Le furtif, technique pour habiter différemment le monde

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Je l’avais acheté au moment de sa sortie (mai 2022) mais je l’avais oublié… Extirpé de la pile d’ouvrages à lire – pourquoi lui, je n’en sais rien – je l’ai dévoré et me suis dit : c’est passionnant de lire une philosophe/psychanalyste1 férue de neurosciences et spécialiste du care et un designer oeuvrant dans les même spécialités, quand on se pose des questions sur l’évolution de l’humanité suite à plus de 20 ans de côtoiement quasi quotidien des défis relatifs au dérèglement climatique et à la perte générale de la biodiversité. Ca ouvre des perspectives, stimule l’imagination, amène un vent de fraîcheur, et pousse à l’action !

Mais, de quoi s’agit-il ? Du Tract Gallimard : Ce qui ne peut être volé – Charte du verstohlen co-écrit par Cynthia Fleury et Antoine Fenoglio, designer et co-fondateur du collectif Sismo2.

Verstohlen est un terme allemand qui signifie furtivement. Le furtif, la furtivité… Les auteurs nous expliquent que le choix de ce terme pour leur charte est notamment, et à la fois, inspiré par l’œuvre littéraire d’Alain Damasio, Les Furtifs, et le travail d’Antonio Damasio, un professeur de neurologie, neurosciences et psychologie.

Les furtifs de la dystopie d’Alain Damasio ne sont pas des fantômes, mais, , « des êtres à l’instinct vital hors norme, à la capacité homéostasique ultra-créatrice, et qui traversent les zones de dévastation pour mieux les contrer. Des êtres brisés inauguralement par la douleur de la perte, mais qui demeurent des pionniers d’un futur plus réflexif et critique que celui qu’on nous promet et vend quotidiennement. L’angle mort est leur lieu de vie. »

Antonio Damasio est, lui, connu pour sa théorie originale de la conscience basée sur le concept central d’homéostasie : la conscience est pour lui « une expérience mentale englobante d’un organisme vivant plongé, à chaque instant, dans l’acte d’appréhender le monde à l’intérieur de lui-même et le monde qui l’entoure »3. Il insiste sur le corporel, les émotions ET la cognition.

En combinant les deux Damasio, le Verstohlen, c’est d’abord cela : « avoir le droit de demeurer par le prendre soin, avoir le droit d’agir et de transformer le monde sans subir la domination et la confiscation incessante de la décision politique, ne pas être en danger, posséder en partage, faire surgir le réel dans les interstices de l’invisible ».

Cynthia Fleury précise : « A chaque fois que quelqu’un tente d’habiter le monde un peu différemment, il est mis en danger, soit dans sa vie ou dans son métier. Il faudrait donc le faire de façon furtive. Le furtif devient une technique d’habitation du monde qui essaye de sortir du panoptique, ces systèmes de surveillance généralisée que nous avons mis en place, soit par les outils techniques, soit par nos normes sociales. »4

La première phrase de l’opuscule pose d’emblée l’enjeu : « Nommez-le inappropriable, bien commun, universel, bien public mondial, bonheur national brut, capacité ou capabilité, besoin essentiel, objectif de développement durable. Nommez-le comme vous voulez, mais ne négociez plus pour entériner sa perte ou son vol. » D’où cette charte, avec ses dix points venant poser sans hiérarchie tout « ce » qui ne peut nous être volé.

Il s’agit bien, face au constat de notre rapport au monde abîmé (menace d’effondrement écologique, néolibéralisme violent, surveillance, découragement généralisé, déni,…) de 10 éléments susceptibles de réarmer le désir d’agir et d’arpenter les chemins d’une « vie bonne ».

Ce qui ne peut nous être volé donc :

La perspective. Accéder à une vue (réflexions intéressantes sur l’urbanisme, notamment).

Extrait : « Les mondes urbains et ruraux ne peuvent se transformer en prisons où tout édifice arrête le regard : murs et bêtise ont ceci de commun qu’ils tuent les perspectives ».

Le silence et ses quatres fonctions (spirituelle, cognitive, thérapeutique, citoyenne).

Extrait : « A l’inverse (de ses 4 fonctions essentielles), le silence est capté par les milieux socio-économiques et culturels les plus privilégiés en demeurant une arme au seul service du maintien du pouvoir en place. Il n’est dès lors plus partagé comme espace commun et s’assimile à une mise sous silence des plus démunis ».

La générativité du vulnérable.

Extrait : « Nos vulnérabilités ne sont ni des hontes ni des fatalités. »

Le climat de soin ou le passage à l’échelle.

Extrait : « Pas de soin du climat sans climat de soin. (…) Confier l’art des règles à ceux qui les vivent est également un point important. (…) Là il y a une forme d’alliance thérapeutique entre le bâtisseur, l’usager, celui qui prend soin. »

Le soin aux morts

Extrait : « Nous avons désacralisé la reconnaissance due au non-humain, en croyant sans doute, à tort, que cette ingratitude serait la marque de notre supériorité alors même qu’elle signe notre indignité. »

La vita furtivae.

