Business et environnement : un mariage possible ?

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Le développement économique, capitaliste et mondialisé, est-il compatible avec la protection de la planète et la préservation d’un cadre de vie sain, pour les humains et l’ensemble du monde vivant ? Voici une question cruciale, centrale, tant pour les défenseurs de l’environnement que pour les promoteurs de la croissance économique. Petit tour de cette question qui fait débat.

Nous avons besoin de croissance économique pour assurer notre bien-être, notre pouvoir d’achat, nos emplois… répète inlassablement la majorité du monde politique et économique.

Notre développement économique actuel détruit la planète, notre cadre de vie et notre santé… répondent les environnementalistes, dans une remise en cause dont on mesure mal la portée.

Cette incompatibilité n’est-elle qu’apparente ? Ou au contraire irréductible ? Analyse de ce qu’en disent les uns et les autres, et des voies de sorties envisagées. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous regroupons – un peu caricaturalement – les opinions exprimées en deux catégories dichotomiques. Nous traiterons la première dans cette nIEWs et la seconde dans une prochaine.

Thèse 1 : Par essence, le capitalisme détruit la planète.

Pour ce premier courant, il y a incompatibilité intrinsèque entre économie capitaliste et sauvegarde de la planète, notamment au regard de l’enjeu climatique. Mais de Klein à Tanuro, d’Arnsperger au pape François, nous verrons qu’au-delà d’une certaine radicalité critique, il existe de la diversité dans les solutions proposées.

Naomi Klein , auteure de « Ceci change tout : le Capitalisme contre le climat », écrit ainsi[[Naomi Klein: the hypocrisy behind the big business climate change battle (extrait du livre « This Changes Everything: Capitalism vs The Climate ») http://www.theguardian.com/environment/2014/sep/13/greenwashing-sticky-business-naomi-klein]] :

« Nous n’avons pas fait ce qu’il faut pour réduire les émissions parce que cela entre fondamentalement en conflit avec le capitalisme dérégulé, l’idéologie dominante sur la période entière où nous avons cherché à résoudre cette crise [climatique]. Nous sommes coincés, car les actions qui donneraient les meilleures chances d’éviter la catastrophe – et bénéficieraient à la vaste majorité – menacent une élite minoritaire qui a la mainmise sur notre économie, le processus politique et les médias. »

« Ce qui est nécessaire pour le climat maintenant est une contraction de l’usage par l’humanité des ressources ; ce que notre modèle économique demande est une expansion sans entraves. Une seule de ces deux règles peut être changée, et ce ne sont pas les lois de la nature. »

« Dans notre désir de résoudre le changement climatique sans questionner la logique de croissance, nous nous sommes empressés de regarder la technologie et le marché comme des sauveurs. (…) L’idée que seul le capitalisme peut sortir le monde d’une crise où il l’a plongé n’est plus une théorie abstraite ; c’est une hypothèse qui a été testée dans le monde réel. Nous pouvons maintenant avoir un regard critique sur les résultats. »

Naomi Klein indique en outre que l’« urgence existentielle » de la crise environnementale « offre un discours global dans lequel tout, de la lutte pour de bons emplois à la justice pour les migrants, en passant par les réparations pour les méfaits historiques comme l’esclavage et le colonialisme, peut s’intégrer au grand projet de construire une économie non toxique, à l’épreuve des chocs, avant qu’il ne soit trop tard ». Cette opportunité liée à ce qu’elle appelle le « pouvoir révolutionnaire du changement climatique » est soulignée par Daniel Tanuro[[Naomi Klein, Tanuro et « l’opportunité climatique » http://www.iewonline.be/spip.php?article6895]].

Naomi Klein considère en outre que l’attitude des climato-sceptiques est motivée par leur compréhension du fait que la lutte contre le dérèglement climatique menace le capitalisme, et qu’ils préfèrent cyniquement protéger ce dernier à tout autre chose. Cette analyse occulte cependant la possibilité d’un climato-scepticisme sincère[[On peut se tromper sincèrement…]], lié à la conviction que l’agenda de lutte contre les changements climatique aurait été construit de toute pièce pour cacher un agenda de lutte contre le capitalisme.

