Alors que l’urbanisation des territoires ne cesse de gagner du terrain et que les conflits d’intérêts entre différentes fonctions (agriculture, activités économiques, production d’énergie, infrastructure, logement, etc.) deviennent de plus en plus prégnants, une nouvelle approche du développement territorial à partir des sols suscite un intérêt croissant. Un urbanisme qui tient compte des qualités et fonctions des sols : mirage ou réelle solution ?
Nous l’avons développé dans l’article « Voyage en terre inconnue », les sols se distinguent par leurs qualités et fonctions qui nous rendent différents services écosystémiques (Voir aussi l’article Une directive-cadre, la clé des sols qui détaille les services écosystémiques rendus par les sols). Intégrer la qualité des sols et la reconnaissance des services écosystémiques que les fonctions du sol offrent en tant que facteur de décision dans les législations relatives à la gestion des sols et à l’aménagement du territoire nous permettrait de :
- Conditionner l’affectation d’un sol à sa qualité,
- Lutter contre l’artificialisation des sols par l’urbanisation (en application du principe « Eviter – Réduire – Compenser ») ;
- Préserver certains sols de certains usages (« le bon usage pour le bon sol ») et de protéger de toute dégradation leurs qualités et les services écosystémiques associés ;
- Retrouver les sols urbains et valoriser de cette manière un certain nombre de services écosystémiques indispensables à la résilience des villes.
Les politiques wallonnes d’aménagement du territoire, en matière de protection du sol, envisagent une limitation de la consommation des surfaces, liée à des objectifs quantitatifs (zéro artificialisation nette en 2050). Cette approche gagnerait à être accompagnée d’objectifs qualitatifs – et ce d’autant plus que la protection des sols, actuellement, est relativement indirecte ou bien focalisée sur la gestion des pollutions.
Considérer la qualité des sols est d’autant plus important que le concept d’artificialisation nette présenté dans le projet de Schéma de Développement Territorial (SDT) de mars 2023 est le résultat de la soustraction de superficies désartificialisées du total des superficies artificialisées. Or, sachant qu’un sol dégradé nécessite plusieurs centaines d’année pour se rétablir, nous doutons fortement de leur capacité, même désartificialisés, à participer à la résilience de notre territoire. La désartificialisation – qui plus est, pas vraiment définie dans le projet de SDT actuel – est envisagée comme une sorte de compensation planologique, alors qu’elle devrait uniquement s’envisager dans une optique de compensation opérationnelle, dans un but de remise en état et de refonctionnalisation des sols. Artificialiser nos sols devrait se faire avec le plus grand discernement et la plus grande parcimonie. Et nous avons, pour cela aussi, besoin d’indicateurs.
Développer des indicateurs, cartographies et autres outils d’aide à la décision
Avant toute chose, pour reconnaître les valeurs et fonctions des sols, il est essentiel de clarifier les concepts en vue de cadrer les réflexions (sol, qualité des sols, fonctions des sols, artificialisation des sols, sol sain, etc.), de s’assurer que tous les acteurs partagent une compréhension systémique du fonctionnement des sols, d’adopter un cadre conceptuel commun et partagé et un cadre méthodologique.
Quid des sols artificialisés ?
Le débat associé à la définition de l’artificialisation des sols est symptomatique de l’importance de définir avec clarté les termes en vue de construire une compréhension inéquivoque et donc une vision partagée du problème et des solutions à envisager. Le terme a été adopté par les agronomes dans le but de repérer les diverses occupations du sol (naturelles, forestières, agricoles et artificialisées, par exemple) et leurs mutations, notamment pour rechercher les causes des pertes de terres agricoles. Ensuite, il a débordé de ce cadre et est devenu un indicateur de mesure de l’urbanisation. Est dit « artificialisé », un sol retiré de son état naturel, agricole ou forestier. Dans la littérature, sont donc considérés comme artificialisés, un ensemble d’espaces construits ou non-construits qui ont pour caractéristique d’avoir été fortement modelés par l’activité humaine.
