Un samedi de novembre, gris et pluvieux. Cette pesante impression d’un soleil qui aurait omis de se lever tant tout semble morne et terne. Malgré cet automne bien avancé, une température inquiétante de 16 °C persiste, chaque après-midi, depuis plus d’une semaine. Seules deux ou trois nuits de vent fort ont réussi à faire tomber les feuilles qui doutaient d’un réel automne. Le brame s’est tu il y a un long mois déjà. Il fut dense, lumineux, vif et bref. Les grues, par vagues successives, ont rejoint le Sud. Les futaies résonnent maintenant du vacarme des battues.
Dans un mois, les grands de ce monde, dans la capitale danoise, se mettront, trop frileusement peut-être, au chevet d’une planète qui s’échauffe. L’envie nous vient pourtant de conclure ce long travail collectif par une fenêtre largement ouverte sur un avenir coloré.
Une rumeur s’invite sur la dernière page blanche. C’est la même, répétée chaque week-end. Elle enfle au fur et à mesure que tombe la nuit. Relayée par l’implacable tam-tam ardennais, provenant de mille sources différentes mais narrant toutes le même récit. Traqueur sur le chemin du retour, chasseur invité mais bavard, commis du marchand de gibier, épuisé par la manutention. Immédiateté du téléphone portable et des courriels en chaîne ? On y apprend que, quelque part, dans un grand massif forestier, une journée de chasse se termine. Elle restera elle aussi, paraît-il, gravée longtemps dans les mémoires. Chaque enceinte foisonnait de gibier. Chaque traque avait des allures de guerre. Les bruits des balles se succédaient à un rythme dément. On les comptait par dizaines, plutôt qu’à l’unité.
Traqueurs et chiens tentaient, en vain, de déposer le pied ou la patte entre les grains de maïs, dans chaque enceinte. En vain. Le semis était trop dense et se devait de rivaliser avec l’abondante glandée.
Le déjeuner ne fut qu’un bref répit dans ce déchaînement de feu. Les bêtes affolées passaient les lignes de tir en groupes compacts. Le tableau, à la nuit tombée, alignera finalement bien plus de cent animaux : biches, faons, chevreuils, sangliers et renards. Auxquels il faudra ajouter la vingtaine de marcassins qui ont terminé leur course sous la dent des chiens ou la lame des traqueurs plutôt que sous les balles des chasseurs.
Inflation indécente des tableaux. Le sanglier a bel et bien remplacé le lapin ou le faisan dans cette course au chiffre. La chasse a perdu tout son possible argumentaire de palliatif aux grands équilibres anciens. Elle s’est réduite au sinistre rang d’élevage, de domestication, d’artificialisation, d’abattage, de vaines mondanités, d’exaspération d’egos démesurés, d’absence totale de sens ou de finalité dignes de simple raison. La chasse a perdu son âme dans ces événements mondains.
L’exemple cité ci-dessus n’est pas la norme. Plus grave sans doute, il sert trop souvent de modèle à atteindre. Sans doute Copenhague bruissera-t-elle de notions de changements de paradigmes, de développement durable, de décroissance matérielle ou de simplicité volontaire. Sans doute y sera-t-il porté à la réflexion des suggestions de recherche qualitative qui puissent utilement remplacer la quête inassouvie du toujours plus. Sans aucun doute, ces questions sont incommensurablement plus importantes et vitales que celles ici relatives à la chasse.
Et pourtant… Ce comportement de chasse est tellement révélateur d’un monde qui se croit infini, qui soustrait l’Homme au lot commun des êtres vivants, qui continue à n’émettre aucun doute quant à la liberté qui Lui serait offerte de disposer des ressources vivantes ou autres à sa seule guise et qui tire son plaisir de l’inflation de quantité.
Si une des portes de secours qui puisse s’ouvrir à l’Humanité, à l’aube de ces défis majeurs du climat et de la biodiversité, est bien de chercher à augmenter la qualité de la vie plutôt que de vouloir continuer à la remplir de vides, la chasse aussi se doit de se tourner urgemment vers ce type de conversion, sans nul doute d’ordre spirituel.