Daniel Tanuro , auteur écosocialiste de « L’impossible capitalisme vert », explique pour sa part :

« La vraie question est de savoir si le capitalisme dans son ensemble peut tourner au vert, autrement dit si l’action globale des capitaux nombreux et concurrents qui constituent le Capital peut respecter les cycles écologiques, leur rythmes, et la vitesse de reconstitution des ressources naturelles. C’est dans ce sens que mon livre pose la question et il y répond par la négative. »[[L’impossible capitalisme vert http://www.legrandsoir.info/L-impossible-capitalisme-vert.html]]

« Un capitalisme sans croissance est une contradiction dans les termes. L’explication est simple : dans ce système basé sur la concurrence pour le profit, chaque propriétaire privé des moyens de production est contraint de chercher en permanence à réduire ses coûts, notamment en remplaçant les travailleurs par des machines qui augmentent la productivité du travail. Cette contrainte est absolument impérative : celui qui voudrait s’y soustraire serait immédiatement condamné à la mort économique. Le capitalisme est donc pas essence productiviste. »[[Face à l’urgence écologique : projet de société, programme, stratégie http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article35606]]

Pour Daniel Tanuro, le débat entre une ligne réformatrice et une ligne de rupture avec le capitalisme « est tranché en pratique par l’exemple de la lutte contre les changements climatiques », car cette lutte « n’est possible qu’en brisant la résistance des monopoles du pétrole, du charbon, du gaz, de l’automobile, de la pétrochimie, de la construction navale et aéronautique,…, car ceux-ci veulent brûler des combustibles fossiles le plus longtemps possible. (…) Il s’agit notamment d’oser contester la propriété privée des moyens de production, fondement du système ».

Pour y arriver, Daniel Tanuro estime qu’« il n’y a pas d’autre chemin que celui de la résistance. Elle seule peut changer les rapports de forces et imposer des réformes partielles allant dans la bonne direction. »[[L’impossible capitalisme vert http://www.legrandsoir.info/L-impossible-capitalisme-vert.htm]]l

« La lutte que nous devons mener pour l’environnement est une lutte de classe, une lutte anticapitaliste qui englobe pour ainsi dire toutes les autres luttes et qui a le potentiel de les réunir toutes. Une lutte dont l’issue décidera du choix entre une humanité digne de ce nom – qui prend avec amour soin d’elle-même et de la nature dont elle fait partie – ou un chaos barbare de destructions sociales et environnementales. »[[Face à l’urgence écologique : projet de société, programme, stratégie http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article35606]]

L’économiste Christian Arnsperger plaide pour sa part dans « Le fondement écologique de la critique du capitalisme » pour un « réalisme écologique » qui prend en compte les limites planétaires et nous amène à une forme de prospérité sobre[[Le fondement écologique de la critique du capitalisme http://www.iewonline.be/spip.php?article6955]] :

« C’est par la lente désintégration environnementale qu’il est en train d’engendrer que le capitalisme va s’autodétruire en tant que logique systémique. »

« In fine, la création monétaire ne s’adosse, dans le capitalisme, que sur une seule et unique hypothèse devenue aujourd’hui erronée : la géosphère offrira toujours suffisamment de « sources » (matières premières diverses à extraire de la lithosphère) et de « puits » (décharges à creuser dans la lithosphère, concentrations en gaz à effets de serre à intensifier dans l’atmosphère) afin que nos productions et nos consommations finales puissent croître indéfiniment et valoriser indéfiniment des capitaux réels et financiers en quête perpétuelle de nouveaux débouchés. »

« L’épuisement exponentiel de certaines ressources-clé créera une onde de choc qui se propagera par effet domino : un effondrement rampant, ou effritement graduel, de la base énergétique et ressourcielle du capitalisme le rendra non viable et forcera de façon plus ou moins brutale des populations de plus en plus nombreuses à mettre en place, tant bien que mal, de nouveaux schémas socioéconomiques caractérisés par la combinaison de ressources limitées et à l’acheminement coûteux, de technologies à basse productivité et de niveaux plus bas de consommation en biens intermédiaires (y compris énergétiques) et en biens finaux. »

