Sangliers, un si funeste destin…

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Le 1er octobre, la chasse est ouverte en Wallonie. Cette activité suscite de nombreux débats dans la société civile et est l’objet d’importantes tensions au niveau politique. Si le sujet est plus complexe qu’il n’y parait, les éléments objectifs appelant une meilleure régulation de la pratique sont connus de longue date. Leur prise en compte tarde… Une saine lecture pour rafraîchir les mémoires sur les principaux enjeux à partir du cas emblématique du sanglier.

Quand, chez nous, on parle de grands ongulés, il y a d’abord le cerf.

Dans un remarquable ouvrage consacré au cerf combinant photographies et textes de qualité, Gérard Jadoul et Philippe Moës expliquent que la présence du cerf dans l’art rupestre témoigne d’une histoire fascinante, à travers les âges et les civilisations, de la relation de l’homme à cet animal mythique. Mais, aujourd’hui, « artificialisation, utilisation du cerf à des fins de satisfaire des egos ou de conclure une « affaires »… Le cerf est très (trop) intimement lié au monde de la chasse. Ce qui a été écrit sur lui se résume très souvent à cette identité de gibier et à son caractère de porteur de trophée. Bien peu de récits ou d’études liées aux biches. Rien ou si peu de choses sur les longs mois de la repousse des bois, sur la vie des clans de mâles en dehors de la saison de reproduction. Rien ou presque sur l’éthologie de l’animal sur sa vie grégaire, sur les rapports au sein des hardes. La vie du cerf semble se résumer au brâme et à cette seule période où l’on chasse ». Il est urgent « d’inverser la logique qui veut que le trophée cache le cerf et que le cerf nous cache la forêt ». Et de voir « à nouveau, en cet animal, les liens fragiles qui nous unissent à la Terre et notre statut, commun avec lui, de simples tranhumants sur cette planète bleue »1.

Vient ensuite le sanglier…

Raphaël Mathevet, écologue et géographe au Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive de l’Université de Montpellier : « Il y a cinquante ans encore, le sanglier était un animal difficile à voir, qui représentait l’espèce sauvage par excellence et fascinait les naturalistes autant que les chasseurs. Ces derniers mesuraient volontiers leur bravoure en s’affrontant à cet animal farouche, dangereux, (…) Dans la mythologie grecque, combattre un sanglier était d’ailleurs l’un des douze travaux d’Hercule ! Aujourd’hui, le sanglier semble omniprésent, au bord des routes, dans nos villes même. Partout où nos travaux en écologie nous mènent, on ne nous parle que de lui et des dégâts qu’il occasionne.

On ne le voit plus comme une espèce sauvage, mais comme une masse animale indistincte qu’il faut réguler. Plus personne ne semble s’intéresser à l’animal, ni ne prend sa défense comme on peut le voir pour l’ours ou pour le loup – pas même les naturalistes. Nous avons voulu comprendre comment ils avaient pu changer de statut aussi vite et ce qu’il dit de notre rapport à la nature »2.

Cet effort de compréhension nous est présenté dans un livre aussi étonnant qu’intéressant : Sangliers, géographies d’un animal politique co-écrit par Raphaël Mathevet et Roméo Bondon3.

Le sanglier, un animal « cynégétisé »

Ces deux naturalistes et géographes de l’environnement nous y expliquent qu’aujourd’hui, quand il est question de sanglier, on entend presqu’exclusivement le discours des chasseurs (discours cynégétique), à côté de celui des agriculteurs victimes des dégâts, et celui des vétérinaires préoccupés des maladies qui pourraient notamment mettre à mal l’économie de l’élevage industriel intensif de leur cousin, le cochon domestique (la peste porcine par exemple). Le sanglier « a été pour ainsi dire « cynégétisé » : on a fait de lui, non plus une espèce sauvage, mais une espèce-gibier transformée par la chasse et pour la chasse. »

Dans la peau d’un sanglier

Ils n’ont pas hésité, pour bousculer cette approche réductrice dominante, à convoquer dans le débat… les sangliers eux-même ! « Le perspectivisme animal » est, nous disent-ils, « de plus en plus mobilisé par les philosophes, et « parle » aux naturalistes que nous sommes : pour pouvoir observer un animal et en tirer des connaissances, le naturaliste essaie de penser comme lui, afin d’anticiper comment il va se comporter, où il va aller… Se placer du point de vue de l’animal, c’est peut-être ce qui a été oublié et manque actuellement dans la gestion du sanglier »2. C’est là un des aspects étonnant de ce livre : l’argumentaire, solide et hautement documenté, est ponctué de séances où les auteurs se mettent dans la peau d’un sanglier, ce qui, de manière assez convaincante, nous rend l’animal présent, comme acteurs, aux côtés de tous les autres, qu’il conviendrait de convoquer.
Une philosophe belge, Vinciane Despret, est une remarquable initiatrice de la question d’être attentif·ve·s aux animaux, de leur donner une place, et, si vous souhaitez vous lancer dans cette passionnante réflexion sans vous prendre la tête, elle vient de commettre un édifiant petit opuscule reprenant une conférence qu’elle a tenue en présence d’enfants : Et si les animaux écrivaient4 ? Un régal !!

