« Ce qu’habiter veut dire » est le beau titre d’une exposition qui vient de se dérouler au Mad Brussels, place du Nouveau Marché aux Grains dans le quartier Dansaert à Bruxelles. Pendant un mois, l’architecture, l’aménagement du territoire et l’environnement se sont donné rendez-vous dans le musée de la Mode. Mon souhait ? Que l’exposition devienne itinérante, pour se poursuivre dans d’autres lieux et qu’elle continue ainsi à interpeller chacune et chacun en leur offrant des supports de réflexion.
Crédit photographique image de l’article : Eline Willaert, in site de l’exposition, ICA-WB
A travers cette exposition, l’Institut Culturel d’Architecture Wallonie-Bruxelles visait à sensibiliser tous les publics à une réalité complexe et profondément humaine : le fait d’habiter. Elle en donnait à voir une foule d’interprétations, sur des supports inventifs. Maquettes et plans (bien entendu !), photo-montages, projection sur rideaux en mouvement, posters gratuits à emporter, vues axonométriques retravaillées façon BD, jeu de Tarot, il y en avait pour toutes les sensibilités, toutes les esthétiques.
Parmi les projets exposés, le bureau Baumans + Deffet faisait sensation lors du vernissage, avec sa grande vue prospective de la rive droite de la Meuse à Seraing, conçue en collaboration avec l’agence Ter. Peut-être à cause du graphisme haut en couleur et plein d’humour, peut-être à cause de la quantité de choses à regarder ? Peut-être parce que, même à Bruxelles, on connaît le site de Cockerill / ArcelorMittal, et que c’est donc d’autant plus intéressant de le voir se prêter à une transformation paysagère ? Arlette Baumans – qui a fait partie du comité de rédaction de La Lettre des CCATM, notre newsletter devenue Echelle Humaine – considère en tout cas qu’il est temps d’inventer pour Seraing et Ougrée de nouvelles liaisons faciles et joyeuses entre les monuments de l’industrie sidérurgiques, de leur donner de nouvelles fonctions, de tenter d’apaiser le trafic sur les rues utilisées comme des routes à grande vitesse, de laisser se rejoindre l’environnement naturel propre au fleuve et celui des collines. J’en profite pour rappeler que plus de 30% du territoire de la commune de Seraing est boisé et que Canopea suit de près l’évolution du dossier de la réhabilitation des anciens bâtiments de la Cristallerie et de l’Abbaye du Val Saint-Lambert, situés en amont, avec un ancien parc boisé et des terres agricoles qu’il serait grand temps de protéger de toute urbanisation.
« Car habiter ce n’est pas seulement se loger, c’est aussi prendre conscience d’un paysage et d’un territoire, c’est réfléchir à faire avec ce qui existe déjà, ce qui est déjà bâti et aménagé, c’est participer à l’élaboration de son cadre de vie et à la culture qui s’anime autour, c’est enfin et avant tout rêver d’un cadre de vie autre, porteur de mieux-être. » (introduction à l’expo, sur le site de l’ICA)
Prendre le point de vue des utilisateurs et utilisatrices
Délibérément orientée sur la production, c’est-à-dire sur l’offre conçue par les architectes et urbanistes, l’exposition tentait cependant aussi d’appréhender l’autre côté de la médaille, c’est à dire la consommation : comment un lieu se vit, à la fois comme un environnement rapproché, construit, décoré, équipé, et comme environnement plus large, fait de nature plus ou moins aménagée, d’infrastructures, rempli de multiples autres constructions.
Ainsi, par exemple, le court-métrage « Vues sur » de Nord│Valentin Bollaert & Pauline Fockedey et Charlotte Marchal, qui montre la maison de Roger Bastin, perchée sur l’éperon de la Citadelle à Namur en utilisant des écrans multiples pour projeter toutes les vues perceptibles par chacune des baies de la maison. La bande-son superpose le commentaire de l’occupante à des morceaux de musique superbement choisis.
Autre exemple, l’îlot de Modlocq, un pâté de maisons que les architectes Lina Bentaleb, Alma Kelker et Sébastien Bez imaginent parcouru de dizaines de petites histoires de voisinage grâce à l’aménagement de dispositifs de communication entre parcelles.
