Depuis 40 ans, les politiques de mobilité en Belgique ont échoué à relever les défis du climat, de la santé publique et de la sécurité routière. L’angoisse du politique à toucher au « système automobile » pénalise la mise sur pied d’une approche centrée sur l’accessibilité aux biens et services pour toutes et tous. Pour y parvenir, la démocratie des lobbys doit faire place à une démocratie donnant aussi la parole aux exclus de la mobilité…
Cet article a été écrit pour la revue Santé Conjuguée, n°96, de la fédération des maisons médicales.
Un état des lieux inquiétant
Le 29 juillet (2021) était identifié comme le « jour du dépassement » (OverShoot Day) : à plus de 5 mois de la fin de l’année, nous avions dépensé, au niveau mondial, notre budget en ressources biologiques. Ce « dépassement » ne cesse croître depuis 50 ans : il était fixé le 29 décembre en 1970. Si seule la Belgique avait été prise en considération, ce dépassement aurait eu lieu le 30 mars.
Cet été également, des représentants des 195 Etats membres de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques et des scientifiques se sont réunis et se sont attelés à approuver le « résumé pour les décideurs » du 6è rapport du Groupe d’experts intergouvernemental du climat (GIEC). Sa publication n’est pas passée inaperçue, tant son message était aussi clair qu’inquiétant : les impacts du réchauffement vont s’accélérer et seront réels, bien avant 2050…
Les toutes récentes inondations et leur lot de désolations en attestent. Les récentes canicules et leurs records de températures aussi.
Le rapport précise que « les niveaux actuels d’adaptation seront insuffisants pour répondre aux futurs risques climatiques« .
Le rapport Meadows, The limits to growth, publié en 1972 avait déjà attiré l’attention sur ce qui nous arrive à partir de modélisations. Bien que fortement critiqué à sa sortie, ses pronostics étaient fiables : les modélisations initiales ont récemment été « vérifiées » sur base des données réelles collectées durant les 50 années qui ont suivi la rédaction du rapport1. Et, le résultat est plus qu’inquiétant : parmi les scénarios modélisés, celui qui colle le mieux aux données empiriques, et est donc le plus en phase avec la réalité, prédit un effondrement de la population ainsi qu’un ralentissement de la production industrielle et agricole à partir de 2040 (voir figure ci-dessous).
Enfin, selon le rapport de Rockström & al. publié en 2009 et réactualisé en 2015, sur les neuf limites dont le franchissement ferait basculer le système-Terre dans un état inédit par rapport à celui que nous avons connu depuis la fin du précédent âge glaciaire, nous en avons franchi quatre : celles relatives au climat, à la biodiversité, à l’usage des sols et aux flux de phosphore et d’azote associés à nos activités agricoles. En 2022 une cinquième limite était franchie : la pollution chimique…
Donc : nous sur-consommons et privons nos descendants de ressources vitales et nous sur-polluons, rendant leur (sur)vie particulièrement indécise.
« Nous » – tant pour la sur-consommation que pour la sur-pollution – ce sont les habitants les plus riches, que ce soit au niveau mondial ou au niveau des régions déjà les plus aisées, par exemple l’Europe. Les 3 figures ci-dessous 2complètent le tableau qui vient d’être brossé en y intégrant la question des inégalités toujours croissantes sur les 50 dernières années.
Un bref extrait du livre de Thomas Piketty 3Le Capital au XXIè siècle est éloquent sur la croissance continue du fossé de ces inégalités :
En 2013, le 0,1 % (1 millième de la population mondiale) le plus riche au niveau mondial détient 20 % du patrimoine mondial, le 1 % détient 50 %.
Si un tournant radical n’est pas pris – et il n’est à ce jour pas pris (NDLR) -, toutes choses restant égales par ailleurs, au bout de 30 ans, le 0,1 % (le millième) le plus riche possédera 60 % du patrimoine mondial !
Fin de parcours pour les politiques inspirées du néolibéralisme ?
Sommes-nous confrontés à une défaillance du système mondial actuel caractérisé par la montée en puissance des doctrines néolibérales et du capitalisme financier, défaillance qui nous a amené à dépasser les limites de validité de notre civilisation ? Dans la foulée, l’Etat-providence, dont les politiques sociales avaient fait leurs preuves notamment en Europe s’est peu à peu affaibli, sans pour autant être totalement annihilé.