En Wallonie, aucun texte légal ne définit l’artificialisation des sols, ce qui laisse une grande marge d’interprétation possible et donc de débat. Certains urbanistes chipotent sur l’inclusion des jardins dans la comptabilité des sols artificialisés, en avançant l’argument que les jardins ne sont pas imperméabilisés : on le voit, les notions se confondent et ne simplifient pas les échanges, surtout dans un contexte de freinage de l’artificialisation des sols. L’introduction de la notion de qualité et de reconnaissance des fonctions des sols pourra-t-elle objectiver les débats ? Ceci est d’autant plus crucial que le projet de SDT ouvre la voie vers le principe de désartificialisation d’un sol en compensation de l’artificialisation d’un autre – ce qui nous inquiète particulièrement et encore plus considérant la définition proposée par le projet de texte (pour plus de détails concernant cet aspect, consultez l’avis de Canopea relatif au projet de SDT)
En France, la loi Climat et Résilience (no 2021-1104 du 22 août 2021) définit l’artificialisation des sols comme un changement d’affectation des surfaces agricoles, forestières ou naturelles qui se traduit par une « altération durable de tout ou partie des fonctions écologiques d’un sol, en particulier de ses fonctions biologiques, hydriques et climatiques, ainsi que de son potentiel agronomique par son occupation ou son usage »1.
Quels indicateurs de qualité des sols ?
Les agronomes utilisent déjà des indicateurs leur permettant d’évaluer la fertilité des sols agricoles. Cependant, dans le cadre de l’aménagement du territoire, il est essentiel d’élargir les indicateurs à d’autres fonctions et usages des sols afin de considérer l’ensemble des leurs rôles écologiques, alimentaires, agronomiques, etc. De même, les objectifs de l’évaluation doivent s’élargir afin d’être mobilisables au-delà des scientifiques, par les décideurs, aussi bien concernant des décisions générales que sur des questions d’application concrète, locale.
Des indicateurs doivent permettre d’objectiver les choix.
« Une des applications attendues est la prise en compte de ces indices de qualité dans les projets d’aménagement ou, de façon encore plus efficace, dans les plans d’urbanisme, afin de pouvoir préserver, lors de planification, les sols présentant les meilleures potentialités en termes de services écosystémiques. La production d’indicateurs peut aussi avoir comme finalité plus générale d’alerter sur la dégradation de la qualité des sols associé à l’urbanisation croissante. »2
Actuellement, lorsque des pratiques d’urbanisme portent atteintes à la qualité des sols, rien ne permet leur prise en compte, faute de critères pour caractériser la dégradation. Les mécanismes correctifs (solutions alternatives, compensation, charge d’urbanisme) ne sont pas non plus mobilisables. La qualité des sols n’est ainsi pas considérée dans les études d’incidence environnementale (liées aux permis d’urbanisme et permis uniques) ni dans les rapports d’incidence environnementale (liés aux plans et programmes ayant des effets sur l’environnement, comme le SDT).
« Bien qu’il en existe une grande variété au sein de l’UE, les sols présentent également un ensemble de caractéristiques communes. Celles-ci permettent de définir des plages de valeurs ou des seuils communs au-delà desquels les sols ne peuvent plus être considérés comme étant en bonne santé. Il conviendra d’établir ces indicateurs de l’état de santé des sols et les plages de valeurs à atteindre d’ici à 2050 pour assurer la bonne santé des sols, (…). »3
Dans le cadre du Plan de relance de la Wallonie, la Direction de la Protection des Sols coordonne divers projets relatifs aux sols. Parmi ceux-ci, certains portent directement sur la caractérisation des sols :
- Projet 114 : Mettre en place un suivi régional des stocks de carbone dans les sols (AWAC)
- Projet 115 : Mettre en place un suivi régional de la qualité biologique des sols (SPW ARNE/DSD/DPS)
- Projet 119 : Développer des compléments de cartographie et d’analyse des pressions sur les sols aux grandes échelles : cartographie des degrés d’imperméabilisation des sols par appel aux technologies spatiales et aéroportées wallonnes (SPW ARNE/DEMNA/DCoD)
Le projet 115 a pour finalité la mise en œuvre d’un Indicateur de Qualité des Sols Wallons (IQSW) en vue de « faciliter l’intégration de la notion de qualité du sol dans la conception des projets pour les différents types d’usage considérés, et d’adapter au mieux l’équation entre l’utilisation future du sol et son état qualitatif actuel. Il pourra également alimenter les réflexions sur la restauration de la qualité des sols, selon les types d’usage considérés, et sur la meilleure affectation des sols en fonction des services écosystémiques qu’ils peuvent fournir (production de biomasse, infiltration, filtration, rétention des eaux, habitat pour la biodiversité, séquestration du carbone…) »4.
