Un paradoxe caractérise notre monde en mutation constante, nos sociétés occidentales dont le fonctionnement est, depuis des décennies, fondé sur le principe du « développement », de la croissance. Il s’agit de la prégnance du mythe de « l’état d’équilibre », de la possibilité de fonctionner « hier comme aujourd’hui » dans un monde en évolution constante. Ce désir de continuer en roue libre, sans réelle remise en question, est particulièrement présent dans le monde industriel, pourtant particulièrement attaché à la notion de croissance. Illustration par l’automobile…
Plantons d’abord le décor. Un, les cris d’alarme relatifs aux changements climatiques se multiplient. Deux, la société rechigne à se remettre en question : les émissions de gaz à effet de serre continuent d’augmenter. Trois, le secteur des transports, cancre parmi les cancres, met en danger les efforts de réduction des émissions consentis par d’autres secteurs : en Région wallonne, les émissions de gaz à effet de serre des transports, qui représentent 20% des émissions totales, ont augmenté de 40% entre 1990 et 2005. Quatre, les instances européenne (Commission, Parlement, Conseil) tentent de mettre en place des objectifs de réduction des émissions des voitures neuves. Cinq, les prix de l’énergie s’envolent – les experts de l’ASPO (association for study of peak oil – association pour l’étude du pic pétrolier) avaient raison : le pic de production du pétrole est imminent. Six, cette envolée des prix n’est pas sans conséquence : les ventes d’automobiles (et particulièrement de « gros » modèles) dégringolent…[[Chat échaudé craint l’eau froide: si les prix des carburants ont très fortement baissé depuis cet été, les citoyens semblent cependant craindre (avec raison…) qu’ils ne repartent bientôt à la hausse. Les ventes du mois d’octobre 2008 demeurent en nette régression par rapport à octobre 2007.]]
Ainsi donc, deux facteurs « poussent » à la réorientation du marché vers les modèles modestes.
D’une part, la volonté des instances européenne de mettre en place des objectifs contraignants en matière d’émissions de CO2 des voitures neuves. Celle-ci devrait conduire les constructeurs à réorienter leur offre vers des modèles plus légers, avec des motorisations plus modestes. En effet, on ne peut diminuer la consommation – et donc les émissions – d’un modèle haut de gamme via des améliorations technologiques que dans une certaine mesure : au-delà , il faut utiliser les outils du bon sens : diminuer le poids du véhicule et la taille du moteur.
D’autre part, face à l’augmentation des prix du carburant, les citoyens se tournent naturellement vers des voitures plus petites, consommant moins.
Les constructeurs automobiles sont particulièrement mal pris : sommés de réaliser des modèles moins polluants, ils voient dans le même temps leurs ventes globales dégringoler d’elles-mêmes sous l’effet de l’augmentation du coût des carburants.
Pour bien prendre conscience du malaise, il faut savoir que les marges bénéficiaires maximales sont réalisées sur les modèles haut de gamme : vendre de petites voitures, c’est bien – vendre des grosses (qui sont par ailleurs les plus polluantes), c’est mieux ! Ainsi, ce sont ces dernières qui sont le plus vantées dans les publicités. En Belgique, les émissions moyennes des véhicules vantés par les publicités publiées dans la presse au cours du premier semestre 2006 variaient entre 187 gCO2/km (La Libre Belgique) et 218 gCO2/km (Trends/Tendances), alors que les émissions moyennes de toutes les ventes étaient de 154 gCO2/km. Ceci a été mis en évidence dans une étude publiée dans la revue Cybergéo.
Que faire, dans ces conditions ? Se remettre en cause, tenter de s’adapter aux mutations en cours ? Que nenni. L’industrie automobile, fortement attaché à son « droit acquis » de vendre un maximum de voitures polluantes, tente de mettre en place les outils et mécanismes lui permettant de poursuivre dans le BAU (business as usual – ou « comme d’hab’ »).
