Ce que Nassonia révèle

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Une analyse réalisée par Thérèse Snoy, ancienne Président d’Inter-Environnement Wallonie et propriétaire forestier.

Le projet lancé par Eric Domb de consacrer 1500 ha de forêt ardennaise (sur territoire communal à Nassogne) à la biodiversité et à la pédagogie de la nature suscite indéniablement beaucoup d’intérêt… et dans certains milieux, des débats passionnés.

Aujourd’hui, malgré le soutien apporté par d’éminents scientifiques, par les associations environnementales et par certains pouvoir publics, il n’est pas encore évident que la partie soit gagnée pour Eric Domb.
En effet, rappelons qu’il s’agit d’un territoire communal géré par le Département nature et Forêt de la Région wallonne, ce qui implique un droit de regard de celle-ci. Le Ministre Collin, ayant les forêts dans ses attributions, est lourdement mis sous pression par certains chasseurs et forestiers que le projet indispose.

Et c’est là qu’on peut se demander pourquoi la polémique est si virulente. Il nous semble qu’à l’occasion de ce projet ambitieux se révèlent des enjeux plus fondamentaux, de nature philosophique et politique.

La question de notre rapport à la Nature

La brochure de Nassonia commence par une phrase « La forêt n’est pas une chose qu’on exploite mais un être vivant et généreux dont il faut entendre et respecter les besoins. »

Voilà exprimée une vision de notre rapport à la nature qui contredit la dualité homme-sujet / nature-objet qui domine nos modes de pensée depuis de nombreux siècles. Cette dualité extrait l’homme hors de la nature et légitime l’exploitation de celle-ci comme ressource qui, aujourd’hui, va largement au-delà de sa capacité de renouvellement. Elle contribue à soumettre les autres êtres vivants de la planète à une logique économique qui conduit à la perte de biodiversité qu’on connaît, qui s’apparente à une nouvelle grande extinction des espèces.

Une nouvelle forme de relation avec la Nature est nécessaire pour que nos sociétés puissent effectivement protéger les ressources de la planète et la préserver des cataclysmes annoncés par les scientifiques, qu’il s’agisse du dérèglement climatique ou de l’effondrement de la biodiversité.

Nassonia affirmant une existence propre à la forêt, promouvant des objectifs de restauration des milieux naturels, de reconnexion des gens avec la nature, de bien-être collectif,… se présente comme une expérimentation de cette nouvelle vision.
Et cela perturbe la vision de « l’homo economicus », ceux pour qui la forêt est – je caricature- une somme d’arbres à planter puis à abattre ou un territoire d’abattage de mammifères bien nourris.

L’appropriation inégale de la forêt wallonne

La forêt wallonne est à 50 % publique et à 50 % privée. Mais la forêt publique est aussi louée à des chasseurs privés. Le code forestier, réactualisé en 2008, impose aux forêts publiques une gestion « durable », combinant la fonction économique, écologique et sociale. Dans les faits, les différentes fonctions de la forêt et les aspirations des publics qui la fréquentent suscitent des conflits d’usage, entre groupes de poids inégal. Le groupe dominant est celui de la chasse, vu l’enjeu économique qu’elle représente, et sans doute parce qu’elle a toujours été liée à une image de puissance.

Dans certains massifs ardennais, dont celui concerné par Nassonia, nous assistons aujourd’hui à une appropriation de la forêt dominée par l’argent. Certaines sociétés ou familles, parfois venues de loin, se portent candidates pour des droits de chasse, soit sur les forêts privées, soit sur les forêts publiques, et font monter les prix des baux à des niveaux tels que les acteurs locaux sont exclus du jeu. Vu leur puissance économique face à une petite collectivité, ces « locataires » deviennent intouchables et les communes peinent à imposer leur cahier de charges, ceci d’autant plus que le pouvoir supérieur (en l’occurrence la Région) n’édicte pas de normes strictes (cfr le recul du règlement sur le nourrissage par exemple).

Concurrence exacerbée, spéculation, délocalisation du pouvoir… on retrouve en forêt les maux connus et souvent dénoncés du capitalisme néo-libéral.

Cette dérive est à dénoncer, car elle pénalise les autres utilisateurs de la forêt en ce compris les chasseurs qui ne jouent pas ce jeu d’influence malsain et qui sont la majorité en nombre. C’est également une atteinte à la gouvernance et à la maîtrise du bien commun par les pouvoirs publics.