Extrait : « Cultiver l’art de produire des issues relève de cette appétence à la vita furtivae, qualité anti-ressentimiste majeure lorsqu’on sait que le ressentiment est précisément une puissance d’empêchement, une dynamique de rumination toute tournée vers la production de non-solutions ».

L’homéostasie.

Extrait : « La furtivité, oui, mais avec toujours cet objectif de force vitale ancrée, autrement dit, de stabilité dans le monde actuel parcouru par de multiples failles systémiques ».

Enquêter. Les humanités démocratiques.

Extrait : « Nos enquêtes sont donc davantage qu’à l’accoutumée tournées vers la vulnérabilité, vers ce qui s’est effondré, ce qui s’effondre, le traumatique, le stigmatisé, alors même qu’il est souvent un « avant-poste » des modes dégradés futurs, ou simplement le symptôme de dysfonctionnements plus collectifs qu’il serait bon de cesser de nier ».

Le compagnonnage. Faire institution.

Extrait : « En évoquant les poètes pour dessiner les contours de la communauté des compagnons, on laisse entrevoir les formes secrètes et silencieuses qui les unissent, les formes créatrices, les formes libres surtout, car tel est peut-être l’enjeu plus spécifique des compagnonnages futurs à élaborer, précisément qu’ils soient plus cléments avec la séparation, l’émancipation individuelle, qu’ils n’assimilent pas celles-ci à la désaffilitation, ce qu’elles ne sont nullement. (…) Le compagnonnage définit tout autant un bâtisseur qu’un voyageur, qu’un enquêteur, qu’un représentant des humanités médicales, qu’un être qui tente de développer son ethos soignant, qui cherche à penser le soin comme une fonction, politique et symbolique, en partage ».

La fresque. Demeurer et devenir (cartographier et inscrire dans le temps).

Extrait : « Les hotspots de la vulnérabilité ne sont pas des lieux ou des milieux « déficitaires » mais proprement des points pionniers qui sont aux avant-postes du réel et des conséquences liées à nos choix collectifs mondiaux. Ils font l’épreuve, irréductible, de nos dénis, de nos cécités, de notre refus de refonder une philosophie de la croissance plus humaniste ».

L’enquête est donc un des outils essentiels dans la démarche. Et cette enquête porte plus précisément sur les vulnérabilités et consiste à cesser de nier ces vulnérabilités pour s’en servir comme des leviers au service d’une clinique du politique : « « Au lieu de considérer que les dysfonctionnements sont des fatalités, on utilise ces points de vulnérabilité comme des lieux d’innovation sociale, thérapeutique, politique, etc. La générativité du vulnérable, c’est comment produire une théorie de la conception à partir de la situation la plus vulnérable. C’est ça, notre proposition pour habiter le monde aujourd’hui.»4

Ces propositions s’inscrivent dans la philosophie du soin qui peut se définir comme une phénoménologie du politique au sens où elle donne à voir ce que la société tend à cacher, elle rend visibles les invisibilités politiques, autrement dit tous ceux que les systèmes socio-économiques, politiques et culturels ont rendu « invisibles », plus vulnérables qu’ils ne le sont inauguralement, précisément par désaveu de leur singularité, dévalorisation et stigmatisation de leur dépendance. La Charte du Verstohlen est un des outils au service de cette phénoménologie du politique dans la mesure où elle permet de comprendre plus cliniquement une situation politique et ses effets délétères et qu’en retour, elle cherche à activer des leviers capacitaires insoupçonnés.

Cet ouvrage, c’est aussi intéressant, fait des croisements avec des auteur·e·s que l’on côtoie fréquemment dans les milieux de la transition tel·le·s : Vinciane Despret (notamment son travail sur le poulpe), Donna Haraway (Vivre avec le trouble), Anna Tsing (Le champignon de la fin du monde), Bruno Latour (Habiter la terre), Philippe Descola (Une écologie des relations), Aldo Leopold…

Si donc vous souhaitez un peu de vent frais, de visions à la fois proches mais différentes, d’angles de vue nouveaux et/ou des propositions d’actions concrètes inspirées par la philosophie du soin et transposées aux luttes socio-environnementales, imprégnez-vous de cette charte du furtif !

Crédit photo d’illustration : Adobe Stock

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  1. Cynthia Fleury est titulaire d’une chaire « Humanité et santé » au conservatoire national des arts et métiers et « Chaire de philosophie à l’hôpital » au GHU Paris Psychiatrie et neurosciences
  2. Chez les Sismo, nous concrétisons la transformation des organisations face aux enjeux du XXIe siècle grâce à notre méthode, le design with care™ : une méthode de conception créative basée sur les usages et sur la prise en compte des fragilités individuelles, sociétales et environnementales.
  3. Elisabeth Berthou, « « Sentir et savoir », ou comment Antonio Damasio résout le mystère de la conscience », Le Monde,‎ 20 septembre 2021 (lire en ligne)
  4. Interview dans France Culture, Tracts, le podcast, Cynthia Fleury, habiter furtivement le monde