Si le président du GIEC, l’indien Rajendra Pachauri, et Paul McCartney ont récemment attiré l’attention des médias sur l’impact de notre consommation de viande sur les changements climatiques, ce lien entre alimentation et climat est quasi absent des négociations qui se sont engagées à Copenhague et reste peu connu du grand publique.
Le sujet est, il est vrai, sensible : aborder la question de la consommation de viande (ou plus précisément de protéines animales), c’est bousculer des habitudes quotidiennes fortement ancrées dans le mode de vie des gens – en tous cas de ceux qui y ont accès…
Mais c’est aussi – et plus encore – une question d’équité, de redistribution entre le Nord et le Sud. Il n’est donc pas étonnant que ces questions éminemment difficiles sont systématiquement reportées par les politiques au niveau international.
Mais, il ne fait aucun doute qu’il faudra, in fine, les prendre à bras le corps vu l’importance qu’elles revêtent dans les défis de nos sociétés.
Émissions du secteur de l’élevage: une comptabilité complexe
L’agriculture contribue pour environ 14 % aux émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES). Ce chiffre englobe toutes les émissions directes liées aux cultures et à l’élevage : protoxyde d’azote lié à la fertilisation, méthane provenant du bétail et des rizières, dioxyde de carbone provenant de l’énergie utilisée pour la mécanisation, la fabrication d’engrais, de pesticides …
80 % de ces émissions attribuées à l’agriculture dans son ensemble sont liés à l’élevage.
En outre, si l’on prend en compte la production indirecte de GES, c.à.d liée aux changements d’affectation des terres (la déforestation ou la conversion des prairies en cultures), la contribution de l’élevage passe à près de 18 %.
Plus précisément encore, l’élevage génère :
- 9% du CO2 essentiellement via la déforestation pour l’extension des pâturages et des terres arables destinés aux cultures fourragères ;
- 37% du méthane via la digestion des ruminants et la fermentation des effluents d’élevage ;
- et 65% de l’oxyde d’azote émis lors du stockage et l’épandage des effluents organiques et des engrais.
Ces chiffres issus des données de la FAO (2006) viennent d’être fortement remis en cause et revus à la hausse dans une publication du World Watch Institute qui évalue la responsabilité de l’élevage à 51% des émissions mondiales de GES !
Des éléments complémentaires ont été intégrés aux données de la FAO : la respiration des animaux, l’aquaculture… Certaines estimations ont été précisées : évaluation plus fine de l’impact de la déforestation pour l’élevage extensif et la culture de soja, augmentation de 12 % depuis 2002 de l’élevage…
Mais il convient également de relativiser ces 51% car ils incluent l’aval de la filière (CFC, CHFC… liés à la réfrigération des produits ainsi que les conséquences sur notre santé d’une alimentation trop riche en protéines et mauvaises graisses, soit le traitement des maladies…).
Au niveau de l’Europe, le tableau parait moins sombre : l’agriculture y a en effet réduit de 20 % sa production de GES en moins de 20 ans pour atteindre 9,2 % des émissions totales de l’Union. Ce chiffre doit cependant être nuancé.
Il ne s’agit en effet pas d’un bilan net entre input et output. La déforestation au Sud pour pourvoir nos marchés alimentaires n’y est de fait pas intégrée. La production des GES qui résulte de nos importations de viande ou de crevettes, de soja pour l’alimentation de notre bétail ou encore d’huile de palme est quant à elle comptabilisée sur le solde des pays du Sud. Inversement nos exportations de céréales ne sont pas déduites.
Enfin, si l’on considère maintenant les chiffres par rapport aux objectifs à atteindre, soit 1,7 tonnes d’équivalent CO2 par habitant – ce que la planète peut supporter – les efforts à faire en agriculture sont conséquents puisqu’elle pèse au minimum 0,9 tonnes par habitant, soit plus de la moitié.
Un jour sans viande par semaine ou tous nos dimanches sans voitures ?
L’intervention du président du GIEC, l’indien Rajendra Pachauri, à la veille du sommet et de Paul McCartney a donc permis de souligner l’absence à l’agenda politique de cette question pourtant primordiale.
