Fidèle auditeur de La Première, j’étais, en cette longue, longue semaine du Black Friday, à la limite de l’écoeurement face à la déferlante de publicités particulièrement mièvres invitant à remplacer au plus vite ce que l’on venait à peine d’acheter, le tout, soi-disant, pour quasi rien.
Dans cette sombre morosité, une pépite totalement inattendue découverte sur les réseaux sociaux : une campagne de l’agence de transition écologique française (ADEME) composée de 4 spots télévisés.
Regardez-les si vous n’avez pas encore eu l’occasion de le faire : ils mettent en scène un·e consommateur·trice souhaitant acheter :
• une ponceuse
• un polo
• un smartphone
• un lave-linge
Dans ces 4 spots nous faisons connaissance avec des « dévendeurs » dont la fonction est d’orienter les consommateur·trices vers des comportements alternatifs aux achats « impulsifs » (stimulés par la publicité) : réparation, location, seconde main, produits recyclés et même non-achat ! Le tout dans un souci clairement énoncé : épargner les ressources. Ces spots vous orientent ensuite vers un site invitant à se poser les bonnes questions avant d’acheter car, oui, on consomme aujourd’hui 4X plus qu’en 1960, ce qui n’est pas sans conséquences…
Touche pas aux commerces !
Comme le relate Le Monde, les réactions du secteur du commerce ne se sont pas faites attendre, utilisant le très classique registre du « Je suis outré », « c’est une honte », « c’est la crise »,… Comme souvent dans le chef des lobbys, le discours s’appuie sur un personnage hyper typé sensé représenter l’ensemble des acteurs du secteur alors qu’il en est presque l’exception : ici, le petit commerçant local qui vend des biens durables et s’en sort tout, tout juste malgré un travail acharné. Notons en passant que ce type de commerçants ne parvient généralement pas à placer la moindre publicité dans une chaîne télé, vu le coût.
Le tout est assorti d’une mise en demeure en bonne et due forme…
« Nous demandons à l’Ademe son retrait immédiat, faute de quoi nous envisagerons une action en justice pour dénigrement commercial »1, ont ainsi annoncé l’Alliance du commerce, l’Union des industries textiles (UIT) et l’Union française des industries mode et habillement (Ufimh).
Pour votre bonne information, « Le dénigrement est une pratique de concurrence déloyale qui consiste pour un salarié, un associé ou un concurrent, à jeter le discrédit sur une entreprise ou ses produits pour en tirer profit »2.
Il ne faut pas être grand clerc pour prédire la non-recevabilité d’une pareille plainte. Mais on est dans la communication d’influence, le réel importe peu.
Le MEDEF (Mouvement des entreprises de France), l’équivalent de notre FEB (Fédération des entreprises de Belgique), aurait quant à lui exigé d’être consulté pour ce type de campagne de l’ADEME et demandait dans la foulée de siéger au CA de l’Agence… No comment !
Le politique, appelé à la rescousse
Et, bien sûr, les « outragés » ont des entrées au Gouvernement. Le ministre de l’économie, Bruno Le Maire en est venu à déclarer que la campagne de sensibilisation n’est « pas très sympa » car elle se moque « même indirectement » des commerçants… Et il y voit même « une façon de faire la promotion indirecte du commerce dématérialisé sur les plates-formes ».
Là, franchement, je me suis demandé si on avait regardé les mêmes spots !
Conforté par une conseillère de la première Ministre Elisabeth Borne, le gouvernement français, par la voix de son ministre de l’économie, s’est entendu sur le fait qu’il fallait caractériser la chose de « maladresse ».
Et le récent (depuis mi-2022) ministre de la transition écologique, Christophe Bechu, tout en faisant une courbe rentrante sous forme d’une concession à une certaine maladresse, a tout de même tenu bon : « « aucun des spots ne sera retiré ». Sa manière de défendre le morceau sur l’antenne de France Inter, face à un journaliste qui tentait manifestement de le déstabiliser, est convaincante.
En résumé, explique-t-il : « Dans une journée normale, comme aujourd’hui, il y a 20.000 spots télé qui sont diffusés. 53 spots sur les 20.000 de la journée d’aujourd’hui (0,2%), c’est la campagne incriminée. Que 0,2% du temps d’antenne publicitaire soient consacrés à se demander si tous les achats sont utiles, franchement, vu les enjeux de transition écologique, ça ne me semble pas déraisonnable. »
Il est, soit dit en passant, probable que ce nombre assez ridicule d’apparitions sur les antennes ait été déterminant dans le sort positif réservé à la campagne. Le message ne risquait pas de faire de l’ombre aux maxi campagnes de pubs des grandes enseignes.
Une maladresse à vivement encourager
Cette « maladresse » qui créa la surprise en plein Black Friday est intéressante à de nombreux égards ; nous en pointerons trois.
Premièrement, et c’est sans doute l’info positive principale à tirer de cette séquence : une agence publique a pris l’initiative de diffuser, durant une semaine particulièrement fournie en publicités, dans le cadre d’un concept 100% commercial incitant à la surconsommation, des messages de sensibilisation à l’importance de la préservation des ressources, laquelle est mise à mal précisément par une surconsommation chronique. C’est réjouissant, on en redemande !! Et, d’autant plus que les marges de progression sont gigantesques ! Si l’on garde l’indicateur % de messages de sensibilisation versus % de publicités commerciales, on démarre avec un rapport de 0,2% versus 99,8%. Allez, soyons fou : tablons sur 50/50 en 2030 !