Et la critique de ce système ne peut éviter aujourd’hui de s’ancrer dans un réalisme écologique, tout simplement parce que « c’est par la lente désintégration environnementale qu’il est en train d’engendrer que ce capitalisme va s’autodétruire en tant que logique systémique » 4.
Au fait de ces constats, le résumé du GIEC évoqué plus haut se veut très clair : « Nous avons besoin d’une transformation radicale des processus et des comportements à tous les niveaux : individus, communautés, entreprises, institutions et gouvernements (…) Nous devons redéfinir notre mode de vie et de consommation » 5.
Une question se pose à ce stade : peut-on considérer que, d’une part, la gestion étatique de la crise covid et des inondations et, d’autre part, une série d’indices qui témoigneraient de la prise en compte par les Etats des questions climatiques, sont des signes tangibles d’une prise de conscience par les autorités publiques de l’urgence ? Et que les Etats y auraient « retrouvé des plumes » comme acteurs crédibles et souhaitables ?
Ce qui marque dans la gestion de la crise Covid mais aussi dans la gestion des conséquences des inondations récentes, c’est en effet une sorte de retour en force des Etats qui viennent soutenir économiquement les entreprises et les travailleurs ou encore les citoyens touchés de plein fouet et ce, sur fond d’une mise en question des dogmes de la rigueur budgétaire. Voit-on là les prémisses d’un retour adapté aux nouveaux enjeux sanitaires et écologiques des politiques de sécurité sociale ?
Il est trop tôt pour le dire mais un constat au moins nous invite à rester prudents : le fait que, après plus de 18 mois de crise, l’Etat n’a en rien réformé le système de santé fortement impacté par les politiques néolibérales qui ont mis dans le rouge les finances de quasi tous les hôpitaux ; les soignants sont au bout du rouleau, aucune (ou quasi) valorisation de leurs compétences n’a été faite et on assiste aujourd’hui à une dévalorisation du métier d’infirmier·ère·s, en pénurie, qui se traduit par… une diminution du nombre d’inscriptions dans ces formations. N’oublions pas par ailleurs que tout cela a été mené dans un contexte de pouvoirs spéciaux qui a mis le Parlement sur la touche, qui a donné beaucoup de pouvoir aux experts (technocratie) et qui a promu l’individualisation des responsabilités plutôt qu’une collectivisation des recherches de solutions.
Le « Green Deal » européen et son paquet de propositions législatives Fit for 55 sont des signes qu’un changement est en cours, mais il reste largement insuffisant pour répondre aux constats et aux demandes du nouveau rapport du GIEC 6. Oxfam vient de sortir une étude, « Pas si net » 7, qui démontre que les objectifs climatiques « zéro émission nette » (en très résumé : on peut compenser ses émissions en replantant des arbres) privilégiés par les grandes industries polluantes et les Etats riches, sont trop « consommateurs de sol » dans les pays pauvres, ce qui aura des conséquences sur l’équité foncière et sur l’accès à l’alimentation. Dans cette veine, on peut par exemple dénoncer que la Belgique, pour atteindre ses objectifs, compte sur les biocarburants (à l’exception de l’huile de palme et de soja) qu’elle incorpore dans ses combustibles fossiles : « Faire rouler nos voitures avec des productions alimentaires est une mauvaise politique. » 8
Impasses des politiques réformistes
La critique par Marc Maesschalck, philosophe, des politiques dites réformistes menées depuis 40 ans, est éclairante 9 pour se faire une opinion sur la question.
Le « réformisme » se caractériserait par une double dimension :
- sur le plan économique, il s’appuie sur la théorie de l’agent principal : l’intérêt dominant, si on le sauvegarde, offre des garanties par rapport à la redistribution de la richesse. C’est un raisonnement prudentiel, qui est optimal sur le court terme. Mais le court terme mène droit dans le mur.
- la politique des groupes d’intérêt : en parallèle de ce qui constitue la démocratie formelle de représentation, laquelle fonctionne cahin-caha, on favorise l’intéressement de différents lobbys à la prise de décision collective, ce qui s’apparente à une forme de démocratie directe du lobbyisme.