A chaque fois, le public est invité à prendre le point de vue des occupant.es, à se mettre à leur place, par le biais du dispositif artistique.
C’est dans ce second aspect, de consommation du lieu où l’on habite, que l’exposition m’est apparue comme la plus féconde et la plus novatrice. La plus à même aussi de parler à beaucoup de monde.
Les photos de Xavier Delory appartiennent également à cette catégorie. L’illustration ci-dessus est un des clichés exposés, qui fait partie d’une série intitulée Habitat.
A première vue, c’est un portrait de bâtiments pris en incluant le contexte proche. Puisqu’il montre le résultat du travail d’architecte, il devrait se ranger plutôt du côté de la production, et non du côté de la consommation.
Mais ce n’est pas qu’un portrait de bâtiment, ou plutôt, ce n’est pas DU TOUT un portrait de bâtiment. Il s’en faut de peu pour que l’on pense avoir affaire à une photo normale, de bâtiment normal.
C’est en réalité un paysage imaginaire.
C’est pour cela que je range le travail de Xavier Delory du côté de la consommation, de la réflexion intime sur ce qu’habiter veut dire.
Il faut plusieurs secondes, peut-être plus, pour prendre conscience de la supercherie – dans ce cas-ci, la disparition de toutes les fenêtres. Parce que les éléments de contexte et l’éclairement contribuent à faire croire à la réalité du sujet, parce que la retouche est subtile, mais aussi parce que ça a l’air NORMAL. On a déjà vu des bâtiments comme ça, complètement aveugles vers l’espace public. Notamment les bâtiments agricoles.
La photo truquée nous catapulte dans la réalité de ce que serait le paysage avec une telle réalisation architecturale plantée dedans. Elle nous met dans l’image, elle fait de nous des pseudo-usager.ères du lieu où cette construction se trouve. Ce catapultage est probablement d’autant plus puissant lorsque nous sommes en train de comprendre que ce n’est pas l’image d’un objet architectural réel mais un subterfuge. La photo, parce qu’elle est truquée, nous inclut et, à travers les usages que la forme retouchée du lieu induit, elle inclut d’autres supposé.es occupant.es
Sur le plan de la portée politique, on pourrait dire que toutes les images retouchées de la série Habitat évoquent de manière poignante notre interrogation sur l’éparpillement de l’habitat et sur sa pauvreté en termes de commande architecturale, de programme. Les murs aveugles tournent le dos à l’espace public, sous-entendant que la maison, de l’autre côté, s’ouvre exclusivement vers des vues champêtres, pour assouvir l’obsession de la vue verte. Mais la banalité du refus de faire agglomération, transformée en images truquées, donne en réalité vie à des réussites sur le plan plastique. En tant que pseudo-usagère de ces lieux, via les images truquées, je perçois toute la beauté de ces pseudo-façades qui ressemblent à des murs secondaires. Quant au geste agressif qui est volontiers associé à l’opacité, il nous laisse finalement plus d’emprise sur le terrain, en tant que passant.es imaginaires, puisqu’on a l’impression d’être moins observé.es.
Dans une tout autre veine, le travail de l’architecte-paysagiste Virginie Pigeon nous catapulte également sur le terrain. Ici aussi, nos perceptions interviennent dans le façonnage d’un paysage.
« Récits d’un territoire habité » (2021) démontre de manière magistrale, d’une part, qu’habiter signifie se ramifier dans l’espace qu’il y a tout autour de soi. Et, d’autre part, que l’expérience plurielle du fait d’habiter un lieu donné peut être transmise très intensément sur un support réduit, avec des moyens modestes.
« La rivière… un filet »
Virginie Pigeon nous emmène voir une vallée reculée de Wallonie. Je dis reculée, parce qu’elle se trouve un peu à l’écart des grands centres urbains. « Récits d’un territoire habité » (2021) montre les environs de Walcourt à l’aide de dessins et de notes superposés à une cartographie en grand format. Sur des panneaux verticaux se déploie un paysage retravaillé, majoritairement en noir et blanc, où chaque type de trait de couleur, chaque style de dessin différent, porte un sens précis, qui se rattache à une légende. Trois panneaux étaient montrés à Bruxelles, de quoi mettre en appétit pour contempler le projet complet.
