« Faut-il se résigner au scénario d’un Titanic qui coule avec ses chaloupes réservées à une élite, où devons-nous construire un effort solidaire pour éviter au mieux les icebergs et colmater les brèches ? » Une carte blanche inter-associative.
Faire croître le PIB mondial devient de plus en plus difficile. Alors que la croissance mondiale flirtait couramment avec les 6% par an pendant les Trente Glorieuses, elle peine à atteindre les 3% depuis quelques années. L’année 2020 marque une réduction historique de 4,2% du PIB mondial. Un tel recul sera vraisemblablement ponctuel, mais la tendance de fond est réelle : malgré un afflux de liquidités toujours plus généreux, un endettement qui gonfle, une utilisation sans cesse croissante de ressources et d’espaces naturels, malgré la délocalisation et l’optimisation vers des territoires où la main d’œuvre est moins chère et la régulation plus accommodante, malgré l’incroyable développement technologique et logistique de ces dernières décennies, malgré la volonté inébranlable de tout ce que ce monde compte comme décideurs, le rêve d’une croissance forte et stable du PIB semble devoir inéluctablement s’effacer.
Bien sûr, il pourra y avoir encore des rebonds. N’annonce-t-on pas la reprise pour 2021, ou 2022, ou 2023… ? Mais même si un rattrapage économique se produisait pendant quelques années, nous ferions mieux d’admettre la tendance de fond pour mieux nous y adapter. En Belgique, la croissance du PIB par habitant qui était de plus de 4% par an dans les années 1960 a reculé chaque décennie depuis, pour tomber à moins de 1% par an sur la période 2010-2019. Comment réorganiser nos sociétés alors que la croissance tend à disparaître, en particulier dans les économies développées ? Il s’agit d’une question centrale, vitale à explorer, plutôt que continuer à baser toute notre société – et nos espoirs – sur le retour hypothétique d’une croissance forte.
Comment développer les activités économiques durables pour répondre aux besoins, à commencer par les besoins essentiels des plus vulnérables ? Comment gérer la réduction des activités destructrices pour garder une planète habitable ? La tâche n’est pas mince. Depuis plus d’un siècle, nos sociétés se sont construites sur le préalable d’un gâteau sans cesse plus grand à partager, particulièrement en Occident. Les « fruits de la croissance » permettaient d’augmenter le pouvoir d’achat de tous. Certes, dans des proportions qui variaient entre classes sociales, mais tous néanmoins y trouvaient une amélioration de leurs conditions de vie.
Ce schéma de répartition des richesses devient progressivement de moins en moins tenable au fur et à mesure que la croissance faiblit et que les conséquences écologiques se multiplient. Les tensions apparaissent et ne peuvent que croître dans un contexte où la promesse des dirigeants reste la même, mais que le réel vient implacablement contrecarrer ces plans. Si le gâteau ne grandit plus, ou même rétrécit, mais qu’on encourage les appétits à grandir toujours plus, quels résultats attendre ? Frustration accrue, compétition acharnée, exclusion intensifiée…
En 2018, Oxfam indiquait déjà que 82% de la croissance de l’année précédente étaient captés par le pourcent le plus riche de l’humanité, la moitié la plus pauvre de l’humanité ne percevant pas le moindre centime de cette croissance. Dans un nouveau rapport publié en janvier 2021, Oxfam constate maintenant que, alors que plusieurs centaines de millions de personnes supplémentaires sont tombées dans la pauvreté en 2020, les plus grosses fortunes mondiales se sont encore enrichies. Les plus puissants peuvent-ils continuer, même par temps de crise, à s’arroger un morceau toujours plus gros du gâteau, alors que la masse de celles et ceux qui voient leur part rétrécir augmente fortement ? Faut-il se résigner au scénario d’un Titanic qui coule avec ses chaloupes réservées à une élite, où devons-nous construire un effort solidaire pour éviter au mieux les icebergs et colmater les brèches ?
Nous pensons que la question de la répartition des richesses revient en force avec l’atteinte des limites environnementales et planétaires, des limites d’un système économique à bout de souffle, des limites d’un projet de croissance qui ne fonctionne plus et devient même, dans un nombre accru de situations, néfaste socialement et environnementalement. Nous refusons la perspective d’un apartheid mondial entre ceux qui ont et ceux qui n’ont pas. Nous refusons la poursuite de la destruction de la planète et du vivant. Notre société n’a jamais été si riche et en même temps menacée existentiellement.
Nous souhaitons que nos dirigeants prennent acte de la situation, qu’ils cessent de vendre des illusions, qu’ils anticipent et construisent un modèle où l’on peut vivre décemment sans devoir produire et consommer toujours plus. Qu’ils redonnent un élan solidaire et durable à notre organisation collective, notamment au travers de dispositifs aussi essentiels que la sécurité sociale et les services publics. Il faudra établir un nouveau contrat social, plus équitable et démocratique, où le pouvoir n’émane pas du chiffre d’affaire mais des citoyen.nes et de la volonté de servir le bien commun, où la satisfaction des besoins essentiels de tous devient réellement, pour la première fois, notre priorité commune.
Face à la nature destructrice de notre modèle de croissance, « nous devons repenser l’activité économique au regard d’objectifs sociétaux » affirmait récemment le directeur de l’Agence Européenne de l’Environnement. Nos institutions devraient maintenant s’emparer de ces questions, en lien avec les organisations de la société civile qui font vivre la démocratie et donnent la parole au citoyen. L’Europe demande aux états membres d’élaborer un plan territorial de transition juste. Le gouvernement belge s’est engagé à organiser une conférence nationale sur la transition juste. La Wallonie met à l’étude les enjeux de transition juste en lien avec sa politique climatique. Nos organisations souhaitent que ces processus reçoivent l’attention et l’engagement nécessaires, pour contribuer à l’émergence d’un nouveau contrat social, économique et environnemental, afin que chacun.e puisse vivre dignement sur une planète préservée.
Signataires :
- Sylvie Meekers, Directrice, Inter-Environnement Wallonie
- Christine Mahy, Secrétaire Générale et Politique, Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté
- Eva Smets, Executive Director, Oxfam België/Belgique
- Valérie Del Re, Directrice, Greenpeace Belgique
- Xavier Brenez, Directeur général, Mutualités Libres
- Guillaume Lohest, Président, Les Équipes Populaires
- Axelle Fisher, Secrétaire Générale, Action Vivre Ensemble
- Michel Vanhoorne, Coordinateur, Forum Gauche Ecologie
- Roland Moreau, Président, The Club of Rome EU Chapter
- Marc Lemaire, Coordinateur, Coalition Kaya
- Antoinette Brouyaux, Coordinatrice, Associations 21
- Pauline Lefèbvre, Coordinatrice, Mouvement LST
- Caroline Van der Hoeven, Coordinatrice, Réseau belge de lutte contre la Pauvreté
- Jeremy Wates, Secrétaire général, Bureau Européen de l’Environnement
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