A l’égard de la création de son IQSW, la Wallonie s’inspire de l’Indicateur de Qualité des Sols Bruxellois (IQSB) mis au point en Région bruxelloise dans le cadre de la stratégie Good Soil adoptée en 2019. Dans le cadre de cette stratégie, depuis 2021, cet Indicateur de Qualité des Sols Bruxellois est disponible pour les professionnels et des citoyen.ne.s.
La stratégie Good Soil a pour but de protéger et améliorer l’ensemble des sols de la Région de Bruxelles-Capitale. Son principal objectif est une gestion durable des sols bruxellois, en luttant contre l’ensemble des menaces que sont l’imperméabilisation, l’érosion, la perte de matière organique, la pollution, et en favorisant le développement des sols vivants. La stratégie s’inscrit dans une démarche pérenne et transversale. In fine, le but est d’intégrer la stratégie Good Soil dans toutes les politiques et en particulier dans les outils d’aménagement du territoire bruxellois comme le Règlement Régional d’Urbanisme (RRU) ou encore le Plan Régional d’Affectation du Sol (PRAS) (l’équivalent de nos plans de secteur) et ce, notamment, pour sanctuariser les sols de qualité.
Comment fonctionne l’IQSB ? La réponse est largement expliquée dans le guide que Bruxelles Environnement met à disposition des porteurs de projets urbanistiques : « L’ 𝐼𝑄𝑆𝐵 est un score unique et global qui est attribué à chaque parcelle cadastrale étudiée. Il est basé sur une analyse quantitative d’une dizaine de paramètres du sol. Cet indice global s’obtient en moyennant l’ensemble des paramètres relevés à différents endroits d’une parcelle. L’objectif est d’évaluer la capacité du sol à fournir un ou plusieurs services écosystémiques. » Les paramètres physiques, chimiques et biologiques des sols sont étudiés, de même que leur capacité à fournir des services écosystémiques ainsi que les dégradations ou menaces de dégradation qui pèsent sur les sols. Des premiers projets-pilotes ont été menés avec brio.
Curieux.euse de connaître la qualité du sol près de chez vous (à la maison ou au boulot) ? D’ici 2025, un IQSW à destination du grand public sera mis à votre disposition ! Une fois encore, la Région wallonne pourra prendre exemple du travail mené en Région bruxelloise et quasi « importer » la méthodologie proposée par Bruxelles Environnement :
« La détermination de l’IQSB-citoyen se fait de manière collaborative entre le citoyen et Bruxelles Environnement.
Voici un résumé des étapes clés de l’IQSB-citoyen :
- Etapes réalisées par le citoyen :
- Observations de terrain à partir d’une ou plusieurs mottes de terre (sur base du Guide IQSB-Citoyen) ;
- Encodage des résultats dans le formulaire disponible sur la plateforme BRUSOIL ;
- Tâche réalisée par Bruxelles Environnement :
- Compilation des données et détermination des valeurs de l’IQSB-citoyen ;
En matière de sensibilisation, l’administration bruxelloise soutient des projets innovants comme Archisol, Super Terram ou encore Less Béton.
La Région wallonne pourra également s’inspirer de la Stratégie Sol Suisse pour une gestion durable des sols, adoptée par le Conseil fédéral avec pour objectif de préserver la fertilité des sols et de leur permettre de continuer à exercer leurs autres fonctions pour la société et l’économie.