Leur proposition : instaurer un jour sans viande par semaine, ce qui correspondrait à une réduction des émissions de CO2 équivalente à un voyage de 1.700 km.
Pour bien prendre conscience de cet impact, il suffit de souligner qu’il s’agit d’une économie de GES bien supérieure à celle réalisée lors des dimanches sans voitures dans toute la Belgique qui ont accompagné les crises pétrolières au début des années 70.
En liant alimentation et mobilité, cette intervention médiatique posait la question, de manière bien indirecte, de l’utilisation de nos sols. Réduire la consommation de protéines animales libère en effet des sols sollicités aujourd’hui par une mobilité qui se veut plus durable.
La réduction éventuelle de notre consommation de protéines animales aurait même un double effet : elle libère des surfaces dédiées à l’alimentation animale au profit d’une utilisation énergétique et réduit d’autant l’impact sur le climat de l’élevage et des cultures fourragères associées.
Un bilan nettement positif au regard des effets négatifs sur le climat de la consommation de protéines animales que sont la déforestation, les émissions de GES liées à l’élevage et aux cultures fourragères.
Le slogan « Manger ou conduire, il faudra choisir ! » associé à une utilisation sans garde-fou des productions agricoles à des fins énergétiques doit donc s’entendre différemment selon qu’il s’agît de manger des protéines végétales ou animales !
Une question d’équité entre le Nord et le Sud
Globalement, la consommation de protéines animales est liée au revenu des populations. Elle est ainsi distribuée entre pays développés et en développement dans un rapport de 3 à 1 soit 53gr/jour dans les premiers et 18 dans les autres1.
Ce rapport est par contre équivalent pour les protéines végétales (39gr/jour versus 43). Sur base des données moyennes, seul les pays sous-développés manquent de protéines dans leur alimentation. Les pays développés en ont par contre une consommation excessive qui, in fine, correspond à un surplus de 80 %…
La nécessaire diminution des GES liée à l’élevage devra se faire en tenant compte de ces disparités et en veillant à les réduire.
Des cultures pour se nourrir ou pour se déplacer ?
La production de « calories animales » nécessite de 2 à 17 fois plus plus de surfaces que la production de « calories végétales », étant entendu que chacune de ces calories est d’un « apport alimentaire » équivalent.
Ce qui, sur le terrain se traduit par le fait que la moitié des cultures en Europe sont destinées à l’alimentation animale et à l’importation de la majorité des protéines destinées à l’alimentation animale…
En Europe toujours, la consommation de protéines animales dans notre alimentation est assez stable quoiqu’en légère augmentation tout comme les surfaces qui y sont dévolues.
Par contre, nous dédions toujours plus de place aux cultures énergétiques. Une affectation dont une partie des sous-produits peut être utilisée en alimentation animale mais qui conduit inévitablement à une réduction des surfaces disponibles pour l’élevage.
Sans réduire notre consommation de protéines animales, une telle politique réduit donc notre autosuffisance alimentaire (bilan surfacique des importations et exportations agricoles – alimentaire et énergétique – ) et induit dès lors plus de déforestation au Sud, laquelle, rappelons-le ne nous est pas comptabilisée…
Produire des agrocarburants en Europe dans le cadre d’une substitution effective « production protéines animales/production agroénergétique » conduirait par contre à un bilan nettement positif. Une option loin d’être actuellement entendue…
Aujourd’hui, seule est promue la production d’agrocarburants et d’énergies renouvelables issues de la biomasse, sans aucune substitution. À l’issue du Sommet de Copenhague, cette politique pourrait encore être renforcée à l’échelle mondiale.
En Région wallonne, c’est déjà une option forte puisque les opérateurs produisant des agrocarburants affectent « indirectement » l’équivalent de près de la moitié des terres arables belges à des fins énergétiques ! Une proportion nettement plus faible au niveau européen.
Impact climatique de l’élevage et de ces cultures associées
Qu’il faille 2 à 17 fois plus de surfaces pour produire des calories animales, ne signifie pas que l’impact de cette production sur le climat suit la même règle proportionnelle.
