Les habitats agricoles à haute valeur naturelle seraient-ils le modèle de sobriété en agriculture ? Quelles leçons tirer de l’observation attentive de ce qui se passe, de ce point de vue, en Roumanie ? Que penser face au fait qu’aussi bien un modèle communiste dictatorial, qu’une planification dans le cadre d’une économie libérale à l’européenne mettent à mal un équilibre subtil entre la préservation de la biodiversité, lutte contre les dérèglements climatiques et une agriculture de subsitance suffisamment rémunératrice ? Autant de questions en filigrane de la présente réflexion sur agriculture/nature/sobriété.
S’il est une relation bien connue des naturalistes et des scientifiques qui s’intéressent à la nature au sein des milieux agricoles, c’est que plus un système agricole est extensif, plus la biodiversité y trouvera sa place. Un habitat agricole extensif se caractérise par de faibles intrants (fertilisants, amendements, pesticides) et une productivité globalement assez basse par hectare. A cette faible intensification agricole s’ajoute également l’importance de l’hétérogénéité d’un paysage agricole, qui offrent une diversité de micro-habitats. Notamment à travers la diversité des cultures et la réduction de la taille des parcelles qui permet la survie d’espèces peu mobiles. Mais aussi la présence d’arbres, haies, buissons, etc.
Les habitats agricoles à haute valeur naturelle
Ces types de milieux ouverts, riches en biodiversité sont dits semi-naturels car leur origine est anthropique. Mais ils offrent des habitats de substitution pour toute une série d’espèces qui ont pu s’adapter aux pratiques agro-sylvo-pastorales et y trouver une niche écologique. Le concept d’habitat agricole à haute valeur naturelle (High Nature Value (HNV) farmland habitat) a été défini pour reconnaître cette richesse des milieux agricoles. Ce sont des habitats agricoles exploités peu intensivement, à petite échelle et en fonction du contexte écologique local, avec une charge en bétail faible, très peu d’intrants de synthèse et des éléments naturels du paysage encore très présents (arbres, buissons, haies et mares). La gestion est complexe et repose sur une charge de travail importante tout au long de l’année.
Ces milieux sont tellement riches que ce sont les prairies semi-naturelles d’Europe, avec celles d’Argentine, qui détiennent les records du monde en nombre d’espèces de plantes vasculaires pour l’ensemble des quadrats inférieurs à 100m2. Parmi les records du monde, on trouve notamment une prairie en Roumanie avec 98sp./10m2. Au-dessus d’une surface de quadrat de 100m2, ce sont les forêts tropicales qui détiennent la palme.
En comparaison, en Wallonie, les milieux ouverts exceptionnellement riches comptent un peu plus de 50sp./100m2. Pour être considérée comme une prairie de haute-valeur biologique (au sens du programme MAEC), il faut au moins 21 sp/5m2.
Evolution des milieux agricoles
L’évolution de ce type de milieux est donc intrinsèquement lié à l’histoire et au développement de nos sociétés. Depuis le développement de l’agriculture sur notre continent, la forêt a subi d’intenses défrichements pour laisser la place à l’activité agro-pastorale, et atteindre sa superficie la plus faible au milieu du 19ème siècle. C’est ainsi que nos pelouses calcaires, landes et prairies à haute valeur biologique résultent d’une longue histoire de pratiques agro-sylvo-pastorales.
La composition en espèces de ces milieux peut parfois remonter aux premières installations humaines durant le Néolithique. Dans la plaine de la Crau, la végétation de certaines bergeries abandonnées remontent à l’époque romaine.
Cependant, dès le 19ème siècle (et encore plus dès la moitié du 20ème siècle) et avec l’évolution des techniques agricoles, les paysages ouverts en Europe subissent progressivement deux dynamiques contrastées : l’agriculture s’intensifie sur les zones les plus productives, souvent de plaines, alors que celles de moins grande valeur ou plus difficiles d’accès aux machines (en montagne souvent) sont progressivement abandonnées. L’intensification agricole provoque la simplification des habitats et des communautés d’espèces (seules quelques espèces opportunistes sont abondantes, comme les corvidés par exemple), conséquence notamment de la disparition des micro-habitats. Alors que l’abandon d’un milieu ouvert permet à la dynamique forestière de s’exprimer et de recoloniser un milieu ouvert. Dans ce cas, on a une perte en espèces liées aux milieux ouvert mais qui sont remplacées par d’autres communautés plus adaptées aux nouveaux habitats forestiers. La problématique est qu’entre ces deux tendances majoritaires en Europe, les espèces des milieux agricoles n’y trouvent plus leur place.