La stratégie Sol Suisse, assez transversale, poursuit 6 objectifs :
Réduction de la consommation de sol | L’objectif de zéro consommation nette de sol en Suisse est visé à partir de 2050. La consommation de sol pour les constructions reste autorisée ; toutefois, si elle génère une perte des fonctions du sol, celle-ci doit être compensée par des réhabilitations de sol autre part. |
Prise en considération des fonctions des sols dans l’aménagement du territoire | Afin de rendre la consommation de sol compatible avec le développement durable, les fonctions du sol sont prises en considération lors de la planification et de la pesée des intérêts. Les informations pédologiques nécessaires sont disponibles (cf. fiche du Centre national de compétences sur les sols et la cartographie des sols). |
Protection des sols contre les atteintes persistantes | L’utilisation du sol n’entraîne pas d’atteintes physique, chimique ou biologique qui pourraient affecter de manière persistante les fonctions du sol et donc sa fertilité. L’état actuel et la vulnérabilité du sol sont pris en considération lors de son utilisation afin de préserver les fonctions écologiques et donc la fertilité de ce dernier. |
Restauration des sols dégradés | Les sols dégradés sont restaurés et valorisés partout où cela est possible et proportionné afin qu’ils puissent à nouveau remplir les fonctions typiques pour leur station et qu’ils retrouvent leur fertilité. |
Sensibilisation à la valeur et à la vulnérabilité du sol | Lorsque le sol est perçu comme une ressource vitale précieuse, fragile et qui n’est pas illimitée, les mesures en faveur de sa gestion durable sont bien acceptées. |
Renforcement de l’engagement international | Le bien-être social et économique de la Suisse dépend de la préservation des sols sur le territoire national et à l’étranger (importations de denrées alimentaires, effets sur le climat, etc.). C’est pourquoi la Suisse s’engage au niveau international en faveur d’une gestion durable des sols. |
Dans la foulée de l’adoption de sa stratégie, la Suisse a également mis sur pied un Centre national de compétences sur les sols afin d’apporter « les bases nécessaires à la mise en œuvre des mesures favorisant l’utilisation durable et la protection efficace de la ressource sol en Suisse. À cet effet, [le centre] coordonne et standardise les méthodes et les instruments de relevé, d’évaluation et de mise à disposition des informations pédologiques. [Il] fournit aux experts issus de différentes disciplines, de divers groupes intéressés et organes d’exécution des méthodes qui permettent d’évaluer les informations pédologiques en fonction des besoins ainsi que des bases utiles à la prise de décision »5.
La stratégie Sol suisse s’est appuyée sur les résultats de vingt-cinq projets de recherche menés par des chercheur.euse.s suisses entre 2013 et 2018 dans le cadre du Programme National de Recherche 68 (PNR 68) orienté sur la ressource sol et spécifiquement sur son appréhension dans le domaine de l’aménagement du territoire. Un premier programme (PNR 22) qui avait eu lieu de 1985 à 1990 avait alimenté la réforme agraire des années ‘90. Parmi les projets menés dans le PNR 68, le développement d’un Indice de qualité des sols SQUID (Soil Quality Index) et l’analyse d’autres concepts de régulation de la consommation des sols par l’urbanisation comme, par exemple, une taxe compensatoire et incitative relative à la qualité du sol et une garantie d’existence pour les sols de valeur élevée (analogue à l’obligation de conservation des forêts).
La France n’est pas en reste en matière de projets de recherche et de développement d’outils d’aide à la décision pour prendre en compte les qualités et fonctions des sols en aménagement du territoire. C’est le propos de l’outil MUSE, qui propose de prendre en compte la multifonctionnalité des sols dans l’aménagement du territoire ainsi que les bénéfices socio-économiques liés à la qualité des sols. Dans le dossier de présentation de l’outil, la multifonctionnalité des sols est ainsi définie : « la notion de multifonctionnalité des sols ne traduit pas seulement la somme des fonctions, (…) [elle] est intimement liée à la capacité des sols à satisfaire les multiples besoins actuels des sociétés autant que sa capacité à ne pas compromettre la satisfaction des besoins des générations futures. »6
A partir des données disponibles, quatre fonctions environnementales des sols ont été retenues pour développer l’outil : la source de biomasse, la régulation du cycle de l’eau, le réservoir de carbone, le réservoir de biodiversité du sol.
L’outil s’est appuyé sur les données déjà disponibles pour répondre à la volonté de produire un outil directement opérationnel et a été testé sur trois territoires métropolitains, à l’échelle supra-communale. « Les cartes de multifonctionnalité des sols et des fonctions des sols, représentés via leurs indicateurs respectifs vont permettre aux collectivités :
- D’identifier des zones à protéger ;
- De vérifier l’absence de conflit entre zonages et qualité des sols ;
- D’interroger les différents projets d’aménagement de la collectivité en regard de cette qualité.
