Fin 2022, l’UE a décidé d’introduire un nouveau système européen fixant un prix carbone sur les carburants (aussi appelé ETS 2). Ce mécanisme sera d’application à partir de 2027 et s’appliquera principalement aux carburants fossiles utilisés dans les bâtiments et les transports routiers. Cette « taxe carbone » aura forcément des implications sur le prix des carburants, mais donne également l’opportunité d’utiliser les recettes, non négligeables, pour financer une série de politiques publiques.
Comment fonctionne le nouveau système ? Comment participera-t-il à la décarbonation de nos sociétés ? Quelles conséquences cela aura-t-il sur les prix des énergies fossiles (gaz, mazout de chauffage, diesel…) ? Cela aura-t-il un impact sur la consommation de carburant ? Quelles mesures de compensation sociales seront mises en place ? Comment prévoir une bonne redistribution des recettes, afin d’obtenir des co-bénéfices sociaux et climatiques ?
Un webinaire était organisé par Canopea ce mardi 14 novembre pour aborder ces questions brûlantes avec Vincent Van Steenberghe, spécialiste des politiques climatiques au SPF Santé publique, sécurité de la chaîne alimentaire et environnement, et Aurélie Ciuti, coordinatrice du Réseau Wallon pour l’Accès Durable à l’Énergie (Rwadé).
Ce document se veut un résumé non exhaustif des deux présentations. Pour en savoir plus, retrouvez la rediffusion du webinaire ici.
Toutes les figures présentées ici sont issues de la présentation de Vincent Van Steenberghe.
Posons le cadre
La première partie du webinaire, présentée par Vincent Van Steenberghe, s’attache à décrire la situation actuelle et le fonctionnement de ce nouveau marché.
On n’y est pas
Et tout d’abord, un constat maintes fois rappelé : les défis de la transition sont immenses, et on en est au tout début. Les secteurs du bâtiment et du transport en particulier ne devront plus émettre de gaz à effet de serre en 2050. Il est donc indispensable de prendre des mesures drastiques dès aujourd’hui.
Ce qu’il nous faut : un mix d’instruments cohérent
Seule, une taxe carbone est inefficace. C’est bel et bien un ensemble de mesures et d’instruments qui peuvent composer une solution, que ce soit au niveau européen ou au niveau belge. Des éléments de régulation européens (comme des standards d’efficacité par exemple), un signal prix (ETS 1, ETS 2, la fiscalité sur le prix de l’énergie, ..) ou encore des politiques de soutien et de redistribution spécifiquement orientées vers les plus démunis sont des éléments d’un ensemble qui doit être cohérent.
Au niveau belge, c’est le Plan National Energie Climat qui est la référence en ce qui concerne tous ces instruments. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que la cohérence n’est pas son point fort…
Où en est-on en termes de fiscalité en Belgique ?
La fiscalité actuelle sur le gaz et le mazout de chauffage est très faible en Belgique, en particulier si on regarde ce qu’il se passe dans les pays voisins. La situation est différente pour l’électricité, dont les accises représentent une partie non négligeable du prix.
En ce qui concerne le transport, les accises sont plus importantes par contre, par rapport au prix total. Le diesel est en moyenne légèrement plus cher que dans les pays voisins, sauf pour les professionnels (déduction de la TVA). L’essence est dans la moyenne.
L’ETS 2 et le Fonds Social Climat en pratique
Les émissions visées par ce nouveau marché sont celles liées au chauffage dans les bâtiments (hors chauffage biomasse), au transport routier et à certains combustibles utilisés en industrie. Au total, ces secteurs représentent 45% des émissions totales de gaz à effet de serre en Belgique.