Pour qui roule le politique ?
Deuxièmement, nous sommes interpellé·es, voire inquiet·es devant l’hypersensibilité du politique aux récriminations outrancières des lobbys. Ce dossier, s’il a une composante avant-gardiste en matière d’actions publiques relatives à la publicité, est plutôt circonscrit : un nombre limité de messages de sensibilisation vont circuler pendant une période d’importante surconsommation programmée, sans qu’il y ait la moindre contrainte sur la publicité commerciale. Les messages socio-éducatifs incriminés sont surprenants, inhabituels, sympathiques et décalés, mais restent politiquement très corrects. Ils font preuve d’une préoccupation relevant de l’intérêt général. Le Ministre de la transition écologique et son administration font leur job. En réaction, des lobbys viennent pleurnicher et menacer, ce qui est leur droit. Mais fallait-il vraiment que l’affaire ait à être traitée au plus haut niveau de l’Etat ? Et que les femmes et hommes politiques qui sont intervenu·es donnent maladroitement, et certes partiellement (ouf), raison à ces lobbys qui se battent pour leurs intérêts privés ? Ce qui aurait du être qualifié de « juste » pour l’intérêt public est en partie disqualifié et devient « maladroit » : l’autorité publique discrédite ainsi ses propres initiatives. Le privé n’en demande pas tant ! Et ne venez pas me dire qu’il s’agit d’un positionnement honnête de la part de l’Etat qui reconnait publiquement ses erreurs ou imperfections !
A contrario, a-t-on jamais vu une intervention à un si haut niveau quand, par exemple, une association démontre à quel point la publicité commerciale accentue les inégalités, est source d’endettement, affecte le lien social, suscite envie et frustration, est invasive, notamment dans l’espace public, est discriminante, pousse les populations les plus démunies à consommer des produits néfastes pour leur santé3 ? Argumentaire « illustré » par de nombreux messages publicitaires qui, loin de relever de la maladresse, ont recours volontairement à une manipulation pleinement assumée. Toute cette « face cachée » pourtant bien réelle de la publicité commerciale est, dans la séquence qui a retenu notre attention, totalement déniée par les lobbys du commerce avec la complicité des autorités publiques.
Parfois l’un·e ou l’autre politique concède que la publicité commerciale est un mal nécessaire et généralement en reste là, tolérant ses excès comme ceux qui ont cours lors de Black Friday et accordant au secteur de la pub la tâche de s’auto-réguler, tâche que ce dernier se régale à accomplir en veillant avec grand soin à ce que ça nuise nullement à l’efficacité de son business. (voir notre dossier pages 36 à 41 pour le déni politique et 41 à 54 pour le piège de l’auto-régulation)
Ce qui est plus inquiétant, c’est que cette hypersensibilité du politique aux lobbys d’intérêts privés se manifeste couramment dans de nombreux autres dossiers sensibles en termes de santé publique et de protection de l’environnement, entraînant des tergiversations et in fine de la complaisance face aux « semeurs de doutes » que sont trop souvent les industries polluantes…
Dissonance cognitive
Le Troisième élément de réflexion, ou plutôt de perplexité devrais-je, dans ce cas, dire, m’est apparu, à la lecture de cet article de l’association Communication et démocratie consulté quelques jours après la réalisation du texte ci-dessus. Article très intéressant en l’occurence.
On y apprend que « cette campagne a été réalisée par l’agence de conseil en communication Havas Paris. Au-delà d’appartenir au Groupe Bolloré, empire médiatique « à la sauce extrême droite », l’agence est à l’origine de campagnes de publicité pour KFC, La Française des Jeux ou encore Renault, l’aéroport Charles de Gaulle et Transavia. En rachetant il y a deux ans L’Agence Verte, agence pionnière en communication responsable et d’intérêt général, Havas Paris accède à un portefeuille bien loin des secteurs polluants et nocifs pour la santé ».
Havas a notamment gagné le concours 2022 de la publicité la plus efficace jugée par les consommateur·trices avec ce spot pour KFC :
La communication, de quelque type que ce soit, y compris donc celle qui irait à l’encontre de ses intérêts, est un enjeu capital pour la perpétuation de notre système capitaliste croissanciste, et ses acteurs les plus influents ne lésinent pas sur les moyens de la maîtriser.
Des clauses éthiques dans les marchés publics ne seraient-elle pas indiquées ? On pourrait imaginer, pour soutenir des agences de communication réellement responsables, un label « com 100% responsable » dont une des conditions serait de ne pas faire de publicité commerciale au sens strict du terme, mais bien des messages d’intérêt public ou socio-éducatifs. C’est quoi la différence ? Jetez un oeil au résumé ci-dessous et rendez-vous dans notre dossier page 58 pour de plus amples explications.
Crédit image d’illustration : Adobe Stock
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- Avant le Black Friday, le gouvernement admet une « maladresse » avec ses publicités pour la déconsommation mais « aucun des spots ne sera retiré », Le Monde avec AFP, 23/11/2023, https://www.lemonde.fr/economie/article/2023/11/23/publicite-de-l-ademe-le-gouvernement-reconnait-une-maladresse-mais-aucun-des-spots-ne-sera-retire_6201932_3234.html
- https://www.murielle-cahen.com/publications/denigrement-commercial.asp
- Pour de plus amples développements, voir notre étude Education Permanente : La fin programmée de la publicité commerciale, 2023.