Elles permettront également, dans les zones urbaines, de réfléchir au potentiel de renaturation des territoires. La méthode MUSE en appui des objectifs ZAN [zéro artificialisation nette] apportera ainsi des éléments de réflexion sur la séquence Eviter-Réduire-Compenser que l’on a fait précéder de « Préserver ». »7
Le Cerema, l’Ademe et l’Inrae ont mis sur pied e-sol, une plateforme dont « l’objectif [est] de favoriser le partage des connaissances et le développement de communs autour de la gestion durable des sols, d’amplifier les interactions entre acteurs et leur capacité d’action pour mieux prendre en compte les sols dans les politiques publiques. »8
Plus récemment, le projet SUPRA (Sols urbains et projets d’aménagement : de l’échantillonnage des sols à l’outil d’aide à la décision d’affectation des sols) a eu comme objectif de produire des connaissances nouvelles et originales afin que les sols urbains soient perçus, par les acteurs de la fabrique territoriale et urbaine, pas seulement comme un simple support, mais bel et bien comme un potentiel de projets urbains et de paysage à part entière. De cette recherche est sorti un « outil d’aide à la décision (…) développé pour aider à une meilleure prise en compte des potentialités des sols dans le processus d’aménagement du territoire urbain et de ses paysages. Cet outil, en phase de calibration, permet d’attribuer des notes aux principales fonctions du sol afin de considérer ce dernier comme un élément incontournable dans la complexité de la fabrique territoriale et urbaine. »9
Pareillement à la Suisse, depuis 2021, le Groupement d’Intérêt Scientifique sur les Sols (GISSOL) coordonne l’acquisition et la diffusion de l’information sur les sols. Un réseau national d’expertise scientifique et technique sur les sols (RNEST) existe également depuis 2015 (année internationale des sols). Leurs sites respectifs sont des mines d’informations !
La Wallonie ne part pas de zéro
La Wallonie est loin d’être démunie en matière d’analyse et de suivi de la qualité des sols. Voici une liste (non exhaustive !) de travaux menés sur les sols, leurs qualités, fonctions et potentiel de prise en compte dans les politiques publiques et aménagement opérationnel.
La recherche SOILval « Quelle prise en compte de la valeur des sols dans la planification et l’aménagement du territoire en France et en Wallonie » dresse, en début de travaux, une analyse juridique sur l’intégration de la notion de sols dans les outils d’aménagement du territoire et dans le droit en France et en Wallonie et se conclut par des recommandations très précises sur les moyens, freins et leviers à la prise en compte des sols dans l’aménagement du territoire.
Le projet de recherche Urbsersol, soutenu par la Wallonie, a eu pour objet d’étudier les services écosystémiques rendus par les sols des espaces verts urbains, en vue de conceptualiser un outil d’aide à la décision permettant aux gestionnaires et décideurs de poser des choix éclairés et durables sur les modalités d’aménagement des sols en milieux urbanisés.
Carbiosol est lui un projet de recherche visant à développer des indicateurs biologiques et du carbone organique pour l’évaluation de la qualité des sols en Wallonie. L’objectif est double :
- Assurer une surveillance optimale de la teneur en carbone des sols,
- Établir et mettre à jour régulièrement une cartographie wallonne de la teneur en carbone des zones agricoles.
Requasud est une base de données qui rassemble les analyses réalisées dans les laboratoires du réseau à la demande des agriculteurs et des particuliers. Environ 200 000 échantillons sont ainsi intégrés chaque année à la base de données, précieux référentiel régional sur la santé des sols agricoles. Les résultats sont consultables via le site Requaconsult.
La Wallonie s’est également dotée d’une cartographie de la sensibilité des sols agricoles à l’érosion hydrique afin de guider les choix culturaux et de réduire ainsi le risque. Une étude similaire a été menée relative à la compaction des sols.
Enfin, citons encore le projet Sanisol dont l’objectif a été de déterminer des teneurs limites en polluants dans le sol en vue d’assurer la qualité commerciale des productions végétales en Wallonie et la gestion des risques pour les producteurs (y compris les autoproducteurs en jardins collectifs ou privatifs).