En pratique, il s’agit d’un « cap and trade », c’est-à-dire d’un plafonnement des émissions qui sont placées sur un marché. Le prix du carbone sera donc déterminé par sa demande. Ce plafond est établi en cohérence avec l’objectif à long terme de neutralité carbone, et diminue chaque année de manière linéaire. En 2030, il devrait être tel qu’une réduction de 43% des émissions de gaz à effet de serre devrait être observée par rapport à 2005 pour les secteurs concernés
L’ETS 2 sera lancé en 2027, sauf si les prix de l’énergie devaient être particulièrement élevés à cette période. Un délai d’un an sera alors envisagé, reportant l’entrée en vigueur en 2028. Il y a également la volonté de contrôler le prix du carbone (du moins jusqu’en 2029) : si celui-ci devait augmenter au-delà de 45€/tonne de CO21, des quotas supplémentaires (limités) seront injectés pour tenter de faire descendre le prix du marché. Mais il n’y a aucune garantie absolue que le prix du carbone restera en-dessous de ce niveau.
Les recettes
En pratique, un Fonds social climat sera créé dès 2026. Un quart des recettes liées à l’ETS 2 doivent y être dédiées, ce qui représente 1,66 milliards pour la période 2026-2032. Comme la Belgique doit ajouter 25% de co-financement, on arrive à un total d’environ 2 milliards d’euros pour cette période.
Les moyens liés à ce fonds doivent être orientés vers des acteurs bien ciblés : les ménages vulnérables, les usagers vulnérables des transports et les micro-entreprises vulnérables. Un soutien direct au revenu est possible, avec une certaine limite. Afin de disposer de cet argent, les pays membres doivent rédiger un Plan Social Climat, qui doit être rendu en juin 2025 à la Commission Européenne et qui nécessite une consultation publique.
Le reste des recettes sera directement distribué aux Etats membres, selon une clé de répartition bien précise. De nouveau, des règles sont prévues pour encadrer l’usage de cet argent puisqu’il devra servir aux usages suivants : décarboner le chauffage/refroidissement des buildings, supporter les ménages avec les plus bas revenus qui vivent dans les bâtiments les moins bien isolés, accélérer l’introduction de « véhicules 0 émissions » et les infrastructures de recharge liées et enfin, encourager le shift vers le transport public et la multimodalité.
Les impacts attendus
Une première observation est que les dépenses d’un ménage liées aux carburants fossiles ne dépassaient pas 5% du budget avant la crise énergétique. Mais c’est en observant ces dépenses selon le niveau de revenu qu’on peut raffiner cette observation. Les ménages au plus faible revenu dépensent moins pour l’électricité, la chaleur et le transport en termes absolus que les ménages à plus haut revenu, mais par contre dépensent une plus grande partie de leur budget (part relative) pour ces usages. Il faut en tenir compte dans les politiques de redistribution !
Qu’ajoutera ce prix sur le carbone au prix des carburants fossiles ? Avec une estimation de 45€/tCO2e, le prix du diesel sera de 0,12€/l plus élevé, de l’essence de 0,10€/l, du mazout de 0,12€/l et enfin du gaz 0,89c€/kWh. Loin d’être négligeable pour les ménages déjà en difficulté donc, mais également loin des prix atteints pendant la crise énergétique.
La manière de redistribuer l’argent compte !
Tout le challenge de l’ETS 2 réside dans la manière d’utiliser les recettes pour réduire la dépendance des ménages vulnérables aux carburants fossiles, et améliorer leur condition. Pour cela, la société civile a un rôle indispensable à jouer parce qu’elle connait mieux que personne les publics fragilisés.
Des possibilités ont déjà été évoquées :
- L’idée d’un bonus climat, c’est-à-dire rétrocéder directement la part fédérale des recettes vers les ménages et les PMEs. Les ménages qui consomment le moins (et qui contribuent donc moins aux recettes) sont alors gagnants par rapport aux ménages qui consomment plus mais reçoivent le même montant.
- Lors des discussions des tables climats, le message était clair : les recettes doivent bénéficier à ceux qui ont engagé des dépenses via la tarification du carbone. La mise en place de politiques sociales visant les ménages aux plus bas revenus est indispensable.