Voici le brief du projet, tel que présenté sur le site de l’ICA :
Le projet de Virginie Pigeon est un projet de cartographie inventive ayant pour but de rendre plus prégnants les enjeux territoriaux à l’heure de la transition, sur base des fondements de l’écologie politique contemporaine.
Le projet a pour livrable un jeu de cartes thématiques mettant en scène le « vivant », les transformations du lieu, les interdépendances.
Le projet s’établit en trois périodes de deux mois, sur le territoire de Walcourt :
1. Une période d’enquête sur terrain, permettant de récolter informations, récits et impressions sensibles par la marche, la recherche itinéraire et les témoignages. Dans cette période se dérouleront notamment des activités avec le public scolaire (ateliers – marches, recueils d’avis sur les « usages » du territoire). Cette période d’enquête a pour but de saisir les deux grands thèmes qui seront investis dans les cartes : fragilités du territoire et attachements au territoire
2. Une période de recherche graphique et de composition. Il s’agit de trouver les moyens de mettre en carte les informations recueillies, les antagonismes, le vivant – des éléments pour lesquels la cartographie classique ne propose pas de codes. Cette recherche croise les outils de la cartographie euclidienne et de nouveaux, à créer. Dans cette phase d’esquisse graphique s’opèrent d’éventuels retours sur terrain pour récolter les éléments manquants.
3. Un moment de production, de mise en place technique, en partenariat avec une équipe de graphistes : numérisations, graphisme, ajustements, couleurs, tests d’impression, de mise en page, d’articulation des planches. Speculoos est le partenaire graphique qui accompagne la mise en carte.
Se basant sur le territoire vécu, à travers les témoignages des habitant.es et des usager.ères, avec leurs propres dessins, Virginie Pigeon annote la cartographie stricte et lui injecte une vie extraordinaire, sans diminuer son pouvoir d’information. Au contraire, elle l’enrichit, la rend plus proche et intelligible, même si – comme dans mon cas – vous n’avez encore jamais longé, ni l’Eau d’Heure, ni l’Yves.
La rivière devient dans ce travail un filet, au sens où les contenants sont utiles pour raconter l’Histoire. Comme dans la nouvelle d’Ursula Le Guin, « The Carrier Bag Theory of Fiction », la métaphore du filet est utilisée pour montrer comment se nouent les rapports au monde. Dans cette logique, la rivière attrape tout ; c’est elle qui sert de filet pour rapporter des histoires et identifier des « hotspots » sur la carte. C’est la rivière qui sert à transmettre l’info sur la vallée, comme un fil conducteur pour une lecture qui peut s’effectuer dans n’importe quel sens. Sur la carte collective, on n’est jamais perdu.
L’exercice de dire son paysage quotidien, d’exprimer les craintes que l’on a pour sa préservation, de révéler les endroits sublimes et méconnus, offre l’occasion très sérieuse de prendre conscience de la nature politique du fait de connaître le territoire, d’entretenir des liens avec lui.
« C’est à partir de ce qui nous est proche et intime dans nos lieux de vie que nous pouvons nous sentir concerné.es, animé.es et engagé.es dans les questions politiques de l’habiter ensemble. » Il y a, dans cette citation du catalogue de l’exposition, un écho aux démarches de Canopea pour faire reconnaître les aménités, ces biens communs qui rendent un lieu sympathique : https://www.canopea.be/stop-beton-les-amenites/
En conclusion : il faut venir à Bomel !
« Ce qu’habiter veut dire » est le résultat de trois années d’exploration du territoire belge francophone pour faire émerger des formes et des récits sur l’habitat. « On habite aussi son corps, sa rue, son quartier, son paysage. (…) Par sa stabilité ou son instabilité, le logement, ses alentours et ce qu’il contient forment la conscience d’être soi », dit l’introduction de l’exposition, en lettres noires sur les murs du Mad, sur le site web et dans le catalogue papier.