Des projets pour les sols et non plus malgré eux
Patrick Henry, dans son essai, Des traces aux tracés, pour un urbanisme des sols propose d’adopter un urbanisme adapté aux sols qui « renouvelle la gouvernance politique du projet, en le plaçant non plus comme un résultat, mais comme un processus démocratique solidaire et itératif. Il réincarne les politiques d’aménagement des territoires en retrouvant le sens d’un récit commun »10. La prise en compte de la qualité des sols et de leurs fonctions conjuguées aux objectifs du « Zéro artificialisation nette » est une opportunité pour mieux urbaniser.
Comment mieux urbaniser ? En questionnant le besoin (sur les principes de l’urbanisme circulaire), en choisissant avec soin la localisation du projet grâce à une connaissance préalables des sols, en désignant des projets réversibles, etc. Le concept se développe à partir des principes suivants11 :
- Penser ensemble, travailler ensemble
Le b.a.-ba de la démarche : mettre autour de la table, un maximum de parties prenantes et de sensibilités différentes : urbanistes, architectes, écologues, sociologues, usagers et usagères, etc. … Trouver le consensus malgré les divergences d’intérêts éventuels pour mettre en œuvre une nouvelle vision de fabrique du projet urbain.
- Envisager des densités désirables
Oui aux centralités … mais avec délicatesse, modularité et réversibilité. Il est essentiel de repenser nos espaces pour répondre aux besoins actuels sans compromettre les nécessités de demain dans une optique d’adaptation aux dérèglements en cours.
- L’urbanisme comme attention
Porter attention aux lieux, aux gens, aux humains et non-humains, définir une manière de coexister spatialement et temporellement, intervenir en prenant soin de ce qui existe déjà… « Être attentif, c’est adopter une grande rigueur d’observation, de manifestation des attachements et de recherche des traces. Cette vigilance nous aide à décrypter les réalités sociales, spatiales, économiques, urbains, etc. Le dispositif d’attention au réel se développe dans une sphère publique et engage une pluralité d’intervenants (experts et profanes) dans des espaces de croisement des savoirs et des représentations des territoires. »
- Adopter une logique de situation
« La logique de situation recherche la meilleure adéquation possible entre un site et un programme dans un dialogue ininterrompu entre les acteurs et les lieux. Dans ce dialogue, le site devient un acteur de l’élaboration du programme afin de l’adapter à sa capacité réelle qui ne se mesure pas uniquement en termes quantitatifs. Les idées se structurent donc progressivement dans l’enquête [qui mêle en permanence observation et raisonnement].
C’est une fabrication ascendante du projet, guidée par un regard qui vient d’en bas, qui nous rend attentifs aux signaux, parfois faibles, mais toujours majeurs et qui font vivre le site aujourd’hui. »
- Inventer des périmètres
« La définition d’une seule échelle d’intervention n’est pas pertinente pour s’atteler aux enjeux auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés. Elle enferme le territoire dans des limites ne correspondant pas aux phénomènes d’interdépendance qui le traversent, et favorise la concurrence plutôt que les dynamiques de solidarités.
Pour chaque projet, définissons le juste périmètre qui ne correspond pas nécessairement au périmètre dit « opérationnel », mais le périmètre ou l’emboîtement de périmètres qui sont concernés par les transformations envisagées. Celui-ci peut être fluctuant. Il s’ancre dans la géographie des territoires et des interdépendances. Il considère les écosystèmes et les flux. Il replace chaque entité dans un ensemble plus vaste. »12
Le schéma stratégique du bassin de la Vesdre fait écho à cette nécessité d’inventer des périmètres de diagnostic et d’intervention dépassant l’échelle locale ou le plan de secteur.
- Interagir avec les caractéristiques des sols
C’est faire bon usage des indicateurs de qualités, fonctions et services écosystémiques des sols, en amont de la définition de tout projet d’aménagement du territoire de manière à préserver les sols indispensables au maintien de l’habitabilité de la planète.