L’élevage d’herbivores permet, en effet, de maintenir des prairies qui assurent un stockage de carbone et d’autres services environnementaux comme le maintien de la biodiversité.
Retournées, ces prairies relâcheraient dans l’atmosphère une quantité importante de carbone, estimée à 1000 kg par hectare et par an. C’est d’ailleurs pour maintenir ces stocks de carbone que les nouvelles orientations de la Politique Agricole Commune vont clairement en faveur d’un soutien de l’élevage à l’herbe et d’un maintien des prairies permanentes.
Élevage, santé et climat
Cet avantage « climatique » de l’élevage à l’herbe se trouve en outre être renforcé par des considérations de santé publique.
En effet, les herbivores nourris aux maïs et tourteaux de soja, par exemple, produisent une viande riche en acides gras oméga 6 tandis que ceux nourris à l’herbe, à la graine de lin ou encore aux protéines comme les fèveroles ou les pois (donc que l’on peut produire en Europe) fournissent des acides gras oméga 3.
L’excès des premiers concourt aux risques de maladies cardiovasculaires dont le coût aux États-Unis en termes de santé publique équivaut à plus de 3 fois le budget de la PAC ! Les omégas 3 réduisent quant à eux ces mêmes risques.
Un argument de plus pour privilégier un retour à l’herbe de nos ruminants et la réintégration des protéines de cultures européennes. Et, comme tout se tient, ces pratiques permettraient également de réduire l’impact climatique de l’élevage en réduisant le transport (importation de protéines d’Amérique,…) et les besoins en pesticides et en engrais (qui sont apportés par les légumineuses).
Un argument supplémentaire pour privilégier une alimentation de qualité et équilibrée (donc, souvent, moins carnée) pour tous.
Sans politique, ce sera le marché
Les négociations à l’OMC aboutiront à faire un pas supplémentaire vers une plus grande libéralisation de l’agriculture et de l’alimentation. Par contre, les politiques climatiques autoriseront et organiseront davantage de transfert Nord – Sud et de politiques régulatrices en faveur du climat.
Ainsi, il y a déjà aujourd’hui plus de contraintes sur l’importation d’agrocarburants que sur son équivalent alimentaire (huile de palme alimentaire versus énergétique). Le renforcement des objectifs de réduction à l’échelle internationale conduira de facto à soutenir davantage la production de biomasse agricole.
Parallèlement à cela, nos politiques devraient financer l’arrêt de la déforestation (programme REDD) et donc la stabilisation des surfaces cultivées. La deux options possibles pour maintenir le niveau d’alimentation sont la substitution des protéines animales par des protéines végétales dans les pays développés et l’augmentation de la productivité de l’agriculture. Une politique qui devrait être davantage soutenue par les politiques de coopération et les transferts Nord – Sud.
Il parait évident que l’on ne pourra financer l’arrêt des déforestations que si l’on parvient à stabiliser la demande de produits agricoles, quelque soit leur destination (agricole, énergétique, alimentation animale).
Sans politique alimentaire dans les pays développés pour y réduire la consommation de protéines animales afin d’y libérer des surfaces pour la production d’énergie, la demande d’énergie renouvelable risque bien de se faire au détriment de l’alimentation des plus pauvres.
La crise alimentaire de 2007 l’a déjà montré, la consommation de protéines animales a davantage diminué dans les pays et les populations les plus pauvres.
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Le lien entre alimentation et climat constitue aujourd’hui encore un tabou pour nos politiques. Parler d’une alimentation équilibrée et variée qui, pour beaucoup, implique une diminution de la part de protéines animales et donc de viande, est encore trop souvent considéré comme une immixtion dans l’intimité des citoyens.
Pourtant, laisser de côté cette question, c’est se fermer les yeux sur l’un des facteurs majeurs du réchauffement climatique et sur une véritable fracture sociale entre le Nord et le Sud, fracture qui pourrait s’importer demain au Nord entre les plus riches et les plus pauvres.
C’est aussi fermer les yeux sur des questions de santé dont les coûts pour les budgets sont aujourd’hui très importants. Aborder lucidement cette question pourrait enclencher un cercle vertueux alliant lutte contre les changements climatiques, équité sociale et amélioration de la santé publique.