En 2003, un cultivateur cominois a la malencontreuse idée de remblayer un terrain situé juste en bordure de Kortekeerbeek, un petit affluent de la Lys. Un permis lui est accordé pour ce faire, mais il est très restrictif : aucun remblai dans les 10 premiers mètres à partir de la berge du ruisseau ; 20 cm (!) maximum de hauteur de dépôts ailleurs et encore, avec une zone de transition de 5 mètres de large… La parcelle étant très étirée le long du ruisseau, un tel octroi de permis revenait quasiment à ne rien permettre…. Mais voilà, un permis était bel et bien délivré ! Le cultivateur s’est empressé de remblayer bien au-delà de ce qu’autorise le permis, sur une hauteur métrique et sur toute la parcelle, y compris en extrême bordure du ruisseau. Les conséquences ne se sont pas fait attendre, de belles reprises d’érosion ont entraîné des pans entiers de terres fraîches dans le ruisseau – tout cela sera à draguer dans la Lys – mais là n’est pas notre propos du jour, ce sont les suites juridiques de cette affaire qui nous intéressent ici.
Le non-respect du permis était flagrant. Pas de voisins pour se plaindre, mais des associations vigilantes : Eco-Vie, les Réserves naturelles et ornithologiques de Ploegsteert, Inter-environnement Wallonie sollicitent le Bourgmestre, le service extérieur de l’aménagement du territoire pour que soit dressé PV, et portent plainte auprès du Procureur du Roi de Tournai. Le Bourgmestre, soit dit en passant, signera une attestation certifiant la conformité des travaux au permis… !
L’affaire est poursuivie devant le Tribunal correctionnel de Tournai, et vient à l’audience le 14 février dernier. Les associations souhaitant intervenir pour faire valoir leur point de vue, la juge leur accorde délai pour se constituer partie civile. Une telle démarche apparaît nécessaire aux yeux des associations précitées, non seulement pour faire entendre leur point de vue et être ainsi une « partie » au procès, mais également pour appuyer l’action du Ministère public. En effet, pour une association environnementale, la réparation en nature, soit la remise en état des lieux – en l’espèce, l’évacuation des terres excédentaires -, est amplement suffisante ! Mais toute « naturelle » qu’elle soit, elle n’a rien d’évident.
En effet, la jurisprudence de la Cour de cassation ne reconnaît pas aux associations l’intérêt « propre » pour se constituer partie civile. La Cour suprême estime que «le seul fait qu’une personne morale ou une personne physique poursuit un but, ce but fût-il statutaire, n’entraîne pas la naissance d’un intérêt propre, toute personne pouvant se proposer de poursuivre n’importe quel but »(1). En clair, vous pouvez vous constituer partie civile pour demander réparation d’un dégât à votre carrosserie, mais non pour demander la remise en état du milieu naturel qui aurait été saccagé par une tiers alors que votre association a notamment pour objet d’en assurer la protection. Nos législations consacrent donc « l’intérêt du propriétaire » mais non l’intérêt de ceux qui souhaitent défendre, bénévolement le plus souvent, un patrimoine collectif dans un but d’intérêt général. Paradoxal ! Et dans notre affaire, en l’absence de riverain pour faire valoir son intérêt propre (atteinte à la jouissance de son bien, par exemple), seul subsiste l’intérêt collectif des associations, qui, lui, ne compte pas…
Bien sûr, les ASBL peuvent former l’action en cessation en matière d’environnement, organisée par la loi du 12 janvier 1993 précisément en réaction à la jurisprudence de la Cour de cassation. Il s’agit d’une procédure instruite « comme en référé » devant le Président du tribunal de 1ère instance qui permet d’ordonner la cessation d’actes qui ont formé un commencement d’exécution ou d’imposer des mesures visant à prévenir des atteintes à l’environnement. Cependant, l’introduction de cette action a pour effet de suspendre le procès pénal, ce qui conduit, contre toutes raisons, à multiplier les procédures et à court-circuiter l’action mue au nom de la société par le Procureur du Roi. Autre effet paradoxal !
Dans cette affaire, nous avons sollicité à nouveau la DGATLP, pour que le Fonctionnaire-délégué forme une action en intervention volontaire devant le tribunal correctionnel, comme le CWATUP lui en donne le droit, et poursuivr la remise en état des lieux ; demande à laquelle la directrice générale de la DGATLP a répondu favorablement.
Nous espérons donc bien obtenir la remise en état du vallon du Kortekeer, mais sur le plan général, l’accès à la justice des associations, pourtant pilier fondamental de la Convention d’Aarhus(2) à laquelle adhère la Belgique, pose toujours problème. Notre fédération reste donc à ce jour en attente des modifications législatives qui permettraient aux associations de former des actions d’intérêt collectif(3), et de la constitution, au sein des Cours et Tribunaux, de chambres ‘vertes’ qui sortiraient les dossiers d’infractions urbanistiques et environnementales de la pile des délits « ordinaires » où ils tendent à rester enfouis. Ces demandes, dont l’affaire du Kortekeer nous rappelle aujourd’hui l’actualité, figurent dans divers documents portés par la fédération et par bien d’autres, dont le tout récent « Pacte écologique belge » (mesure 09, Gouvernance: intégrer de nouveaux outils pour faciliter la réorientation de la société, pages 114, 116-117) . Les rencontrer permettrait de mettre le droit en conformité avec les aspirations de la société en matière d’environnement, à l’heure où ce dernier devient un thème majeur de la vie politique, chez nous comme ailleurs.
Notes
(1) C.Cass., 19 novembre 1982, Pas., 1983, I, p. 338
(2)Pour en savoir plus sur la Convention d’Aarhus
(3)Dans une dernière nIEWs, nous commentions l’adoption par le Sénat d’un projet de loi consacrant l’intérêt collectif devant le Conseil d’Etat, il est toutefois à craindre que ce projet ne termine pas sa trajectoire bicamérale, compte tenu de la toute prochaine dissolution des chambres….
Pour en savoir plus, voir les quelques articles parus dans nIEWs sous le thème information, participation et bien sûr, les sites WEB des Nations-Unies (http://www.unece.org/) et de la Belgique sur Aarhus (www.aarhus.be)