Le réformisme serait, poursuit-il, incapable de remettre en question l’équilibre des intérêts dominants. Sa technique fondamentale est de différer l’urgence. « Or, nous n’échapperons plus à l’urgence, il faut s’inscrire démocratiquement dans cette urgence ! »
Les politiques de mobilité au crible du réformisme
Vingt ans d’observation fine et d’évaluation des politiques publiques en matière de mobilité depuis l’échelle locale jusqu’aux politiques européennes confirment dans les grandes lignes ce diagnostic.
Déployer une mobilité durable des personnes et des marchandises est un objectif majeur pour protéger nos sociétés des conséquences des changements climatiques, de la pollution de l’air et de l’insécurité routière tout en offrant une accessibilité pacifiée aux services et aux biens.
Il est difficilement contestable que l’agent dominant en la matière reste le « système automobile » piloté par l’industrie. Vu l’ampleur de l’empreinte de ce mode dans nos vies (santé, sécurité routière…), sur notre territoire (réseau routier, occupation du sol, éparpillement de l’habitat et des activités économiques,…) et sur le climat, opérer le changement que réclame l’urgence ne peut se passer d’une action politique directe sur ce système pour en diminuer l’impact et pour permettre aux autres agents d’avoir une chance de prendre une place suffisamment significative.
L’argument, qui fait une quasi unanimité au niveau politique, selon lequel on ne touchera au transport routier qu’au moment où les alternatives seront développées sert efficacement à différer l’urgence. De ce point de vue, le report incessant de la finalisation du RER est particulièrement éloquent quand on sait que le transfert modal vers le rail devrait être l’épine dorsale des politiques de mobilité durable. Les moyens financiers dédiés à la SNCB ont plus servi de variable d’ajustements budgétaires quand c’était nécessaire que de moyens de développer un réseau ferré efficient.
La Febiac au niveau belge et l’ACEA au niveau européen sont particulièrement incontournables et très efficaces comme lobbys consultés et écoutés par les autorités politiques. Un exemple de leur influence au niveau Européen :en 1995, l’objectif de réduction des émissions de CO2 des véhicules neufs était de moins 35,5% à l’horizon 2005. Dans les faits, on a observé une réduction de 8,9% entre 2001 et 2015 10 ! Et en 2017, 2018 et 2019, on a constaté une augmentation des émissions.
Les politiques comme les Zones de basses émissions, discriminatoires d’un point de vue social, à l’efficacité limitée dans la gestion des pollutions de l’air, totalement inefficaces pour gérer la congestion urbaine et la sécurité routière, profitent essentiellement aux constructeurs automobiles qui bénéficient d’une politique en faveur du renouvellement du parc automobile 11. Ce renouvellement accéléré est négatif pour le climat 12, pour la gestion durable des matières premières et pour la santé des habitants des pays qui vont hériter des véhicules d’occasion prématurément déclassés dont on a fréquemment désactivé ou retiré les dispositifs anti-pollution 13.
On constate une évolution mortifère du parc automobile vers des véhicules toujours plus lourds, puissants, rapides et à la face avant dangereuse pour les usagers actifs, véhicules type SUV, qui constituent quasiment 50% des ventes actuelles. Le refus de contrer cette évolution par une régulation au moyen des normes de mises sur le marché des véhicules au niveau Européen et par une interdiction des publicités pour les véhicules les plus nuisibles est également significative de l’approche réformiste de cette politique 14.
Il est enfin impossible de ne pas mentionner dans cette liste d’arguments le dossier du maintien du régime des voitures de société dont la principale critique, outre celle d’être socialement injuste, est que ce choix politique contribue à priver l’Etat, et en son sein notamment la sécurité sociale15, de moyens pour précisément s’inscrire de plain-pied dans l’urgence climatique et sanitaire. La récente couche de vert liée à l’imposition de l’électrification à terme de ce parc de véhicules n’enlève rien – au contraire – à la pertinence des arguments avancés 16. En matière de fiscalité toujours, la volonté de faire disparaître la taxe de mise en circulation (TMC) des véhicules, seule à même de modifier le comportement d’achat des consommateurs, est entièrement pilotée par la Febiac. Elle pourrait gagner avec la mise en place d’une « taxe intelligente au km » qui n’aurait de sens, selon elle, que si la TMC est abolie.
