Scène classique de réveillon : certaines personnes se délectent de foie gras (plaisir quelquefois terni par un petit sentiment de culpabilité) sous le regard écœuré (voire réprobateur) d’autres convives – et sous le regard envieux de celles et ceux qui, naviguant entre appétence et mauvaise conscience, ont, à contrecœur, opté pour l’abstinence … Scène symbolique de la difficulté de parler sereinement de sujets à forte charge émotionnelle, de la tendance à réduire à une composante simple des problèmes complexes et de la difficulté à faire preuve de cohérence – et à assumer ses propres incohérences alors qu’on les reproche si facilement aux autres.
Parler sereinement
Ce grand classique du réveillon et autres repas de fête ne se produit plus dans certaines familles. Les hôtes ont banni le foie gras ; non nécessairement par goût ni par conviction, mais par crainte d’une issue quasi certaine : le clash (mépris mutuel, invectives, cris, larmes …). Il n’est pas simple de parler sereinement de choses qui tiennent à cœur, d’accepter des opinions et des actes qui heurtent ses propres valeurs, ses références culturelles, ses croyances. Des opinions et des actes qui heurtent donc ce qui définit en grande partie une personne, ce qui fonde son identité.
- De même que les valeurs d’amour et de compassion peuvent amener certaines personnes à tenter de supprimer, là où elles le peuvent, toute souffrance animale, la valeur de partage peut en amener d’autres à vouloir offrir à leurs invités des mets chers et réputés raffinés. Ou encore : les valeurs de travail et de combativité peuvent mener à l’adoption de comportements considérés comme des marqueurs de réussite sociale (conduire une grosse voiture, boire du champagne ou… manger du foie gras).
- Elevées dans un environnement où le foie gras relevait du rituel et participait à la « magie de Noël », certaines personnes ne peuvent envisager d’abandonner cette tradition. D’autres, élevées dans le rejet des coutumes qui font peu de cas de la souffrance animale, ne peuvent simplement pas concevoir que l’on trouve du plaisir à déguster le résultat de semaines de gavage.
- Certaines religions prescrivent des pratiques qui peuvent être génératrices de souffrance animale, comme l’abattage rituel sans étourdissement préalable. Il est très difficile, pour les personnes élevées dans ces religions, de remettre en cause ces usages alors que, pour les pratiquant·e·s d’autres religions ou les athées et agnostiques, elles peuvent paraître totalement inacceptables.
- Il existe deux voies royales à l’émergence de la haine. La première trouve son origine dans la peur qui, selon les individus et les contextes, mènera à une réaction de fuite, de sidération ou d’affrontement, de combat, de violence – laquelle est souvent (même s’il ne s’agit pas d’une fatalité) intimement liée à la haine. Les extrémistes de tout poil (religieux et politiques notamment) « mobilisent » généralement leurs troupes et recrutent de nouveaux adeptes en instillant la peur et en l’utilisant comme ferment de la haine. Comme le souligne très bien Antonio Scurati dans son ouvrage récent intitulé « La politique de la peur », le fascisme – et l’extrême droite d’une manière générale – instille d’abord la peur de la différence, de l’étranger, avant d’en susciter le rejet, la haine. La deuxième voie royale à l’émergence de cette dernière trouve son origine dans des valeurs et croyances tellement ancrées que tout ce qui y est contraire peut être vécu et interprété (souvent de manière tout à fait inconsciente) comme une agression contre sa propre identité. La réponse à cette agression sera souvent violente – et haineuse.
Complexité et simplification
L’être humain fait partie de la nature. Mammifère dit « supérieur », l’humain n’est qu’une espèce animale parmi des millions d’autres. Or, chaque jour, sur la planète, des milliards d’êtres périssent : de vieillesse, de maladie, suite à un accident, ou victimes de leurs prédateurs, déchiquetés, broyés, ou avalés vivants. Il est impossible de se représenter la quantité abominable de souffrance associée à ces d’agonies. La mort, la souffrance font partie intégrante de la vie.
Doté de conscience, l’être humain s’est, de tout temps, interrogé sur la signification de l’existence et sur les conséquences de ses actes. À la recherche, consciente ou non, du délicat équilibre entre, d’une part, l’acceptation de la souffrance inhérente à la vie et, d’autre part, l’aspiration à limiter cette souffrance autant que faire se peut – ou du moins à ne pas en générer qui soit évitable.
En tant qu’omnivore, l’humain peut « manger de tout ». Peut, mais pas doit. Il n’y a pas de nécessité absolue à manger de la chair animale. Cependant, pouvoir choisir son alimentation est un luxe dont on est rarement conscient. A double titre. D’une part, au sein d’une même société, certaines personnes peuvent avoir la possibilité (culturelle, mais aussi matérielle) de choisir et d’autres non. Ensuite, du fait de l’environnement dans lequel elles vivent, certaines populations (les Inuits par exemple) sont pour ainsi dire « condamnées » à une alimentation basée principalement sur la chair animale. Condamnées à faire souffrir pour vivre …
Ceci, bien sûr, ne peut justifier que, lorsqu’on dispose de la possibilité et du droit de choisir, on n’en fasse pas usage. Mais ceci plaide, par contre, pour une approche sereine, respectueuse et dépassionnée. L’intransigeance de certaines personnes qui se définissent comme « carnivores » (tel ce restaurateur – scène vécue – criant sur un client qui lui demandait s’il n’avait pas de plat végétarien à lui proposer) est inacceptable. Tout aussi inacceptable est l’intransigeance (parfois violente) de certaines personnes envers celles et ceux qui ne partagent pas leur désir d’adopter un mode de vie végétalien.
