Avouons-le, les mouvements écologistes sont aussi victimes d’effets de mode. Après le tout au « sustainable », voici venu le très tendance « low carbon ». Non ce terme ne désigne pas le dernier régime WeightWatchers mais bien la nécessité de réduire les émissions de dioxyde de carbone (CO2) de tous les secteurs de la société pour éviter un réchauffement climatique anthropique irréversible. CarbonTracker, Défi Carbone,… On ne compte plus les initiatives pour traquer, chasser, éliminer ce carbone, la peste du XXIème siècle. La Wallonie n’est pas en reste puisqu’elle vient de sortir une étude projetant des trajectoires pour se décarboner d’ici 2050.
Mais on l’oublie peut-être, le carbone c’est aussi la vie : après l’eau, le carbone est l’élément le plus abondant dans notre corps et dans celui de la plupart des êtres vivants. Le carbone est partout, dans le sol, dans l’air, absorbé et dissous dans les océans. Le cycle du carbone est une mécanique complexe que l’homme et sa consommation effrénée de combustibles fossiles ont quelque peu court-circuitée. Traquer, évaluer, mesurer les changements physico-chimiques du carbone est, plus que jamais, un exercice essentiel pour prendre la pleine mesure des impacts de nos activités.
La complexité du cycle du carbone est aujourd’hui au centre de recherches et des débats sur l’utilisation de la biomasse à des fins énergétiques. En effet, une des stratégies pour décarboner nos sociétés consiste à substituer les énergies fossiles par de énergies renouvelables. Parmi celles-ci, la biomasse occupe une place particulière puisque, au contraire du vent, de la force hydraulique et du soleil, elle contient une base carbonée et émet aussi du CO2 lors de sa combustion. L’engouement pour la biomasse, en témoignent les nombreux plans d’actions et directives qui poussent à son utilisation accrue, repose sur le principe de neutralité carbone : la quantité de carbone émis est équivalente à celle captée par les plantes pendant leur croissance. Or, ce principe est de plus en plus remis en question par des scientifiques qui élargissent le champ d’exploration de ce vaste et complexe monde carboné.
En septembre 2011, le comité scientifique de l’Agence Européenne de l’Environnement (AEE) a mis en garde contre une législation qui encouragerait la substitution des énergies fossiles par de la biomasse sans s’interroger sur l’origine et la façon dont cette biomasse est produite, au risque d’accélérer le réchauffement climatique.
Une récente étude [Hudiburg T. et al. Regional carbon dioxide implications of the forest bioenergy production. Nature climate change 1264 (2011) [http://www.nature.com/nclimate/journal/v1/n8/full/nclimate1264.html]]
parue dans Nature-Climate Change montre bien la complexité d’approcher l’impact carbone de la production et exploitation de la biomasse énergie. Les chercheurs ont étudié les données de 80 types de forêts dans 19 écorégions de la Côte ouest des Etats-Unis et mesuré leur capacité à être des puits de carbone, notamment en fonction de leur traitement. Comparé à une gestion forestière « classique » avec une finalité de production de bois, une gestion avec finalité de production de biomasse énergie, peut générer, dans certaines écorégions de 2 à 14% d’émissions supplémentaires, comptées sur 20 ans d’exploitation. Dans cette étude, la gestion et l’exploitation de la forêt est considérée sous différents aspects (lutter contre les feux de forêt, produire du bois de façon économiquement viable, répondre à une demande d’énergie renouvelable) et cherche à savoir si les types de traitement prodigués peuvent, en plus d’atteindre leur finalité de prévention et de production, contribuer à la réduction des gaz à effet de serre. Pour cela, il faut démontrer premièrement que la diminution du stock de Carbone due à l’éclaircie d’arbres et les émissions associées aux travaux forestiers (exploitation, transport, transformation du bois) sont contrebalancées par les émissions évitées par la prévention d’incendies et par la substitution d’énergies fossiles. Deuxièmement, il faut comparer les émissions associées aux traitements forestiers évalués à celles du traitement de référence (le BAU). Enfin, le changement à court terme des quantités de Carbone stockées/émises doit se vérifier sur le long terme.