Pour une accessibilité commune
Sortir résolument du réformisme des politiques de mobilité devrait passer par une approche diamétralement opposée, axée sur la notion d’accessibilité aux biens et aux services. La voiture n’est bien sûr pas exclue de cette approche, mais c’est son utilité réelle modulée par la prise en compte de ses nuisances et de leurss coût qui déterminera sa place.
Et cela, en créant des espaces de réflexions et d’actions partagées auxquels seront associés nécessairement les exclus de la mobilité : celles et ceux qui n’ont pas d’automobile, celle et ceux qui, du fait de leur localisation et de l’absence de moyens alternatifs sont contraints à un mode unique, souvent la voiture (inégalité territoriale), celles et ceux dont les moyens financiers ne permettent pas d’effectuer les déplacements « obligés »(inégalité socio-professionnelle), celles et ceux qui sont soit trop jeunes, soit trop vieux pour y avoir accès (inégalité générationnelle).
Les inégalités seront au centre des débats, mais des ouvertures vers les questions de parités et une prise en compte de ce qui se passe ailleurs dans le monde devraient permettre une décentration bienvenue d’un localisme restreint.
Bref, des espaces d’émancipation qui devront inspirer les politiques publiques…
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- Branderhorst, Gaya. 2020. Update to Limits to Growth: Comparing the World3 Model With Empirical Data. Master’s thesis, Harvard Extension School. https://nrs.harvard.edu/URN-3:HUL.INSTREPOS:37364868
- Source des deux premières : Thomas Piketty, Capital et idéologie, Seuil, 2019, 1197pp.
- Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, Le Seuil, 2013, 970 pp.
- Arnsperger C., Le fondement écologique de la critique du capitalisme, 2014
- https://www.rtbf.be/info/societe/detail_dereglement-climatique-l-humanite-a-l-aube-de-retombees-cataclysmiques-selon-le-giec?id=10789726
- Voir par exemple ce communiqué de presse (14/07/2021) des associations environnementales belge : https://www.canopea.be/fit-for-55-europeen-la-belgique-et-les-regions-doivent-aussi-se-mettre-au-travail-pour-une-politique-climatique-ambitieuse-et-sociale/
- Oxfam, Pas si net, Objectifs climatiques « zero émission nette » : conséquences sur l’équité foncière et alimentaire, 08/2021. Consultable ici : https://oxfamilibrary.openrepository.com/bitstream/handle/10546/621205/bp-net-zero-land-food-equity-030821-fr.pdf
- Inter-Environnement Wallonie, Oxfam Belgique, CNCD-11.11.11, Greenpeace Belgique, FIAN Belgique, 11.11.11, BOS+, Communiqué de presse : La Belgique retire l’huile de palme et de soja des réservoirs de nos voitures : réaction des ONG, 04/2021. Consultable ici : https://www.canopea.be/la-belgique-retire-lhuile-de-palme-et-le-soja-des-reservoirs-de-nos-voitures-reaction-des-ong/
- Marc Maesschalck, Stratégie du Mouvement social, Du réformisme démocratique à la refondation, Intervention dans le cadre de la 99è Semaine Sociale du MOC, avril 2020
- Pierre Courbe, Voiture et C02 : renoncements, IEW, 2021
- Alain Geerts, Les zones de basses émissions sont-elles efficace et Pollution de l’air et climat : orienter le marché automobile est indispensable, IEW, 2020.
- Alain Geerts, Le vieillissement du parc automobile est-il un problème ?, IEW, 2020
- Alain Geerts, Refiler au “pauvres” nos voitures usagées ?, IEW, 2020
- Tout sur ce sujet sur le site dédié : https://www.lisacar.eu
- Pierre Courbe, Quand les constructeurs automobiles vident les caisses de la sécurité sociale, IEW, 2018
- Pierre Courbe, Les voitures de société, fer de lance des constructeurs et tabou politique et Voitures de société : une couche de vert sur le tabou, IEW, 2020-2021