La séquence « Eviter – réduire – compenser » mise en avant dans le projet de SDT et les objectifs de réhabilitation des friches, autrement dit, la revalorisation de sols déjà artificialisés ou dégradés plébiscités dans le texte vont dans le même sens, et c’est très appréciable. Cependant, chaque friche étant unique, nous recommandons d’examiner chaque friche dans son contexte avant de penser son scénario de réhabilitation. Afin de déployer réellement cette politique, des outils opérationnels devront être adoptés au plus vite : ils devront contraindre l’urbanisation des sols en fonction de leur qualité. Le volet « sols » des études d’incidence environnementale, obligatoire pour tous les projets dont l’emprise au sol est égale ou supérieure à deux hectares devront être renforcés dans ce sens.
- Réparer et transformer
Le meilleur moyen de réduire l’artificialisation des sols est de valoriser et « optimiser » l’existant plutôt que d’imaginer de nouvelles extensions de la ville. Ce principe fait évidemment écho à la cinquième balise du Stop béton, Rénover plutôt que démolir.
La prise en compte des sols dans les pratiques d’aménagement du territoire vont nécessiter une remise en question de nos réflexes. Les premiers retours d’expérience « témoignent des verrous qu’il s’agit de lever, comme des perspectives collectives de travail. »13
Retrouver les sols dans les villes
Nous méconnaissons les sols, nous avons perdu le contact avec eux. L’urbanisation a rendu les sols invisibles et par extension, incompris et inconsidérés.
« La perte des savoirs et des connaissances relatifs aux sols urbains remonte au XIXe siècle. A l’époque, de nombreuses pratiques et connaissances, profanes ou scientifiques, portaient sur les sols des villes. Des médecins et physiciens cherchaient alors à les comprendre, à les théoriser et à les mettre en équation. Mais à force de vouloir les comprendre, leur maitrise s’imposa et les techniques de stabilisation et d’assainissement devinrent les seules légitimes.
Les sols sont alors laissés aux ingénieurs, qui y virent surtout un filtre à eaux usées et un lieu de décharge de toutes les choses qu’ils s’employèrent à y cacher ou à faire oublier. Ils devinrent des non-sols que beaucoup de spécialistes des sols y voient encore aujourd’hui. »14
La forme la plus évidente d’artificialisation des sols urbains est leur imperméabilisation par des routes, allées trottoirs, construction, et par les bâtiments. En Wallonie, le taux d’imperméabilisation diffère d’une commune à l’autre (de 3.5 à 26% en 2007 – aucune donnée plus récente n’est actuellement disponible mais les résultats du projet CASIM de cartographie des sols imperméabilisés devraient bientôt arriver).
Outre la perte de biodiversité et l’impossibilité pour l’eau de s’infiltrer, le taux d’imperméabilisation des sols est aussi à mettre en lien avec le phénomène des îlots de chaleur, les matériaux choisis pour les routes, trottoirs, constructions, etc. jouant un rôle dans l’absorption et/ou la réflexion de l’énergie solaire et donc l’accumulation potentielle de chaleur qui sera relâchée la nuit venue. Dans le contexte du dérèglement climatique et de la multiplication des vagues de canicule, le phénomène est de plus en plus préoccupant. Ma collègue Hélène Ancion le disait déjà en 2020 (et même avant ça) : « Les habitants des centres ont aussi le droit de respirer. Pour atténuer les îlots de chaleur créés par l’asphalte des voiries, il est capital de préserver des espaces découverts, de pleine terre, avec un ombrage naturel, fait d’arbres, de haies et d’arbustes. Il est vital de laisser en place les arbres âgés et les buissons plutôt que d’installer des nouveaux sujets bien manucurés. Il faut laisser la pluie et la neige entrer dans les jardins goutte à goutte, au lieu de contribuer à saturer l’égouttage. »
Parmi les solutions mobilisées par le projet de SDT pour freiner l’imperméabilisation des sols urbains, nous trouvons les mesures guidant l’urbanisation des nouveaux projets, qui prévoient l’obligation, aussi bien dans les espaces excentrés que dans les centralités, de maintien de surfaces de pleine terre. Le glossaire du projet de SDT les définit comme « Part d’un terrain libre de toute construction, y compris en sous-sol, aménagée sans minéralisation (graviers, etc.) et permettant au sol d’assurer ses fonctions naturelles (habitat naturel, régulation, production de biomasse»15.