Reviennent alors en mémoire ces soirées de brame d’il y a un mois à peine. Des lambeaux de brume, presque orangés, flottaient sur la fagne. L’ocre de la molinie brillait au soleil couchant. Les grands cerfs, fidèles à leur place de brame, étaient remontés sur le plateau, au tout début de septembre. Un couple de busards cendrés, de passage, survolait lentement la lande, bifurquant d’un demi-tour nerveux avant de reprendre son vol nonchalant à quelques dizaines de centimètres du sol. Parfois, en piqué sec, une pie grièche grise tentait de les intimider et de leur faire quitter son territoire de chasse.
En bordure de fange, un grand mirador accueillait une vingtaine de personnes venues assister à l’un des plus profonds moments de nature qu’il soit donné de voir. Une vaste étendue de tourbière s’offrait à eux, semée du miroitement de quelques pièces d’eau où, en été, volaient des espèces rares de libellules. Sur des miradors voisins, devant des paysages tout aussi étonnants, d’autres personnes partageaient les mêmes instants rares, hors du temps. Un seul coup de feu avait retenti en début de soirée. Un grand cerf de onze ans, Twix, était tombé, dans la clairière où depuis plus de six ans il était observé et épargné à chaque brame. Aux alentours, le brame des autres cerfs n’avait même pas faibli suite à la détonation.
Une famille d’un village proche, de retour d’un mirador de vision, s’était arrêtée pour voir le cerf qu’on chargeait dans une remorque. Une discussion paisible s’était engagée sur ce cerf, son suivi, son âge, les raisons de son tir. À la nuit tombée, chez le garde-chasse, s’étaient retrouvés le chasseur, le garde voisin qui avait ramassé ses mues au dernier printemps, le photographe agréé sur le territoire et qui assurait son suivi tous les ans. La discussion avait été animée, vive en souvenirs communs qui avaient émaillé la vie de ce cerf et de ceux qui l’avaient côtoyé.
Ce soir-là, en forêt, il y avait des chasseurs, des gardes, des photographes, de simples amateurs de nature. Réunis par une passion commune, celle du cerf. Et suffisamment ouverts, chacun, aux préoccupations ou aux attentes de l’autre.
L’impression qu’une gestion intégrée était possible. Plaçant la chasse dans un contexte où elle se retrouvait outil d’une approche globale de l’environnement. Acceptable et acceptée. En recherche de la qualité de l’instant, de la qualité de la quête, de la qualité du rapport au vivant, de la qualité du rapport à l’autre. Troquant la mondanité pour la convivialité.
« Utopie », dira-t-on. Et pourtant, réalité vécue localement par la grâce de la bonne volonté de quelques acteurs passionnés. Et si notre rapport au naturel changeait ? Et si notre rapport à l’autre changeait ? Et si notre rapport à la Terre changeait ?
Se grandir
Inventer une autre relation à l’animal est possible. Approcher, étudier, comprendre ses exigences. Saisir combien ses conditions « naturelles » d’existence sont perturbées. Chercher les moyens d’en amoindrir les conséquences voire de les pallier. Développer des moyens de gestion qui puissent se rapprocher autant que possible de ses impératifs d’espèce avide de grands espaces, d’espèce grégaire et sociale, et d’espèce façonneuse de milieux ouverts. Appréhender à sa juste valeur le rôle que peut avoir l’Homme dans cet équilibre du « naturel ».
Ce type de relation à l’animal suppose de le saisir dans sa dimension pleine, c’est-à-dire d’espèce sauvage, accessoirement gibier trois à quatre mois par an. Ne plus le voir donc seulement comme un animal de chasse. Mais comme un animal dont la chasse puisse, bien conduite, devenir un outil de bien-être social de la population. Comme un animal, aussi, dont il faille se soucier douze mois par an en matière de liberté de parcours, d’offre de nourriture naturelle, de quiétude et de bien-être social. Un animal en lien avec les végétaux et d’autres espèces animales avec lesquelles il partage son habitat.
Ce type de relation à l’animal suppose aussi un rapport différent au temps et à l’impatience de l’accaparement inassouvi. Un cerf mûrit très lentement. Ses traits d’adulte, fixés dès ses six ans, ne doivent pas masquer ses potentialités d’âge mûr ni son rôle d’ancien. On se grandit sans doute davantage dans l’attente que dans la récolte. Enfin, ce type de relation à l’animal débouche sur une nécessaire humilité. Plus on pense soulever le voile de mystère qui entoure cette fascinante espèce, plus l’horizon du savoir recule, immanquablement. Appréhender le cerf sous cet angle, c’est finalement, pour le chasseur et pour les autres acteurs de la ruralité, se grandir. Une conversion à un rapport neuf au vivant.