Aujourd’hui, l’intensification agricole a poussé inexorablement l’agriculture à devenir une activité lucrative plus qu’une activité nourricière. Quasiment disparues de chez nous, ce sont les pratiques traditionnelles qui ont façonnés des paysages dits culturels, qui ne subsistent plus qu’à l’état relictuel. Ces sites sont parfois inclus dans un réseau d’aires protégées et gérées pour maintenir le milieu ouvert (réserve naturelle, Natura 2000, etc.).
La perte en biodiversité est dramatique : par exemple, le Royaume-Uni a perdu 98% de ces milieux semi-naturels depuis les années 30’s. En Autriche, ce sont plus de la moitié des prairies semi-naturelles qui ont disparu en 60 ans.
Le cas de la Roumanie
Alors que ces processus d’intensification et d’abandon se sont généralisés depuis plusieurs dizaines d’années en Europe de l’ouest, les milieux ouverts extensifs sont encore bien présents en Europe de l’est. Malgré que le déclin soit déjà amorcé, mais a débuté plus tardivement, à la suite de l’adhésion récente de plusieurs états d’Europe de l’est à l’Union Européenne.
La Roumanie est un cas d’école en matière de survivance de pratiques agricoles traditionnelles. Le pays possède une des richesses naturelles les plus incroyables et diversifiées d’Europe. Le Delta du Danube ou les très vieilles forêts des Carpates sont deux éléments naturels célèbres (avec Dracula). Mais la Roumanie est aussi parmi les pays d’Europe qui abritent les plus grandes superficie de systèmes prairiaux très riches au niveau de la faune et de la flore. On estime à 4.800.000ha de la superficie agricole (soit 33% de la SAU de Roumanie) considérés comme HNV (pâtures, prairies de fauche, pelouses sèches, pré-bois, anciennes terrasses agricoles, etc.), principalement localisés dans les Carpates. Mais on estime que cette proportion est certainement plus élevée. Ces milieux ouverts forment une mosaïque avec les milieux forestiers, dont bénéficient de nombreuses espèces.
Cependant le contexte historique qui est l’origine d’une telle richesse naturelle des milieux agricoles est moins réjouissant. Entre 1947 et 1990, l’agriculture roumaine s’est intensifiée sous les politiques totalitaristes. Plus spécifiquement sous la dictature communiste, entre 1962 et 1989, l’Etat collectivisa l’ensemble des fermes du pays pour en faire de très grandes fermes étatiques. Seules ont persistés les petites fermes de montagnes peu accessibles et dispersées, ce qui correspond à 10% de la SAU qui échappa à cette collectivisation. Malgré tout, ces fermes avaient des quotas de production qui leur étaient fixés pour fournir de la nourriture à l’Etat. Cet état de fait a toutefois permis de maintenir une continuité temporelle dans la transmissions des pratiques agricoles traditionnelles jusqu’à nos jours.
A la chute de Ceaucescu en 1989, les ruraux purent récupérer leurs terres. Mais face à un contexte de crise et d’insécurité économique, d’emploi, de pensions quasi inexistantes et de changements sociaux, une agriculture de semi-subsistance se mit en place et persista jusqu’à nos jours.
La Roumanie est encore un pays fortement rural. Alors que les Roumains représentent 4% de la population de l’UE, ils comptent 29% des exploitations agricoles européennes et 20% des travailleurs agricoles. Bien que très nombreuses, la majorité des exploitations agricoles sont cependant de très petites tailles, avec une moyenne de 2.15Ha répartis en 3.7 parcelles. Sur le 3.9 millions de fermes recensées en Roumanie, 2 millions d’entre elles auraient moins d’1ha. Et 93% ont moins de 5Ha. En moyenne, les revenus agricoles sont très bas, environ un tiers de la moyenne européenne. En réalité, plus de 80% des fermes sont qualifiées de semi-subsistance. C’est-à-dire que plus de 50% de la production est utilisée pour leur propre consommation et que le reste est commercialisé, généralement localement.