L’imperméabilisation n’est pas la seule dégradation à laquelle les sols font face : la pollution diffuse (par les hydro-carburants et autres mélanges du genre) les atteint de plein fouet. Tout comme la compaction, le tassement et l’eutrophisation dans les parcs et jardins publics. Pourtant, malgré tout, ils supportent nos activités et la végétation qui trouve grâce à nos yeux.
La fabrique de la ville a enterré ses sols alors que paradoxalement, les villes se sont, le plus souvent, installées sur des sols de qualité et majoritairement utilisés en agriculture, comme en parle très bien ma collègue Agathe dans son article La zone agricole, espèce menacée en voie d’extinction. L’agrandissement de l’aéroport de Liège, l’extension du parc d’activité à Hondelange ou encore la construction d’un « éco »-quartier sur la plaine d’Anton sont trois exemples récents et manifestes de la volonté d’accaparement des terres fertiles par l’urbanisation.
Adopter un urbanisme par les sols, c’est maitriser l’extension de la forme urbaine, la recentrer (via les centralités proposées par le projet de SDT, par exemple, à condition que les périmètres cartographiés soient adéquats) mais c’est aussi et peut-être surtout protéger activement les terrains agricoles, forestiers et naturels de tout changement d’usage impactant leurs qualités et fonctions. Or, de cet aspect essentiel, le projet de SDT ne parle malheureusement pas.
Crédit photo d’illustration : Adobe Stock
- Jean-Noël Consalès, Anne Blanchart, Geoffroy Séré, Laure Vidal-Beaudet et Christophe Schwartz, « Le sol, une ressource à considérer dans les stratégies d’aménagement des villes : mise en place d’une démarche collaborative pour construire un outil d’aide à la décision d’affectation des sols », Projets de paysage [En ligne], 27 | 2022, mis en ligne le 30 décembre 2022, consulté le 07 août 2023
- Sols artificialisés, determinants, impacts et leviers d’action, collectif, editions Quae, 2019, p. 49
- COMMUNICATION FROM THE COMMISSION TO THE EUROPEAN PARLIAMENT, THE COUNCIL, THE EUROPEAN ECONOMIC AND SOCIAL COMMITTEE AND THE COMMITTEE OF THE REGIONS EU Soil Strategy for 2030 Reaping the benefits of healthy soils for people, food, nature and climate
- Note au Gouvernement accompagnant la Décision du Gouvernement wallon du 19 juillet 2022 relative à la mise en œuvre des projets 114, 115, 117 et 118 du Plan de Relance de la Wallonie
- https://ccsols.ch/fr/home-francais/
- MUSE, Intégrer la multifonctionnalité dans les documents d’urbanisme, collectif, Ademe, 2022, p.29
- MUSE, Intégrer la multifonctionnalité dans les documents d’urbanisme, collectif, Ademe, 2022, p 170
- https://www.cerema.fr/fr/actualites/projet-e-sol-plateforme-collaborative-gestion-durable-sols
- Jean-Noël Consalès, Anne Blanchart, Geoffroy Séré, Laure Vidal-Beaudet et Christophe Schwartz, « Le sol, une ressource à considérer dans les stratégies d’aménagement des villes : mise en place d’une démarche collaborative pour construire un outil d’aide à la décision d’affectation des sols », Projets de paysage [En ligne], 27 | 2022, mis en ligne le 30 décembre 2022, consulté le 07 août 2023
- Patrick Henry, Des traces aux tracés, pour un urbanisme des sols, Editions Apogée, 2023, pp 200 – 201
- Patrick Henry, Des tracés aux traces, pour un urbanisme des sols, éditions Apogée, 2023, p.164 et suivantes
- Patrick Henry, Des tracés aux traces, pour un urbanisme des sols, éditions Apogée, 2023, pp 176-177
- Atelier Georges, Thibault Barbier, Mathieu Delorme et Charles Rives, « Du sol foncier au sol vivant », Projets de paysage [En ligne], 27 | 2022, mis en ligne le 30 décembre 2022, consulté le 02 août 2023.
- Patrick Henry, Des tracés aux traces, pour un urbanisme des sols, éditions Apogée, 2023, p.27
- Projet de Schéma de Développement Territorial, mars 2023, p.243