une éthique inquiète qui refuse de faire des déclarations universelles sur la façon dont les relations entre les espèces devraient se dérouler.
L’attention à cette « éthique multispécifique » permet ce que la psychologue et philosophe belge, Vinciane Despret appelle une réponse « diplomatique ». « Avec son amie et collaboratrice Isabelle Stengers, et en dialogue avec les récents travaux de Baptiste Morizot, Vinciane Despret examine la possibilité d’interactions entre êtres humains et animaux sauvages sur la base de l’influence plutôt que du contrôle. Au lieu d’essayer uniquement de dominer l’autre, peut-être en ayant recours à des méthodes létales, d’exploiter leurs faiblesses, la diplomatie a pour but de travailler avec les forces de l’autre : elle cherche à créer de nouvelles possibilités plutôt qu’à imposer l’ordre prédéterminé par l’une des parties. »
Ces histoires d’humains et de corbeaux s’inscrivent dans des enjeux familiers, mais aussi problématiques, propres à notre époque : la mondialisation, l’urbanisation, la conservation, la (dé)colonisation et la remise en question de l’habitat dans un contexte de profonds bouleversements écologiques. Dans sa postface, Vinciane Despret avance que l’ouvrage de Van Dooren est précisément une réponse « aux difficultés et aux incertitudes profondes qui semblent caractériser notre époque. » Je la cite : « Dans le sillage des corbeaux est fondé sur la conviction que nous avons tous des responsabilités multiples et enchevêtrées envers d’autres : envers les populations, envers les corvidés, et envers les innombrables autres qui forment les réseaux plus larges de vie et de mort dans lesquels, par ces mondes partagés, nous sommes tous entremêlés. Mais au-delà de la simple reconnaissance de responsabilités multiples, le présent livre émane de l’idée qu’aucune des responsabilités ne peut être bien endossée dans la solitude : cultiver des mondes épanouis suppose des modes d’attention au diapason des relationalités bioculturelles épaisses et polymorphes, assorties de leurs histoires complexes et de leurs possibilités d’avenir. »
Et elle ajoute, aspect qui mérite une attention toute particulière : « Pour ce faire, il ne faut pas nous détourner de ces processus d’effondrement qui modèlent dans une large mesure notre monde contemporain. Nous devons à l’inverse leur faire face (…).
L’ouvrage est également ponctué de descriptions passionnantes des comportements particuliers des corvidés – expérimenter, voler, coopérer, fumiger et offrir – qui affinent la figure du « corbeau » trop souvent ramenée à La Fontaine, à Hitchcock ou à de sinistres et bruyants nuisibles à éliminer.
Comme le résume le Dr Ben Garlick dans sa lecture de l’ouvrage, « l’intention n’est pas de résoudre les conflits, mais plutôt de plaider en faveur d’une attention permanente, située et attentive aux relations entre l’homme et l’animal telles qu’elles se présentent, et en gardant à l’esprit les arrangements alternatifs, plus vivables, qui pourraient être encouragés ».
Il continue : « une telle approche n’ignore pas que, dans chaque situation empirique, des décisions doivent être prises rapidement si des vies (et des mondes) doivent continuer ou être (re)créés. Une tension profonde – entre d’une part le désir de ne pas préconiser une voie à suivre dans chaque cas pour plutôt abonder dans sa complexité et d’autre part l’urgence de la situation à laquelle sont confrontés les corbeaux (et d’autres) – hante le livre.
Bref, une passionnante incursion, tout en finesse, dans la vie croisée d’oiseaux particulièrement intelligents et d’humains souvent inquiets, désorientés, mais aussi sensibles et créatifs – quand ils ne sont pas expéditifs et fermés. Ce qui est évident c’est que cette incursion nuancée dans l’essence de nos rapports aux animaux est très éclairante sur les multiples facettes de la nature humaine.
La postface écrite par Vinciane Despret est dans la même veine : passionnante notamment du fait des perspectives qu’elle ouvre dans l’approfondissement des relations interspécifiques. Nous y reviendrons lors de la présentation de : Et si les animaux écrivaient, Paris, Bayard, coll. « Petites conférences », 2022
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