« Il n’y aura pas de révolution prolétarienne ; si elle se préparait quelque part dans le monde avec quelque chance de succès, cela se saurait. Il n’y aura pas de révolution du tout. Les « classes laborieuses » et les « classes moyennes », intégralement cooptées dans la logique productiviste, consumériste et croissanciste en place, luttent en vain depuis un siècle pour une seule chose, bien légitime du reste : que le gâteau à redistribuer s’accroisse et qu’il soit effectivement redistribué. De cette façon, les laissés-pour-compte du système s’allient aux strates possédantes pour exiger – mais en fonction d’intérêts radicalement divergents – que la marche forcée par laquelle l’humanité scie la branche sur laquelle elle est assise soit encore intensifiée. Il n’y aura pas non plus de révolution technologique (…). »

« Le réalisme écologique n’est ni de gauche, ni de droite ; il se fonde sur des faits scientifiques irréfutables. Il pointe vers une réponse qui ne plaît ni aux thuriféraires « droitistes » d’un capitalisme maintenu en vie par une alternance d’austérité et de relance, ni à ses adversaires « gauchistes » traditionnels obsédés eux aussi de croissance perpétuelle : choisir une sobriété imposée par les limites physiques de la planète, une sobriété également répartie entre tous, et donc un retour vers une gestion « communaliste » (parce que tout simplement plus efficace). »

Arnsperger, qui renvoie aussi vers le mouvement des « objecteurs de croissance », affirme encore :

« Être écologiste, c’est nécessairement être anticapitaliste. Aucune autre position ne peut permettre de répondre pleinement aux incohérences idéologiques du projet d’un capitalisme vert. »[[Être réellement écologiste, c’est être anticapitaliste http://politique.eu.org/spip.php?article1050]]

En avril 2015, les objecteurs de croissance ont lancé l’appel : « Pour sauver le climat, faisons la grève de l’économie ». Pour ce mouvement, « le changement climatique résulte d’une organisation sociale précise : le capitalisme productiviste, qui engloutit la société par et dans l’économie. Il faut cesser de ne s’attaquer qu’aux conséquences de l’économie productiviste, mais la saper à la base. Grève de l’économie ! »[[Pour sauver le climat, faisons la grève de l’économie http://www.reporterre.net/Pour-sauver-le-climat-faisons-la]]

Pour Raphaël Stevens , auteur avec Pablo Servigné de « Comment tout peut s’effondrer »[[« Nous sommes en train de vivre une mosaïque d’effondrements » : la fin annoncée de la civilisation industrielle http://www.bastamag.net/L-effondrement-qui-vient]], dont le discours rejoint sur un certain nombre de points celui de Dennis Meadows [[« La croissance mondiale va s’arrêter » http://www.lemonde.fr/planete/article/2012/05/25/la-croissance-mondiale-va-s-arreter_1707352_3244.htm]], il faut miser sur la résilience.

Raphaël Stevens explique ainsi que sauver la croissance de nos économies moribondes requiert d’exploiter plus la nature, et donc aggraver la destruction planétaire. Tandis que sauver la planète requiert de stopper la croissance, et donc accepter la destruction de l’économie actuelle. Nous sommes coincés, dit-il, car dans les deux cas on se dirige vers de grosses difficultés socio-économiques, vers des formes d’effondrements sociétaux.

Raphaël Stevens invite à accepter que ce discours génère des émotions difficiles à porter. Plutôt que de refuser la tristesse, la colère, la culpabilité ou l’angoisse, il propose d’en parler autour de nous. Et surtout de se projeter dans l’avenir en changeant d’objectif : remplacer l’objectif de croissance par un objectif de résilience, une capacité accrue à faire face aux chocs. Un peu comme il vaut mieux se préparer, autant que possible, à l’approche d’un ouragan, plutôt que de continuer à vaquer à ses tâches habituelles.[[Nous résumons ici brièvement une intervention faite par Raphaël Stevens dans le cadre du « chantier des idées » climat du Parti socialiste, le 3 octobre 2015 à Louvain-la-Neuve. L’exemple de l’ouragan est ajouté par nous]].