Une approche locale et multi-acteur·trice·s

C’est aussi ce que l’on retient de cette lecture : un appel à réunir un maximum d’acteur·trice·s autour de cette question de la cohabitation, à totalement réinventer, avec cet animal qui, dans la foulée, retrouverait son statut de faune sauvage vivant dans un territoire où la nature est suffisamment respectée. Et un appel à traiter ces questions, « sur le terrain », localement. De nombreuses disciplines sont également convoquées, de la géographie à l’éthologie en passant par la philosophie (dont l’éthique). « Savoirs situés », « éthique inquiète », « responsabilités multiples et enchevêtrées », « complexité et urgence » : on retrouve ici les thèmes principaux de Tom Van Dooren dans son approche diplomatique des corvidés.

Une approche zoopolitique

La fin de l’ouvrage est consacrée à la présentation d’une approche zoopolitique du sanglier : il s’agirait de politiser la question animale (via ici le destin des sangliers) en intégrant les intérêts des animaux dans la définition du bien commun.

« L’enjeu de la politisation de la question animale est de faire en sorte que de plus en plus d’êtres humains fassent entrer les animaux dans la sphère de leur considération morale. Les changements législatifs peuvent venir après cette évolution qui se situe sur le plan des représentations et de la morale, laquelle ne se limite plus à nos rapports aux autres hommes. L’apport de la politisation de la question animale est aussi de sortir le problème des violences infligées aux animaux de l’invisibilité sociale et politique. Il s’agit d’amener les êtres humains à mesurer les conséquences de leurs modes de vie sur d’autres êtres vivants avec lesquels ils partagent une commune vulnérabilité. Enfin, cette approche habitue les citoyens à penser que l’amélioration de la condition animale est un devoir de l’Etat, un objectif qui doit pouvoir compter quand on délibère sur les questions relatives à l’agriculture, à l’élevage, à l’éducation, etc »5.

Le tout s’inspire notamment des travaux des philosophes canadiens Sue Donaldson et Will Kymlicka sur la coexistence entre les humains et les animaux, travaux dont la synthèse est publiée dans l’ouvrage Zoopolis, une théorie politique des droits des animaux6. Ils proposent une intéressante distinction entre les animaux domestiques citoyens, les animaux sauvages souverains et les animaux liminaires.

Les auteurs de Sangliers inscrivent aussi cette approche zoopolitique dans la suite, notamment, des travaux du philosophe français Jacques Derrida « qui disait que nous sommes entrés depuis deux cent cinquante ans et surtout depuis que l’élevage industriel s’est généralisé dans une guerre au sujet de la pitié.  Cela signifie que nous avons tout fait pour réprimer ce moment pathique de la morale qu’est la pitié, cette identification préréflexive et pré-rationnelle avec tout être sensible dont Claude Lévi-Strauss disait qu’en son absence il n’est ni lois ni mœurs ni vertu. En ce sens, le rapport aux animaux, avec lesquels la communication s’effectue sur le plan du sentir, sur le plan pathique, est à la fois le signe de la violence extrême à laquelle nous sommes parvenus tant avec les animaux qu’avec nous-mêmes et l’occasion, voire la promesse, d’un changement réel vers plus d’humanité, vers un humanisme de l’altérité et de la diversité qui ne s’arrête ni aux frontières de la nation ni aux frontières de l’espèce »7.

Dangereuse mainmise d’une certaine chasse

Mais il est évident qu’au travers ces stimulantes réflexions, c’est avant tout l’omnipotence actuelle du « pouvoir cynégétique », apanage des principales fédérations de chasseurs, tant en France que chez nous, en Wallonie, qu’il s’agit non seulement d’interroger, mais de combattre farouchement – et avec discernement. Cette volonté de maîtrise totale de la faune et de ses territoires (forêts, plaines, …) aux seules fins d’assurer une pratique de loisir, destructrice et réductrice du vivant, est inquiétante dans la dérive vers une forme de totalitarisme qu’elle porte implicitement. Cet accaparement unilatéral s’accompagne d’une instrumentalisation d’un partie du monde politique qui semble parfois plus soucieuse d’entretenir de bonnes relations avec de fortunés amateurs de chasse que de défendre une gestion multi-acteurs d’espaces naturels à préserver. Le tout, en déniant la montée en puissance des mouvements citoyens de plus en plus critiques par rapport aux dérives de la chasse. On perçoit cependant des frémissements de changement au sein même du monde de la chasse.