S’ouvrir
Rendre au cerf sa dimension intégrale de faune sauvage, c’est également s’ouvrir à des points de vue neufs et, en corollaire, à des acteurs nouveaux. Dans une tentative de renaturalisation de la ruralité, le cerf concerne tout autant le propriétaire privé que public, le gestionnaire, l’agriculteur, le naturaliste, le chercheur de mues, le photographe, le simple promeneur que le chasseur. Chacun de ces partenaires s’ouvre à la réalité de l’autre, à son approche du cerf, à ses préoccupations et attentes. Le cerf peut, dans cette aventure humaine, être un créateur de ponts, bien davantage que de murs. Le suivi du cerf via les mues ramassées par le fermier du coin ou via les photographies prises par le naturaliste peut faire œuvre de lien. L’envie de partager avec les autres la mesure de l’ampleur extraordinaire de cet animal est également un moyen d’ouvrir les rangs des défenseurs des lambeaux de nature dans nos pays à ce point anthropisés.
À travers le cerf, c’est une image de la nature elle-même que souhaitent défendre, chacun à leur manière, tous ces acteurs. Le développement d’outils d’ouverture de la forêt au public va dans ce sens. Le grand public, convié à l’audition du brame ou à l’observation de la faune sauvage, en ressort conscientisé, donc davantage respectueux et davantage acteur de la défense du cerf et de son milieu de vie. L’esthétique profonde des vastes landes et fagnes, des vallées rouvertes, des groupes d’arbres morts, du vol ondulé du pic noir concourent à cette réappropriation du sentiment du vivant. Cette ouverture peut, si elle est menée de façon franche et dénuée d’arrière-pensées, déboucher sur une aventure humaine riche en confrontations d’idées et en défis communs à relever. À chaque acteur de jouer franc jeu. Une conversion à une relation neuve aux autres passionnés de la nature.
De la verticalité…
Sur les parois rupestres, le cerf est peint parmi les autres grands animaux : ours, aurochs, tarpans. On sait la dimension religieuse de cet art préhistorique, le rôle d’intercesseurs joué par ces grands animaux entre les hommes et la puissance supérieure qui leur apparaissait régenter le Cosmos. Les Celtes avaient donné au cerf ce même rôle de lien entre le monde des hommes et celui des dieux en la personne de Cernunnos, la divinité au corps d’homme et aux bois de cerf. La conversion de saint Hubert tient d’un registre équivalent. À travers le cerf, la voix du divin demande à Hubert de se convertir. Là se trouve sans doute l’apport majeur du cerf, dans notre époque de défis environnementaux et sociaux majeurs. Celui de relier, au sens premier du verbe latin religere.
Nous ne relèverons les paris du siècle qui s’ouvre que de façon collective, par l’addition de ressources humaines conjuguées, de moyens diversifiés, par des approches multiples et convergentes, dans une poursuite incessante d’intégration : intégration des différents objectifs, intégration des différents acteurs et intégration d’une nouvelle verticalité.
L’ultime conversion que nous devons au cerf…
Un texte de Gérard Jadoul
Extrait du livre « Regards de Cerf »
Auteur : ASBL Solon, sous la plume de Gérard Jadoul
Édition du Perron, 2010.
Le cerf occupe une place privilégiée dans l’imaginaire humain depuis la nuit des temps. Ce volume tente de comprendre quelles sont les exigences naturelles de cet animal, comment bien souvent elles sont contrariées par la gestion des milieux agricoles et forestiers mais aussi par les pratiques cynégétiques. Certes, la densité et la structure des populations de cervidés, les dégâts qu’elles occasionnent, leurs déplacements sont des difficultés dont il faut tenir compte. Le milieu où vit le cerf évolue ; sa gestion aussi . Mais le bilan est-il toujours positif ? Quel regard le cerf porterait-il sur les résultats ? Au départ d’expérience de terrain, acquise dans les vastes massifs forestiers du sud de la Belgique et durant de très nombreuses années, ce livre propose des pistes susceptibles de développer une meilleure harmonie entre le cerf et les grandes fonctions du milieu naturel, mais aussi entre le cerf et les différents acteurs de la ruralité, dans une logique de gestion réellement intégrée. Rédigé et richement illustré par les membres de l’ASBL Solon, ce volume collectif rend un hommage vibrant à tous les passionnés de cerfs et de forêt.
Crédit photographique : Solon