Les chercheurs déterminent les émissions en combinant des données d’inventaires forestiers et une analyse cycle de vie qui comprend un comptage exhaustif du carbone de la production nette du biome (NBP)[[Net biom production : changement annuel net du carbone d’un écosystème forestier après avoir décompté le carbone des produits exploités et celui émis lors d’incendi]] en ajoutant les émissions de carbone issue de la production de bioénergie et le carbone stocké dans le bois. Si la production primaire nette varie bien évidemment selon le type de forêt (de la forêt de milieu aride à la forêt boréale), l’étude montre, qu’avec le scénario de référence, les NBP régionaux constituent des puits de C (26 ± 3 Tg C an-1ou 76 ± 9 g C m-2 an-1) pour 16 des 19 écorégions étudiées qui représentent 98% du territoire forestier étudié et qui ne sont pas que des forêts à forte productivité. Comparé au traitement BAU, qui comporte des éclaircies de prévention et des prélèvements d’exploitation, trois traitements ont été suivis : un traitement de lutte contre les incendies, un traitement de prévention contre le feu rendu économiquement viable par l’exploitation de bois commercialisables, et enfin une exploitation des produits forestiers destinés à produire de l’énergie. Ces modes de gestion ont été suivis sur une période de 20 ans (5% de la surface est traitée chaque année). Les résultats indiquent que les trois traitements réduisent la production nette du biome (NBP) dans 13 des 19 écorégions et que cette tendance se retrouve au niveau de la région entière pour le traitement biomasse énergie, diminuant ainsi le puits de carbone.
Légende Figure : Total US West Coast forest sector carbon sinks, sources and added emissions relative to BAU under various management scenarios. Units are in Tg C y-1. LCA estimates account for changes in carbon on land in addition to emissions associated with production, transport and usage of wood,, and substitution and displacement of fossil fuel emissions associated with use and extraction. BAU results in the lowest anthropogenic emissions from the forest sector.
Source : Nature Climate Change
Ce qui est intéressant de constater que même si au niveau global, le flux de carbone reste positif ou neutre (Figure), une diminution de la production nette du biome par rapport au scénario BAU peut entraîner une augmentation de CO2 atmosphérique. Pour les traitements « anti-feu », « économiquement viable » et « biomasse énergie », ce sont respectivement 46, 181 et 405 Tg C émises en plus dans l’atmosphère sur une durée de 20 ans.
Il faut cependant noter que dans les régions sujettes aux incendies, où le réservoir de carbone est fragile, les traitements arrivent à compenser la perte de C émise lors de feux. L’étude cherche dès lors à déterminer les valeurs-seuils du NBP sous lesquelles il devient avantageux (en termes de réduction d’émissions) d’appliquer une gestion à finalité de production de bioénergie. Car dans une forêt peu productive, sensible aux incendies, aux maladies et attaques d’insectes, il peut être plus intéressant d’exploiter le bois pour le substituer aux combustibles fossiles et ainsi créer des conditions de croissance optimale, permettant une captation plus importante du CO2. Les conclusions de l’étude soulignent qu’à cette complexité du cycle du carbone s’ajoute les spécificités de chaque écosystème forestier et qu’une approche « standardisée » ne peut fonctionner. De plus, en regard de cette comptabilité carbone, les nombreux services rendus par la forêt (biodiversité, protection de l’eau, etc.) doivent aussi être pris en compte.
Les leçons sont claires : les politiques énergétiques mises en œuvre sans une mesure exhaustive du carbone et une compréhension des processus sous-jacents risquent d’augmenter les émissions plutôt qu’elles ne les réduisent. Bien sûr, de telles recherches, mesures et analyses nécessitent du temps et de l’argent. Mais même dans un contexte d’urgence climatique et énergétique, ne vaut-il pas mieux allouer les moyens et le temps nécessaire à la compréhension de processus que nous maîtrisons si peu ? Pour que la transition énergétique vers les renouvelables, comprenant la biomasse, soit réellement une transition « sans regret ».
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