De gibier à « réservoir de pathogènes »

Le chapitre 7, intitulé « Du gibier au réservoir de pathogène : habiter le trouble sanitaire » a les allures du clou dans le cercueil de l’espèce. Nous fûmes, chez nous en Wallonie, au coeur de la tragédie de la PPA racontée, c’est intéressant, par des observateurs extérieurs. Ils retracent à grands traits les raisons de la propagation de la Peste porcine africaine et la manière dont elle s’effectue, ainsi que son étendue devenue mondiale. Ils décrivent ensuite les stratégies pour tenter de l’endiguer et notamment l’ampleur de l’extermination d’animaux sains relativement au nombre restreint d’animaux contaminés. Et les auteurs de résumer : « En prévention, il conviendrait de réduire drastiquement les populations de sangliers pour éviter toute propagation contrôlable lorsqu’une épidémie se déclare. Quand cela s’avère être le cas, les alternatives sont nulles : on applique la même solution. Les populations concernées sont abattues, puis leurs cadavres détruits. Les sangliers sont, dans cette affaire, aussi bien les perturbateurs et les victimes d’un système agroalimentaire fondé sur l’économie de marché et la globalisation des échanges. Un système qui est lui-même solidaire de ce qui l’a enfanté, soit la reproduction infinie du capital, quelle que soit sa nature, et la validation de cette relation marchande aux animaux (souligné par nous) par une idéologie néolibérale ». A force de jouer avec les limites…

Et en Wallonie ?

Ce travail relate la gestion des sangliers sur le territoire français. Un regard critique sur ce livre par un spécialiste de la question en Wallonie serait des plus intéressant. Mais il y a fort à parier que les différences sont minimes et anecdotiques : la lecture attentive du dossier de Canopea : La forêt wallonne, une chasse gardée. Le poids du lobby de la chasse (Lionel Delvaux) invite à le croire. 

Mais aussi : Le sauvage et l’urbain

Les sangliers urbains, au même titre que d’autres animaux sauvages apparus en ville, sont devenus un sujet de préoccupation mais aussi de réflexion sur les cohabitations possibles, sur l’évolution des villes que cette nouvelle donne pourrait appeler. Cette question, bien présente dans Sangliers, elle a été élaborée de manière plus approfondie par une philosophe pragmatiste française, pionnière de la démocratie participative, Joëlle Zask, qui a consacré un livre à cette question : Zoocities. Des animaux sauvages dans la ville8. Elle a complété cette réflexion par un second ouvrage : Face à une bête sauvage9. Elle y développe l’idée de voisinage avec les animaux sauvages qui ne sont ni nos amis, ni nos ennemis. Cette opération volontaire de désenchantement de nos relations aux non-humains est une étape nécessaire pour une co-habitation possible. Un traitement particulier de la manière d’aborder cette question à partir des corbeaux est relaté dans l’ouvrage de Tom Van Dooren, Dans le sillage des corbeaux, notamment dans la banlieue de Brisbane (Australie) et à Hoek van Holland aux Pays-Bas. (recension ici : https://www.canopea.be/une-approche-diplomatique-des-corbeaux/

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  1. Au nom du cerf, Photographies et textes partagés, Gérard Jadoul et Philippe Moës, Editions du Perron, 2015, 180pp.
  2. https://lejournal.cnrs.fr/articles/lhumain-a-cree-les-conditions-de-la-surpopulation-de-sangliers, L’humain a créé les conditions de la surpopulation de sangliers, Laure Cailloce, CNRS Le Journal, consulté le 16/02/2023.
  3. Sangliers, géographies d’un animal politique, Raphaël Mathevet et Roméo Bondon, Actes Sud, coll. « Mondes sauvages », oct. 2022, 208 p., 22 euros. Version numérique 16,99 euros.
  4. Vinciane Despret, Et si les animaux écrivaient ? Bayard, Les Petites Conférences, 09/2022, p.80
  5. [6] Pelluchon, C. (2014). Zoopolitique et justice envers les animaux. Études sur la mort, 145, 15-28. https://doi.org/10.3917/eslm.145.0015
  6. Voir notamment : https://www.cairn.info/revue-societes-2017-1-page-115.htm
  7. Ibidem
  8. Joëlle Zask, 2020, Zoocities. Des animaux sauvages dans les villes, Paris, Premier Parallèle, 256 p. Une recension approfondie de cet ouvrage : https://journals.openedition.org/vertigo/31985
  9. Joëlle Zask, 2021, Face à une bête sauvage, Première Parallèle, Collection Carnets Parallèles, 176 p.