- Le rapport Fair Energy Transition For All de la Fondation Roi Baudoin peut être une autre source d’inspiration.
L’ETS 2 en bref – Un marché avec un prix du carbone déterminé par la demande – En moyenne, 130€ de plus sur la facture des citoyens – 1,6 milliards de revenus publics annuels |
Prudence et attention
La deuxième partie du webinaire, présentée par Aurélie Ciuti, se concentrait sur les aspects sociaux liés à la mise en place de l’ETS 2.
Un marché reste un marché
L’ETS 2 est un marché, certes avec des mécanismes de stabilité jusqu’en 2030, mais sans garantie que le prix du CO2 ne s’envole pas. Les pouvoirs publics ne pourront pas contrôler ce prix en cas de crise.
La précarité énergétique en Belgique
Être en précarité énergétique ça signifie être en difficulté par rapport à ses besoins en matière énergétique, voire en incapacité d’y répondre. Or, ces privations impactent le quotidien, la santé physique et mentale, les relations sociales, familiales ou encore les situations professionnelles. Les personnes ressentent de la culpabilité, de la honte. Un problème d’énergie c’est toujours beaucoup plus qu’un problème d’énergie.
On constate aujourd’hui que beaucoup de personnes sont affectées par la précarité énergétique : 28,8% des ménages wallons, 27,4% à Bruxelles et 14,8% en Flandre selon le baromètre de la précarité énergétique de la Fondation Roi Baudoin.
Ces difficultés ne concernent donc pas qu’une petite partie de citoyens très particuliers, très paupérisés qu’il faudrait protéger très spécifiquement : c’est une partie importante de la population qui est concernée et on retrouve des profils très diversifiés : familles mono parentales, travailleurs, personnes âgées, locataires, etc. Souvent, quand on pense à des mesures de correction comme c’est le cas ici avec la taxe carbone, on visualise une toute petite frange de la population marginalisée à protéger. La réalité est tout autre.
La transition doit aller de pair avec la lutte contre la pauvreté
Pour le Rwade et ses organisations membres, une politique climatique qui ne s’inspire pas des enjeux de lutte contre la pauvreté est par ailleurs vouée à l’échec. Il est donc indispensable d’élaborer la politique climatique à partir des mesures permettant de réduire la précarité et les inégalités. Aujourd’hui, on a tendance à mener des politiques à destination de ce qu’on imagine être une «population moyenne», et puis on met en place des sparadraps, qui vont être en partie inefficaces, et vont demander beaucoup d’énergie et d’argent à la collectivité. Or si on pensait les politiques publiques au départ des réalités des ménages les plus fragilisés, ces politiques publiques seraient adaptées à toutes et tous, à toutes les classes sociales.
Dès lors, pour ces organisations, la taxe carbone et de manière générale, tout ce qui est associé à une forme de «signal prix» sont des solutions qui ne semblent pas prioritaires. Surtout quand elles viennent toucher des besoins vitaux, contraints et pas si simples à modifier, comme c’est le cas quand on parle de logements et de mobilité. Sur le volet transport, en l’absence de transports publics sûrs, efficaces, ponctuels et couvrant tout le territoire, il n’y a pas beaucoup d’alternatives à la voiture dans de nombreux cas. Il est à craindre que l’effet prévisible d’une augmentation de l’ordre de 0,10 €/litre du prix des carburants sera tout à fait marginale sur le nombre de kilomètres roulés. Et ceci est également vrai pour les ménages du premier quartile qui ne consacrent qu’un peu moins de 4% de leur budget à l’achat de carburant et dont les déplacements sont majoritairement contraints, utilitaires. Ils n’en seront pas moins, hélas, affectés dans leur capacité à assurer leurs besoins de base.