Face au premier danger – qui s’est manifesté dès la fin 2007 – soit les velléités de la Commission de faire adopter par le Parlement et le Conseil européen un règlement sur les émissions de CO2 des voitures neuves (voir notamment nos nIEWs 32 et 42) – l’industrie déploie un lobby particulièrement agressif et efficace. Faisant feu de tout bois, elle tente de mettre en place toutes les astuces permettant de vider la future législation de sa substance (voir à ce sujet notre nIEWs 44). Ainsi, le projet qui est actuellement sur la table du conseil européen reviendrait-il à postposer à 2015 l’objectif de réduction que l’industrie s’était engagée à atteindre en 2008. Soit un report de 7 ans pour que la « législation » (pour autant que ce terme ait encore un sens dans ce contexte) entérine l’évolution tendancielle du marché…
Pour parer au second danger – la dégringolade des ventes – qui a ébranlé le secteur dès la fin du premier semestre 2008, l’industrie demande une aide financière (40 milliards d’euros), sous forme de prêts publics (par les temps qui courent, il faut être prudent..) à taux plancher. Ceci pour pouvoir développer les technologies coûteuses permettant de réduire les consommation des modèles haut de gamme, donc de les rendre à nouveau attractifs pour les consommateurs et continuer ainsi à vendre de grosses voitures, avec de confortables marges bénéficiaires. Bref, plutôt que de réorienter son offre vers des modèles plus modestes, répondant de ce fait à la demande des citoyens (ce qui serait bénéfique pour l’environnement non seulement au niveau de l’utilisation, mais également de la construction : les émissions de polluants lors de la construction augmentent avec le poids du véhicule), l’industrie préfère maintenir sa gamme actuelle tout en « bourrant de high tech » les véhicules qui sont actuellement manifestement trop énergivores.
Les demandes de l’industrie reçoivent un accueil plutôt favorable de la part du monde politique. Ainsi, le commissaire européen de l’Industrie et vice-président de la commission européenne, Günter Verheugen, déclarait-il fin octobre dans le quotidien régional allemand Hamburger Abdenblatt que « des avantages fiscaux au profit de la construction d’automobiles écologiques » étaient nécessaires. Diverses personnalités politiques européennes se sont également, depuis, prononcées dans ce sens. On attend ainsi que la Commission européenne et la Banque européenne d’investissement (BEI) annoncent, courant décembre, que le prêt sera effectivement accordé.
Les ONG européennes Transport and Environment et CEE bankwatch network ont écrit ce 19 novembre au président de la Commission européenne pour dénoncer cela. Ce prêt, dont le montant est comparable à celui du budget annuel de la politique agricole commune, équivaudrait à une somme de 80 euros par citoyen européen relèvent les deux ONG. Pour elles, il est symptomatique de constater que, entre 2003 et 2007, la BEI a accordé 6,5 milliards d’euros de prêts à l’industrie automobile, dont Jaguar et Land Rover, constructeurs de voitures émettant beaucoup de CO2, pour développer de nouveaux modèles. Alors que dans le même temps, les progrès en matière d’amélioration de l’efficacité énergétique des voitures ont marqué le pas…
Ainsi donc, l’industrie automobile, qui a « mené en bateau » (ou plutôt en limousine) le monde politique durant dix années, répétant à l’envi qu’elle allait réduire fortement les émissions de CO2 des voitures neuves tout en ne réalisant qu’environ 60% des réductions promises, cette industrie demande aujourd’hui qu’on lui alloue des prêts préférentiels pour mettre au point les voitures qu’elle s’était engagée à concevoir d’elle-même. Elle demande également (mais de manière moins visible : il est des choses dont on préfère qu’elles ne fassent pas la Une des journaux…) que le cadre légal qui est mis en place soit aménagé de telle sorte qu’il perde tout caractère contraignant.
Il est impératif que les pouvoirs politiques ne tombent pas dans le panneau. S’il est évident qu’il faut se tracasser du déclin d’une industrie, il faut éviter de verser dans l’acharnement thérapeutique, éviter de maintenir sous baxter un secteur d’activité que les évolutions sociétales condamnent à décroître. Une aide à la reconversion du secteur serait bien mieux venue qu’une tentative de maintien de ses activités.