En 1990, le Gouvernement wallon adoptait une politique de développement des deux aéroports régionaux. Les décideurs politiques régionaux voyaient dans le transport aérien un vecteur de développement économique et une source d’emplois, solution bienvenue au déclin de la sidérurgie dans les bassins de Liège et de Charleroi. Ils n’avaient pas tort. Mais le prix à payer était énorme pour le budget wallon, les riverains et l’environnement. Et la poursuite de ces politiques est incompatible avec la lutte contre les bouleversements climatiques.
Il est rare de voir une telle constance dans l’action politique : la décision prise par le Gouvernement wallon en 1990 n’a jamais été remise en cause. Quelle qu’en soit la composition, les gouvernements successifs ont montré beaucoup d’ardeur à poursuivre le développement aéroportuaire. L’adoption « à la hussarde » du décret du 1er avril 2004 est particulièrement illustrative de ce soutien inconditionnel. Rappelons les faits en quelques mots. Le décret du 8 juin 2001 limitait l’exploitation de l’aéroport de Charleroi-Bruxelles Sud exclusivement entre 7 heures et 22 heures. En violation de cette réglementation, des avions de la compagnie low cost Ryanair atterrissaient à et décollaient de Charleroi chaque nuit. Le pouvoir exécutif wallon, minimisant l’importance de ces mouvements (plus de 1.000 par an…) et arguant de contraintes économiques, fermait (im)pudiquement les yeux sur ces pratiques illégales. Saisi par les riverains, le tribunal civil de Charleroi décidait, le 30 mars 2004, de faire respecter la loi sur le site de l’aéroport et soumettait à une astreinte de 10.000 € chaque vol constaté entre 22 heures et 7 heures. Le Ministre de l’Economie de l’époque (Monsieur Serge Kubla) se mobilisa directement : cette décision, à ses yeux, posait problème, une « certaine souplesse » étant fondamentale pour faire vivre l’aéroport de Gosselies. Afin de contourner la décision du pouvoir judiciaire, le pouvoir exécutif décida d’utiliser le pouvoir législatif. Le 1er avril 2004, soit deux jours après la décision du tribunal, le Parlement wallon votait en urgence (et sur proposition du Gouvernement wallon) un décret modifiant les heures d’ouverture de l’aéroport de Gosselies… Un grand jour pour Ryanair, un bien triste jour pour la séparation des trois pouvoirs, principe de base de nos démocraties. Depuis lors, la législation a encore été « assouplie » 1 – en respectant les formes cependant.
Cette constance dans l’action s’inscrit dans une logique de long terme : les budgets alloués au développement de la politique aéroportuaire sont considérés par le gouvernement comme des investissements pour les décennies à venir. Cette vision à long terme, hélas, ne s’inscrit pas dans une vision systémique et n’intègre donc pas de réflexions quant à sa compatibilité (ou sa non-compatibilité) avec les impératifs environnementaux, et notamment climatiques. Tentons donc de pallier ce manque en développant une petite analyse rapide.
Il convient en préalable de souligner que :
- la durée de vie d’un aéronef est classiquement comprise entre 20 et 25 voire 30 ans ;
- une fois homologué, un type d’avion est également produit durant une période de 20 à 30 ans ;
- aucune rupture technologique en matière de motorisation des avions n’est raisonnablement envisageable dans les 10 prochaines années.
Dès lors, les aéronefs qui opéreront sur les aéroports dans les prochaines décennies utiliseront encore dans leur grande majorité les motorisations et carburants actuels. L’Agence Européenne de l’Environnement estime même que des modèles d’avions homologués aujourd’hui pourraient encore être en service en 2050 2. On ne peut donc pas s’attendre, à volume d’activités constant, à des réductions d’émissions de CO2 significatives. La croissance prévue du volume de transport aérien devrait donc s’accompagner d’une croissance des émissions.
Les émissions de gaz à effet de serre du transport aérien international n’étaient pas comptabilisées dans le cadre du protocole de Kyoto et font toujours l’objet d’un examen embarrassé lors des discussions climatiques. Elles n’en demeurent pas moins réelles, n’en impactent pas moins le climat planétaire, et n’en relèvent pas moins de la responsabilité des autorités publiques qui, dans le meilleur des cas, ne font rien pour contraindre le développement du transport aérien et dans le pire des cas le promeuvent. Ces émissions sont loin d’être anecdotiques. En Europe, l’aviation internationale produit 13,3% des émissions de gaz à effet de serre du secteur des transports. Sur la période 2013 à 2016, elles ont augmenté au rythme de 2% par an 3 (taux annuel de croissance qui peut sembler modeste mais qui conduit à un doublement des émissions au bout de 36 ans).