En ce qui concerne le secteur du bâtiment, la difficulté de limiter sa consommation et de passer à un chauffage renouvelable est elle aussi avérée, que ce soit pour les locataires, les copropriétaires, ou même les propriétaires n’ayant pas les moyens de rénover.
D’autres mesures fiscales semblent donc plus urgentes et en meilleure position pour concilier climat et justice sociale. Quelques exemples : la suppression de la fiscalité avantageuse pour les voitures de société, la création d’une banque européenne pour le climat, la lutte contre l’évasion fiscale, la mobilisation de l’épargne ou encore une réforme de l’impôt vers une progressivité bien plus importante.
Quel usage des recettes de l’ETS 2 ?
Tout d’abord, un point d’attention. Il y a deux problèmes principaux que l’on constate avec les mesures de correction qui sont censées venir rétablir de la justice sociale quand une mesure régressive est prise.
Le premier est la difficulté de ciblage. On sait que les ménages en difficulté ont des profils très divers. On n’est jamais à l’abri de laisser de côté toute une partie de la population qui ne rentre pas dans les cases.
L’autre est le non-recours. Il s’agit d’une situation dans laquelle une personne ne bénéficie pas d’un droit ou d’un service auquel elle est pourtant éligible. Sans un mécanisme automatique, il y a toujours un risque de ne pas atteindre les personnes. C’est une réalité peu évidente à mesurer, mais on évoque souvent un chiffre de 30%, loin d’être négligeable donc.
Le Rwade étant compétent en matière de logement, la suite des conseils sera orientée vers la rénovation à destination des ménages vulnérables, avec une première observation : les aides publiques octroyées aujourd’hui bénéficient principalement aux ménages qui n’en ont pas besoin. D’autre part, la rénovation des logements en mauvais état produit des effets bénéfiques pour la santé publique. Prendre en charge le coût et le suivi des travaux pour une série de logements est donc un investissement rentable pour la collectivité.
Il est également essentiel de prévoir des stratégies d’approche des ménages qui ne sont pas touchés par les canaux traditionnels d’information ou qui ne vont pas du tout se sentir concernés parce que la rénovation de leur logement semble totalement hors de portée. Un réseau d’aide centré sur l’action locale peut ensuite prendre le relais. Ces réseaux sont une alternative à la logique de guichet unique puisqu’ils permettent de conserver une multiplicité de portes d’entrée pour les personnes.
L’approche par quartier des enjeux de rénovation permet d’identifier des lieux d’action prioritaires, où se conjuguent faible revenu et mal logement. Derrière les approches par quartier, il y a aussi cette idée de ne pas être seul face aux travaux, face aux entrepreneurs, et c’est une occasion de créer ou recréer du lien social dans les quartiers. Mais ça demande du temps et des moyens.
Une inquiétude des organisations sociales est également que les efforts de rénovation débouchent sur des hausses de loyers et des formes de gentrification des quartiers. Pour ce faire, ces organisations défendent un dispositif d’encadrement des loyers intégrant le critère de performance énergétique et visant à la fois l’établissement de loyers raisonnables et la valorisation des travaux de rénovation consentis par les bailleur·se·s (déduction faite des aides publiques). Il doit également y avoir des lieux où propriétaire et locataire peuvent se concerter, et où un arbitrage peut être proposé en cas de désaccord (commissions paritaires locatives).
En guise de conclusion
La mise en place de ce marché est une opportunité de s’attaquer en même temps au dérèglement climatique et à la lutte contre la pauvreté. Mais un marché reste un marché : sans politiques publiques fortes pour réduire la dépendance de toutes et tous aux combustibles et carburants fossiles, la transition vers la neutralité carbone ne se fera pas toute seule. Les organisations sociales, environnementales et défendant les petites entreprises doivent maintenant faire entendre leur voix pour définir à quoi les recettes de l’ETS 2 seront affectées.
Crédit image d’illustration : Adobe Stock
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