Les pratiques traditionnelles sont globalement similaires à celles qu’on a pu documenter ailleurs en Europe. Les prairies de fauche sont utilisées pour la production de fourrage pour l’hiver. Certaines sont fauchées dès juin pour avoir du fourrage de qualité. D’autres sont fauchées plus tardivement afin que les plantes montent en graines pour permettre le renouvellement et le maintien des espèces. Il y a en effet une maitrise de la composition du fourrage en fonction du type de bétail.
Les parcelles d’un même agriculteur n’étant pas forcément contigües mais dispersées, ce sont des centaines de petites parcelles appartenant à des agriculteurs différents et toutes gérées différemment, qui créent ainsi un habitat prairial en mosaïque. Certaines sont fertilisées avec du fumier, re-semées avec des graines des fonds de fenils, les « mauvaises herbes » sont régulièrement contrôlées manuellement (colchique, vérâtre, etc.) ainsi que les buissons et arbustes qui sont régulièrement coupés. Pour la bonne saison, les agriculteurs ont accès à un système de pâturage en commun. Chaque communauté locale à son propre fonctionnement avec une gestion souvent complexe.
Dans certains cas, un ou plusieurs membres de la famille travaillent aussi à l’extérieur, fournissant une source supplémentaire de revenus.
Ce sont indéniablement ces toutes petites fermes qui ont permis à 6 millions de roumains de pouvoir subvenir à leurs propres besoins. Mais ces pratiques traditionnelle ont aussi créé et maintenu indirectement les conditions écologiques pour l’établissement de communautés d’une faune et d’une flore extrêmement riches. Dans les prairies des montagnes de Transylvanie, on compte autant d’espèces de papillons dans l’une d’entre elle que dans l’ensemble du Royaume-Uni. Leur richesse est aussi élevée en prairie qu’en terre de cultures, contrairement à ce qu’on observe chez nous. Des espèces devenues rares ou en fort déclin dans la plupart des régions d’Europe de l’ouest, se retrouvent communes ici : sonneur à ventre jaune, triton crêté, râle des genêts, tarier des prés, les papillons du genre Maculinea, etc.
L’adhésion à l’UE en 2007 a initié des changements profonds et rapides en Roumanie. Notamment la mobilité intra-européenne a poussé les plus jeunes générations à quitter leur pays pour trouver du travail ailleurs. Souvent au Royaume-Uni et en Allemagne. Le mode de vie en autarcie alimentaire, demandant un travail physique intense pour un revenu peu important étant peu séduisant. De plus, la volonté affichée est plutôt d’améliorer la productivité et la compétitivité des exploitations agricoles. Entre 2005 et 2016, la taille moyenne des fermes a augmenté de 3.3 à 4ha. Dans le même temps, le nombre de fermes est passé de 4.3 millions à 3.4 millions.
Le programme agro-environnementale du 2ème pilier de la PAC devrait à l’inverse permettre aux agriculteur d’avoir accès à des aides et maintenir les petites exploitations aux pratiques favorables à la biodiversité. Cependant, dans les faits l’efficacité des différentes mesures proposées est assez variable.
Les très petits agriculteurs ont d’abord difficilement (ou pas du tout) accès à toute une série d’aides. Par exemple, pour être éligible à la PAC, il faut posséder au moins 1Ha divisé en parcelles de minimum 0.3Ha. Dans certaines régions des Carpates roumaines, il a été estimé que jusqu’à 45% des parcelles sont plus petites que cette superficie minimale requise par l’Union Européenne pour être éligible. Dans les faits, seul un quart des agriculteurs roumains (qui occupent 80% de la SAU) ont accès aux subsides de la PAC.
Un autre aspect négatif est que le système agro-environnemental est trop rigide et convient peu à ce système à très petite échelle. Il a malheureusement contribué à homogénéiser les pratiques spatialement et temporellement, avec l’effet inverse de celui recherché et de faire diminuer la richesse en plantes et insectes.
Par exemple, la date unique de fauche à partir du 1er juillet a des effets contreproductifs sur le pattern en mosaïque et sur la rencontre des besoins d’une série d’habitats herbeux de hauteurs différentes. En effet, elle est fixée essentiellement pour permettre aux oiseaux de nicher au sol de pouvoir réaliser leur nichée sans être détruite par la fauche (râle des genêts par ex.). Or l’intérêt du système à très petite échelle est que chacun fauche sa parcelle au moment le plus adéquat, en fonction de ce qui est recherché (qualité du fourrage versus maintien de la richesse spécifique). Le râle des genêts supporte très bien ces pratiques puisqu’on l’y trouve en forte densité. Et d’autres espèces bénéficient de cette diversité de structure de la strate herbacée. Une étude de 2007 a même démontré le cas de la disparition du safrané (papillon de jour typique des prairies sèches et steppes forestières) liée à la date de fauche du 1er juillet en République Tchèque.
