Le 26 et le 27 mars derniers, se tenait à Lille le 13° colloque international du groupe de travail « Mobilités spatiales et fluidité sociale » de l’Association internationale des Sociologues de Langue Français. Plus d’une vingtaine de chercheurs y ont présenté les résultats de leurs travaux – parfois en cours – répondant à l’appel lancé par les organisateurs d’interroger nos routines. Petite synthèse sélective qui intéressa, on l’espère, nos futurs responsables politiques en charge de la mobilité.
Dans la culture francophone, le terme routine est souvent connoté négativement. Les routines établies joueraient comme des contraintes dans notre quotidien, le rendant triste ou morose. Alors que par exemple, le terme routinas en espagnol fait allusion à quelque chose que l’on connaît, que l’on maîtrise. Les routines y sont donc plutôt valorisées.
En réalité, ces routines, qu’on les valorise ou non, sont tout simplement indispensables dans la vie quotidienne des individus. Elle a une fonction libératoire cruciale. C’est une sorte de protocole de vie ordinaire qui permet d’économiser des forces, de réduire la charge mentale et de laisser du temps pour d’autres choses comme la créativité, la détente. Une de ses caractéristiques principales est de devenir opaque à la conscience une fois qu’elle est créée. Souvent, nous en devenons conscients quand elles sont rompues par un élément extérieur.
Il en va de même pour nos routines de déplacement. On ne se pose pas chaque matin la question de la manière dont on va se rendre au travail ou à l’école. Même si les itinéraires ou horaires peuvent varier chaque jour, les choses sont généralement bien organisées. Et face aux imprévus, des routines dormantes peuvent être activées, sortes de scénarios joker prêts à l’emploi. Dans une société aux temporalités éclatées et aux espaces relativement monofonctionnels, qui impliquent de nombreux déplacements et des contraintes horaires parfois fortes, ces routines dormantes sont très utiles. Les routines liées au transport rigidifient l’organisation de l’agenda familiale et créent une interdépendance forte entre ses membres, d’où l’attachement à la voiture, qui protège en quelques sortes des éventualités de rupture. Face à un imprévu, la flexibilité offerte par la voiture particulière permet d’envisager une adaptation de la routine dans l’horaire, l’itinéraire ou la prise en charge de passagers.
Pour concurrencer cet avantage certain de la voiture particulière, il est indispensable d’avoir à sa dispostion une certaine quantité d’alternatives. C’est d’ailleurs ce qui justifie la dimension multimodale indispensable des non motorisés. Ainsi, les routines peuvent se laisser rompre, sans perdre leur fonctionnalité, dans un cadre urbanisé polymorphe et polyfonctionnel où de nombreuses alternatives existent. Il faut donc être prudent quand on envisage de rationaliser l’offre de transport en commun. Dans un contexte de fortes contraintes budgétaires pour les autorités et les organisateurs de transport, il est souvent envisagé d’éviter des doublons dans l’offre de transport en commun pour améliorer l’efficience des moyens investis. Le risque est alors de supprimer l’existence d’un scénario joker. Sans routine dormante, la vie quotidienne d’un alter mobile devient mentalement plus stressante. Et les ruptures dans la routine provoqueront tôt ou tard un retour au confort psychologique de la voiture.
Petit témoignage personnel illustratif. Depuis 7 ans, je me rends quotidiennement à Namur pour mon travail et je ne me suis quasi jamais mise derrière le volant d’une voiture pour m’y rendre. Pourquoi ? Parce que si une douche nationale me décourage à prendre mon vélo pour me rendre à la gare de Marloie, je peux prendre la ligne locale à l’arrêt de Marche-en-Famenne. Et si ce train L est trop en retard ou supprimé (et oui, c’est déjà arrivé), je peux prendre la ligne de bus 15 pour m’y rendre afin de ne pas rater le train IC pour Namur (qui ne passe que toutes les heures). J’avoue que je peux aussi compter sur mon mari pour m’y déposer en voiture quand il part travailler. Et dans le cas où il y aurait des grèves à la SNCB (c’est déjà aussi arrivé sur 7 ans), je peux descendre à pied dans le centre de Marche pour attraper la ligne TEC Express Bastogne-Namur. Les possibilités sont quasi similaires pour le trajet retour, à l’exclusion du vélo qui ne m’attend pas à Marloie quand je ne l’y ai pas amené le matin. Et croyez-moi, je l’ai déjà regretté. Grâce à ces multiples alternatives, c’est donc avec une charge mentale légère, que chaque jour, je m’engage dans ma routine de déplacement.
Il n’est évidemment pas concevable, ne fut-ce que budgétairement, de généraliser le principe d’une double offre de transport en commun. Il serait plus pertinent d’améliorer la fiabilité et la fréquence des services existants avant d’envisager de les dédoubler. Chaque mode de transport a son échelle de pertinence, et c’est davantage sur les complémentarités qu’il faut pouvoir jouer.
Lors du colloque sur les routines dont je vous partage ici quelques enseignements, plusieurs chercheurs se sont intéressés aux « STP », services de transports personnalisés (auto-partage, vélos en libre service, co-voiturage, etc.). Ces moyens de transport ne sont ni des modes strictement individuels ni des modes collectifs organisés mais des solution qui se situent à l’intersection des ces deux catégories. Ils sont organisés de manière collective, soit par le privé soit par le public. D’après les études présentées, ces services ne sont pas tant utilisés comme solutions de rechange (routines dormantes) mais entrent à proprement parlé dans les routines de leurs utilisateurs, à travers un usage régulier. Ces STP seraient donc un vrai levier pour une mobilité durable mais leur développement souffrirait de limites institutionnelles et administratives. Il apparaît aussi dans les résultats présentés que ces services ne touchent encore qu’un public très réduit, au profil socio-économique élevé. Par exemple, une expérience pilote de mise en auto-partage d’une voiture électrique auprès d’un immeuble à logements sociaux s’est avérée infructueuse (1 seul abonné après une année entière alors que le service était proposé à un prix très démocratique) ou encore le même service de vélos partagés utilisés jusqu’à 7 fois par jour dans un quartier favorisé contre moins d’une fois par jour dans un quartier plus précarisé. Expérimenter d’autres mobilités n’est donc pas à la portée de tout un chacun, surtout si aucune rupture dans les routines de déplacement quotidiennes ne l’y pousse. Il semble donc qu’un accompagnement dans l’expérimentation, type marketing individuel, soit souvent bien utile. D’autres voies sont aussi à explorer, comme celles de partenariats avec des acteurs sociaux ou des projets co-construits avec les citoyens eux-mêmes à travers des ateliers, afin d’organiser de nouveaux services de transports personnalisés.
Il faut sans doute oser sortir des cadres habituels, innover, pas uniquement sur les techniques de déplacement mais également sur leur gouvernance. En passant du transport aux mobilités, on quitte le champ des ingénieurs pour entrer dans celui des sociologues ; d’où le succès et l’intérêt des colloques du groupe « Mobilités spatiales et fluidité sociale ».