Le Pape François propose dans son encyclique « Laudato Si’ – sur la sauvegarde de la maison commune »[[Lettre encyclique Laudato Si’ sur la sauvegarde de la maison commune http://w2.vatican.va/content/francesco/fr/encyclicals/documents/papa-francesco_20150524_enciclica-laudato-si.html]] une « conversion écologique » individuelle et communautaire :

« Dans certains cercles on soutient que l’économie actuelle et la technologie résoudront tous les problèmes environnementaux. De même on affirme, en langage peu académique, que les problèmes de la faim et de la misère dans le monde auront une solution simplement grâce à la croissance du marché. (…) Ceux qui n’affirment pas cela en paroles le soutiennent dans les faits quand une juste dimension de la production, une meilleure répartition des richesses, une sauvegarde responsable de l’environnement et les droits des générations futures ne semblent pas les préoccuper. Par leurs comportements, ils indiquent que l’objectif de maximiser les bénéfices est suffisant. (…) Mais le marché ne garantit pas en soi le développement humain intégral ni l’inclusion sociale. (…) On n’a pas encore fini de prendre en compte les racines les plus profondes des dérèglements actuels qui sont en rapport avec l’orientation, les fins, le sens et le contexte social de la croissance technologique et économique. »

« L’environnement fait partie de ces biens que les mécanismes du marché ne sont pas en mesure de défendre ou de promouvoir de façon adéquate. »

« Étant donné que le marché tend à créer un mécanisme consumériste compulsif pour placer ses produits, les personnes finissent par être submergées, dans une spirale d’achats et de dépenses inutiles. Le consumérisme obsessif est le reflet subjectif du paradigme techno-économique. »

« La sobriété, qui est vécue avec liberté et de manière consciente, est libératrice. Ce n’est pas moins de vie, ce n’est pas une basse intensité de vie mais tout le contraire; car, en réalité ceux qui jouissent plus et vivent mieux chaque moment, sont ceux qui cessent de picorer ici et là en cherchant toujours ce qu’ils n’ont pas, et qui font l’expérience de ce qu’est valoriser chaque personne et chaque chose, en apprenant à entrer en contact et en sachant jouir des choses les plus simples. Ils ont ainsi moins de besoins insatisfaits, et sont moins fatigués et moins tourmentés. (…) Le bonheur requiert de savoir limiter certains besoins qui nous abrutissent, en nous rendant ainsi disponibles aux multiples possibilités qu’offre la vie. »

« Cependant, il ne suffit pas que chacun s’amende pour dénouer une situation aussi complexe que celle qu’affronte le monde actuel. Les individus isolés peuvent perdre leur capacité, ainsi que leur liberté pour surmonter la logique de la raison instrumentale, et finir par être à la merci d’un consumérisme sans éthique et sans dimension sociale ni environnementale. On répond aux problèmes sociaux par des réseaux communautaires, non par la simple somme de biens individuels (…). La conversion écologique requise pour créer un dynamisme de changement durable est aussi une conversion communautaire. »

« Il faut reprendre conscience que nous avons besoin les uns des autres, que nous avons une responsabilité vis-à-vis des autres et du monde, que cela vaut la peine d’être bons et honnêtes. Depuis trop longtemps déjà, nous sommes dans la dégradation morale, en nous moquant de l’éthique, de la bonté, de la foi, de l’honnêteté. L’heure est arrivée de réaliser que cette joyeuse superficialité nous a peu servi. Cette destruction de tout fondement de la vie sociale finit par nous opposer les uns aux autres, chacun cherchant à préserver ses propres intérêts ; elle provoque l’émergence de nouvelles formes de violence et de cruauté, et empêche le développement d’une vraie culture de protection de l’environnement. »

Le second volet de cette revue d’opinions, présentant la Thèse 2 : Le capitalisme est certes bousculé par la contrainte environnementale, mais il peut s’y adapter. a été publié dans une nIEWs ultérieure.