Cela vaudrait vraiment la peine de prolonger l’expérience et d’en faire une exposition itinérante qui irait à Namur aux Abattoirs de Bomel. Elle y serait très bien.
Et vous, où voudriez-vous que cette exposition fasse halte ?
En savoir plus
Sur l’exposition « Ce qu’habiter veut dire » : catalogue, réflexions, interviews, c’est ici
Sur le travail de Xavier Delory
Sur le travail de Virginie Pigeon
Sur « Récits d’un territoire habité »
Un podcast de l’ULiège avec Virginie Pigeon, « Remontons à la source » pour parler cartographie et montrer le sens politique des métiers d’architecte et d’urbaniste :
Sur « The Carrier Bag Theory of Fiction », souvent traduit en « La Théorie de la fiction-panier » :
Dans son essai The Carrier Bag Theory of Fiction, Ursula Le Guin plaide pour une autre histoire de la technologie et du progrès. Moins agressive et plus accueillante, l’invention de contenants, d’enveloppes, d’emballages, s’affranchit des mythes guerriers centrés sur les armes et la destruction. La philosophe Vinciane Despret fait explicitement allusion à la théorie de Le Guin dans son essai « Habiter en oiseau » :« une feuille, une gourde, un filet, une écharpe, un pot, une boîte, un conteneur. Un contenant. Un récipient. Des choses qui prennent soin des êtres et des choses. »
Sur les Décodages sur le terrain 2023 de Canopea : Liège, Bruxelles, et Courtrai.
Pour faire connaissance de manière intime avec trois lieux aussi divers qu’intéressants, Canopea propose cette année des Décodages de terrain à Bruxelles, Courtrai et Liège.
Vendredi 12 mai 2023, de 10 à 17h – Courtrai et le Business : Analyse du territoire urbain de Kortrijk sur base de la balise n°7 « Les activités économiques existantes », avec une attention toute particulière aux questions de densité et de centralité. Nous poserons la double question du développement des liens sociaux et du maintien de surfaces non étanches au cœur du tissu urbanisé, comme conditions de réussite commerciale. La visite inclura une analyse en direct de K in Kortrijk, le célèbre centre commercial « dans la ville ».
Vendredi 26 mai 2023, de 10 à 17h – Bruxelles, agriculture et biodiversité urbaine : Le Décodage explorera un milieu dur, minéral, bétonné, soumis à une forte pression foncière, et où, malgré tout, le vivant sauvage arrive à se frayer une place. Les témoignages d’habitant.es des quartiers visités enrichiront les notions de participation, de rénovation, de gentrification, de paupérisation, d’infrastructures sociales et de protection de la nature en ville. Le Décodage parcourra le quartier du Port et cheminera vers le nord, jusqu’au Donderberg à Laeken.
Vendredi 22 septembre 2023, de 10 à 17h – Liège, l’Ourthe, de Fragnée à Chênée : Le Décodage remontera depuis la confluence de l’Ourthe et de la Meuse, vers l’amont, jusqu’à la confluence Vesdre-Ourthe. Ce parcours dans la vallée dévastée par les inondations posera la question de la gestion de l’eau et des autorisations de construire, en ville et dans la périphérie, avec un passage au futur parc à la confluence Vesdre-Ourthe.
Chaque Décodage inclut un exercice pratique inédit et des moments de débriefing où les participants partagent ce que la formation leur apporte pour leur pratique quotidienne. Les Décodages de Canopea sont reconnus par le Conseil fédéral des géomètres-experts. Ils sont gratuits, ouverts au grand public, et s’adressent en particulier aux membres des CCATM et à nos associations membres.
Les Décodages sur le terrain expliquent par l’expérience concrète des notions liées à l’aménagement du territoire, au développement territorial et à l’urbanisme. Le choix des lieux repose sur leur pertinence par rapport aux enjeux environnementaux. Chaque lieu dispose d’une gare SNCB avec fréquence horaire, indispensable pour permettre un accès facile.
Pour vous y inscrire, c’est par ici
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