Ceci dit, le promoteur de Nassonia n’est pas un petit « poi(d)s » dans le monde industriel belge. Et on pourrait dire que lui aussi, joue de ses moyens importants pour convaincre. Néanmoins, ses propositions sont d’une autre nature. Il exprime en tout cas son souhait de travailler de façon communautaire et participative, de redonner accès aux chasseurs locaux, de relancer une dynamique basée sur les ressources locales… sans pour autant négliger la rentabilité de son projet.

Ce modèle alternatif pourrait constituer un précédent pour d’autres communes et cela dérange à l’évidence les pratiques et les intérêts de certains groupes actuellement dominants.

La faiblesse de l’Etat au service de la biodiversité

La régulation du marché est faible en matière immobilière en Belgique, et, dans les cas qui nous occupent, celle des droits de chasse et du prix de la terre, qu’elle soit consacrée à la forêt ou à l’agriculture, n’est conçue que par la concurrence. Comme dit plus haut, quand la concurrence n’est pas loyalement pratiquée, c’est un facteur d’inégalité entre les acteurs et usagers du territoire.

Il s’agit là d’une première forme de démission du politique.

Mais le projet Nassonia en révèle une autre. Il est paradoxal que ce soit un acteur privé, aussi bien intentionné qu’il soit, qui propose de mettre en application – et de payer pour – une gestion en faveur de la biodiversité par ailleurs édictée au niveau des principes à tous les niveaux de pouvoir, des Nations Unies au niveau communal. Dans un monde plus « idéal » on pourrait quand même s’attendre à ce que ce soit les administrations elles-mêmes qui proposent un programme de préservation des éco-systèmes, d’activités pédagogiques, d’accès partagé du public à la forêt.

En Région wallonne, le Département Nature et Forêt partage ces objectifs et a édicté pour les forêts publiques des règles de gestion « durable » mais n’a pas encore pu changer la boussole de tous les agents et acteurs publics locaux en ce sens. Il est d’ailleurs pris en défaut par l’auditeur de sa certification PEFC, visant la « durabillité » de la gestion.

La Région wallonne a également mis en place des Centre d’Initiation à l’Ecologie (CRIE) et cet investissement est vraiment apprécié et très utilisé.

Néanmoins, les moyens budgétaires mis au service d’une politique en faveur de la biodiversité et de l’éducation à la nature sont encore marginaux face à d’autres politiques, ce qui reflète le peu d’importance accordé au niveau des gouvernements à l’enjeu de la biodiversité.

Alors quand un privé fait irruption pour réaliser ce que le pouvoir public ne peut faire, cela invite au questionnement.

Entre privé et public, le concept de patrimoine : une voie pour sortir de la contradiction ?

Dans notre région les limites entre territoires forestiers publics et privés sont fortement marquées. Le principe de l’intervention publique dans la forêt privée fait encore grincer des dents et le principe « ma terre, ma forêt » (cfr. le titre de la brochure des propriétaires fonciers wallons) est encore une bannière pour certains et reflète une attitude défensive très peu en phase avec la société.

Nassonia trouble ces frontières légales et mentales. Finalement quel est le rôle et quels sont les devoirs d’un propriétaire privé ?

Ceux qui sont désarçonnés par l’initiative Nassonia, pourraient pourtant se retrouver sur un souci commun : le sort de leur/la forêt dans l’avenir, autrement dit de quelle forêt hériteront leurs/les générations futures ?

Le concept de patrimoine pourrait réconcilier les points de vue.

Revenons à la définition donnée par François Ost, dans son livre « la nature hors la loi »[[Editions la Découvertes, 1995]] :« le patrimoine est à la fois une ressource dont il est permis de tirer des intérêts dans l’immédiat et un capital (notamment symbolique) dont il importe de préserver l’intégrité pour l’avenir » (p 326). Et un peu plus loin, il précise : « la gestion patrimoniale sera donc une gestion prudentielle qui conserve au patrimoine sa vertu la plus précieuse d’être un réservoir des possibles » (p 327). François Ost veut réconcilier par ce concept la réalité de la gestion par un propriétaire et les droits des générations futures (au sens large, pas seulement les héritiers légaux des propriétaires).

La forêt, notre forêt, héritée des générations précédentes doit rester un « réservoir des possibles » pour les générations futures, qu’elle soit un bien familial, mise en société privée ou un bien public. L’initiative Nassonia a le mérite d’être en tout cas une source d’inspiration et de créativité.

Il est donc plus que compréhensible que ce projet passionne, dérange, fasse grincer ou applaudir, selon…

Et finalement qu’il fasse débat, ce qui est très sain pour nous tous !

Il serait bon que ce débat aie lieu publiquement !

Canopea