Selon les estimations du GIEC, le « budget d’émissions CO2 » de l’humanité était, en 2011, de l’ordre de 1000 milliards de tonnes (Gt) pour avoir 66% de chances de rester sous le seuil des 2°C de réchauffement global, seuil au-delà duquel l’ampleur des bouleversements climatiques menacera directement la survie de nos sociétés. Qui accepterait d’embarquer dans un avion dont les chances d’atterrir sans dommage ne sont que de 66% ? Sachant que les émissions de l’humanité se montent actuellement à environ 40 Gt par an, le budget restant correspond à 25 années d’émissions (à partir de 2012). Si l’humanité voulait garantir avec 66% de chances la stabilisation sous 1,5°C de réchauffement global, le budget CO2 ne serait plus que de 400 Mt, soit 10 années d’émissions au rythme actuel 4 et l’humanité devrait donc, si le rythme est maintenu, ne plus rien émettre après 2022.
De ce qui précède ressort toute la pertinence de l’objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre de 95% sur la période 1990-2050 fixé à l’article 4 du décret-climat adopté par le Parlement de Wallonie le 20 février 2014. Le risque très élevé de dépasser les « budgets carbone » susmentionnés devrait par ailleurs constituer un puissant incitant à mettre en œuvre au plus tôt d’ambitieuses politiques de réduction des émissions dans tous les secteurs d’activités et à anticiper les mutations socio-économiques qui seront inévitablement induites par ces politiques.
En 1990, les émissions de CO2 de la Wallonie s’élevaient à 47,460 MtCO2 5. Une réduction de 95% correspond à un objectif de 2,373 Mt en 2050. Les « bunker fuels » (émissions du transport aérien international) peuvent être calculées sur base de la consommation de carburant des aéroports civils wallons, qui étaient de 28 GWh PCI en 1990 et 3.956 en 2014 6, ce qui correspond à des émissions d’environ 1,02 GtCO2 7, soit 43% de l’objectif 2050 pour l’ensemble des émissions de la Wallonie. Et, comme mentionné ci-dessus, ces émissions sont amenées à croitre sous l’effet de développement des aéroports wallons.
Il apparaît donc clairement que la poursuite des tendances actuelles en matière de développement des activités aéroportuaires en Wallonie est incompatible avec l’atteinte de l’objectif inscrit à l’article 4 du décret-climat et, plus largement, avec les trajectoires de réduction des émissions de gaz à effet de serre indispensables pour éviter des bouleversements climatiques majeurs.
Ce qui précède est juste un constat établi sur base de données et de projections chiffrées publiées par des organismes publics reconnus pour la qualité de leur expertise. Ce constat devrait pouvoir éclairer l’action politique. Il n’en est malheureusement rien. Tout élément susceptible de remettre en cause la politique aéroportuaire wallonne est écarté, nié, voire discrédité. Plus loin est menée cette politique, plus se développent les plateformes aéroportuaires régionales, plus le constat établi ci-dessus dérange et plus il est refoulé. Pour un observateur extérieur, la situation s’apparente à une fuite en avant dont le dénouement ne peut être que douloureux.
Dans son rapport consacré aux impacts environnementaux des transports aériens et maritimes, l’Agence Européenne de l’Environnement s’intéresse aux manières de limiter lesdits impacts. L’EEA adopte la hiérarchie ASI (avoid-shift-improve) 8 qui place en priorité les mesures visant à réduire la demande. Catégorie de mesures qui, selon l’EEA, est vue comme politiquement impopulaire et est dès lors peu considérée par les gouvernements 9. L’EEA souligne aussi que certaines décisions enferment nos sociétés dans un modèle de fonctionnement dont il est pourtant nécessaire de sortir ; les projets d’extension des infrastructures aéroportuaires font partie de ces « verrous ».
Si le développement du transport aérien pouvait être qualifié d’erreur il y a 20 ans, il s’apparente plus aujourd’hui à une faute politique. Faute d’imprévoyance, faute de négligence par rapport aux enjeux climatiques. Il est urgent de prendre en compte ces enjeux et de sortir des anciens schémas de pensée focalisés sur la croissance économique. En matière de transport aérien, l’urgence réside aujourd’hui en l’adoption d’une stratégie de phasing-out et de reconversion économique pour les bassins de Liège et de Charleroi, dans une logique de mutation vers des secteurs d’activités dont le développement est compatible avec les impératifs environnementaux.
- Voir ce petit billet d’humeur : « Gosselies : riverains, réveillez-vous ! »
- EEA Report N° 22/2017. Aviation and shipping — impacts on Europe’s environment, p. 13
- EEA. 2017, p. 18
- IPCC. 2014 : Summary for Policymakers. In : Climate Change 2014 : Mitigation of Climate Change. Contribution of Working Group III to the Fifth Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change, p. 10-13
- SPW-AWAC. Emissions de GES en Wallonie. Soumission du 15 avril 2018 [en ligne] – http://www.awac.be/images/Pierre/Inventaires_GES/Emissions_GES_Wallonie_1990-2016_-_pour_download_sur_site_internet_190418.pdf
- SPW DGO4 – ICEDD. 2016. Bilan énergétique de la Wallonie 2014. Bilan de la consommation des transports, p. 44
- Sur base d’une intensité carbone du kérosène de 0,258 kgCO2/kWh
- Soit éviter (les déplacements) – transférer (vers les modes moins polluants) et améliorer (l’efficacité énergétique et le bilan environnemental des avions)
- EEA. 2017, p. 28