De plus en plus de chercheurs recommandent plutôt des mesures basées sur des résultats (plutôt que sur un cahier des charges), avec des objectifs de conservation et la mise en place de monitorings réguliers. Ce type de mesures seraient particulièrement adaptés dans un cas où l’objectif est le maintien de pratiques déjà favorables. De plus, ce type de mesure laisse plus d’autonomie de décision à l’agriculteur, particulièrement adapté dans un contexte de changements climatiques. Un exemple de succès a d’ailleurs été documenté pour le damier de la succise en Irlande.
Cependant, dans certaines régions, ces subsides arrivent tout de même à maintenir les pratiques traditionnelles et constituent le principal revenu des petits agriculteurs. Une certaine homogénéisation des prairies de fauche est perceptible, accentuée par l’utilisation de motofaucheuses, mais elles sont toujours entretenues face à la recolonisation forestière.
Ainsi malgré la mise en place du programme agro-environnemental, l’abandon de ces prairies continue inexorablement. Plus que l’intensification agricole, les milieux ouverts des Carpates sont menacés par l’abandon des terres agricoles qui sont reconquises par la forêt. En 2011, les superficies des prairies de fauche avaient déjà diminué de 20% en 10 ans. On observe aussi des changements de pratiques agricoles, avec des troupeaux d’ovins ou de bovins de plus en importants qui pâturent sur ces anciennes prairies de fauche, réduisant ainsi la faune et la flore associées. Toute une série d’autres contraintes ont été imposées par les législations nationales et européennes (restriction en matière d’abattage, d’hygiène, de circulation de charrettes tractées par des chevaux, de vente, etc.) qui réduisent encore plus la souplesse des agriculteurs. Il est donc nécessaire d’avoir des politiques et législations adaptées aux différents contextes régionaux et qui laissent plus de place aux connaissances et expériences des agriculteurs locaux.
Conclusion
L’exemple des prairies semi-naturelles de Transylvanie illustre ainsi l’importance de s’appuyer sur les connaissances locales et traditionnelles quand elles sont toujours vivaces. Ce qui est encore très rarement le cas en Europe de l’ouest. Une très bonne connaissance écologique de son milieu local et l’autogestion par et au profit des communautés locales sont considérés par Elinor Ostrom (voir aussi le texte de Arthur Fonsny) comme étant les clés de voûte d’une bonne gestion durable et le maintien des services écosystémiques des ressources naturelles. Toujours dans la même région de l’est des Carpates citée plus haut, les agriculteurs locaux pouvaient nommer 246 espèces de plantes différentes, connaissaient très bien leurs préférences écologiques et distinguaient 146 habitats différents. Ce qui étaient le plus grand nombre connu recensé dans la littérature. D’autres études suggèrent que les ruraux au Moyen-Âge et jusque plus tard durant l’époque moderne en Europe avaient une très bonne connaissance de leur milieu naturel.
On comprend donc que ce type d’agriculture est incomparablement plus riche à tous points de vue.Il a émergé et subsisté contraint par l’absence de politiques de soutien des populations et une nécessité vitale de produire de la nourriture pour l’ensemble de la famille. Il est crucial qu’en tentant de maintenir ou favoriser ce type d’agriculture, on ne perpétue pas les conditions de la pauvreté et une vie dénuée de tous conforts élémentaires ou considérés comme tel dans nos sociétés actuelles.
Quant au déclin des milieux ouverts, c’est une perte irremplaçable, d’autant plus qu‘ils sont en danger, que soit en Europe ou ailleurs où leur existence est plus naturelle (les steppes d’Asie centrale par ex.). Mais face à l’inexorable processus en cours de l’abandon de ces milieux agricoles de montagne, malgré les programmes mis en place, et de perte des pratiques traditionnelles, les Carpates pourraient devenir un des bastions européens du réensauvagement. Alors que plusieurs espèces spécialistes des forêts sont en diminution globalement en Europe, elles se portent plutôt bien dans les Carpates. Cela vaut certainement mieux qu’un appauvrissement pur et simple tel qu’on l’observe chez nous en Belgique.
Agriculture – Nature en Roumanie
Crédit photographique Anne-Laure Geboes
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