Cohérence
Faire preuve de violence (en paroles ou en actes) envers certaines personnes – donc les faire souffrir, faire souffrir des animaux humains – pour éviter de faire souffrir des animaux non humains : cela est non seulement éthiquement questionnable, mais aussi incohérent. Ce travers potentiel est caricaturé de main de maître dans le film « Drôle de drame » (1937) quand le personnage de William Kramps, incarné par Jean-Louis Barrault, déclare « J’ai une passion pour les animaux, tandis que les bouchers, eux, ben ils les tuent les animaux ! Alors moi, je tue les bouchers. Vous comprenez ? »
L’incohérence réside également dans les comportements et attitudes de personnes bien éloignées de ces extrêmes. Comme le rédacteur de ces lignes … Devenu, il y a des années, végétarien par désir de limiter la souffrance animale, j’ai continué à manger des produits laitiers … alors que les filières lait et viande sont indissociablement liées et que la souffrance des mères auxquelles on enlève chaque année leur petit (la « mise bas » étant nécessaire pour stimuler la lactation) n’est pas moins réelle que la souffrance des animaux élevés pour leur viande. Il me faut le reconnaître : ma propre incohérence n’est pas moins grave que celle des personnes qui refusent de consommer du foie gras mais acceptent (et apprécient) de manger de la chair d’animaux dont la plupart ont été élevés en batterie ou acceptent (et apprécient) de visiter des zoos ou parcs animaliers.
Concernant ces derniers, la qualité des « conditions de détention » des animaux ne peut faire oublier qu’il s’agit bien, justement, de… centres de détention – de prisons. Prisons dans lesquelles sont enfermés des êtres sensibles dans des conditions qui, même si elles tendent à reproduire les « milieux naturels » ne peuvent au mieux s’en approcher qu’à la marge et ne peuvent effacer la réalité fondamentale de la privation de liberté. Dès lors, l’incohérence est également bien présente lorsque des acteurs de ce secteur se positionnent en modèles de vertu et se prononcent, par exemple, contre l’abattage rituel sans étourdissement préalable.
Que l’on ne s’y trompe pas : en pointant du doigt ces incohérences (dont la mienne …), je ne cherche nullement à justifier de manière détournée telle ou telle pratique générant de la souffrance animale. Que du contraire ! Face à celle-ci, il me semble nécessaire d’être aussi lucide que possible pour éviter de s’y habituer : « On s’habitue à tout. La banalisation de la cruauté, la désensibilisation face à la souffrance d’autrui, la distanciation qui soustrait l’individu au spectacle des souffrances dont il est la cause directe ou indirecte et la dissociation morale entre certaines activités nuisibles et le reste de notre existence permettent aux hommes de perpétrer ce que leur conscience réprouve sans pour autant se détester eux-mêmes. »1
Mon but ici est plutôt de dénoncer deux attitudes qui me semblent également dangereuses. D’une part l’intransigeance de certaines personnes, leur recherche de cohérence à tout prix. Car la totale cohérence est synonyme de fanatisme, d’intégrisme et conduit à l’intolérance, au rejet – à la haine. D’autre part la posture très « donneur de leçons » de celles et ceux qui dénoncent des comportements générateurs de souffrance sans reconnaître que certains de leurs propres comportements sont tout aussi nuisibles à cet égard – celles et ceux, donc, qui sont incohérents « à l’insu de leur plein gré » et déforcent de ce fait la cause qu’elles et ils cherchent à défendre.
Ces deux attitudes sont dommageables quelle que soit la cause que l’on défend. Il est difficile de prendre au sérieux un médecin qui recommande de ne pas fumer s’il est lui-même fumeur. De même, il est difficile d’accorder du crédit à un environnementaliste qui recommande à ses concitoyens de limiter leurs émissions de gaz à effet de serre s’il utilise régulièrement l’avion pour ses voyages d’agrément. Comme l’a joliment formulé Corneille : « Par quelle autorité peut-on, par quelle loi Châtier en autrui ce qu’on souffre chez soi ? »2
Que faire dès lors ? Ne pas se reposer sur ses certitudes. Interroger ses pratiques. Prêter la plus grande attention aux valeurs qui nous sont chères. Incarner au mieux celles-ci, sans fanatisme, sans rejet de la différence, sans intransigeance, sans haine. Accepter le caractère relatif de nos valeurs, références culturelles et croyance. Et, pour celles et ceux qui se retrouvent dans les valeurs de Canopea, animé·e·s d’une véritable tendresse pour tous les êtres vivants et du désir de limiter leurs souffrances tout en reconnaissant le caractère violent de la nature, agir à son échelle, modestement.
Belles fêtes de fin d’année, quel que soit votre régime alimentaire !
(S) Un végétarien incohérent
Crédit image d’illustration : Adobe Stock
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