Cet article est la suite de celui publié il y a un mois que vous pouvez (re)lire ici.
Mise en perspective (suite)
Malgré son évolution récente, le cadre juridique maintient la faune sauvage dans le statut d’objet. Objet des seuls chasseurs, res nullius (la chose de personne qui devient propriété de celui qui s’en empare), celle-ci devient progressivement l’objet, res communis, en tant que population animale à la gestion duquel un groupe d’acteurs plus large entend se concerter en vue de tendre vers un certain équilibre avec le milieu. Or, les animaux sauvages peuvent (doivent) également être considérés comme des sujets, des êtres sensibles à part entière, ce qui devrait à tous le moins questionner certaines pratiques de chasse. Le passage de l’animal « objet » au statut de « sujet » a récemment été débattu au Parlement Fédéral[Voir la [proposition de Loi ]], avant la régionalisation de la compétence sur le bien-être animal. De son coté, la Loi sur la chasse a déjà intégré certaines préoccupations relatives au bien-être animal. En 1994, le Parlement Wallon avait interdit la chasse à courre[[Cette restriction est probablement motivée autant par la dimension sociologique de la chasse à courre que par sa dimension éthique.]], limité les moyens de destruction (pièges, appâts, …) ou encore rendu obligatoire la recherche du gibier blessé.
Les questions éthiques ne se limitent cependant pas à ces seuls aspects. En reconsidérant le statut du « gibier », ce sont aussi certaines pratiques qu’il faut interroger. La chasse en battue à cor et à cri, de tradition en Wallonie, génère par exemple beaucoup de stress et des conditions de tirs difficiles blessant inutilement le gibier et le laissant parfois s’échapper. La poussée silencieuse, assez proche, est nettement plus efficace : la cible est calme, choisie, le tir peut être précis et fatal, pour un tireur expérimenté. Le rapport nombre de balles tirées / nombre d’animaux tués montre sans aucun doute possible l’efficacité très supérieure de la poussée silencieuse sur la battue à cors et à cris. La chasse à l’approche ou à l’affût permet de surprendre l’animal au repos ou en quiétude et avec une meilleure précision, mais avec moins d’efficacité « quantitative ». Si le stress est un facteur important des conditions naturelles de la faune sauvage , il n’en reste pas moins que les balles mal placées génèrent une souffrance inutile. Celle-ci est normalement abrégée car le gibier blessé doit légalement être recherché par des chiens de sang.
Ces préoccupations sont partagées par certains chasseurs ou gestionnaires de territoire qui ont adapté leur mode de chasse. Il importe que les représentants des chasseurs s’approprient plus largement ces questions éthiques. Limiter la souffrance envers la faune sauvage n’est cependant pas le seul aspect relatif à la prise ne compte de la dimension éthique.Reconnaître cette dimension impliquerait aussi l’interdiction des lâchers de petit gibier pour le seul loisir de le tirer ou encore du nourrissage des grands gibiers, en déniant par la même son caractère sauvage. De leurs cotés, les propriétaires publics pourraient favoriser la prise en compte de ces préoccupations en favorisant, comme le firent les chasses de la Couronne, les battues silencieuses et autres modes de chasse plus éthiques et respectueux du bien-être animal.
Positionnement des acteurs
Alors même que les populations ont plus que doublé et que les indicateurs de pression sur le milieu sont au rouge, les représentants des chasseurs (RSHCB) tentent de déplacer le débat sur la nécessité d’objectiver au plus près le niveau des populations, tout en considérant qu’un effort important de réduction des densités aurait déjà été réalisé. Quel médecin préconiserait un arrêt de traitement sur base du constat que la température d’un patient est passée de 42 à 41 ? Outre de vouloir déplacer le débat, ils se sont aussi résolument opposés à l’adoption d’un cadre juridique opérationnel qui permette de réduire effectivement le « capital sur pied » des territoires déviants[[Qu’il s’agisse des points noirs pour le sanglier ou des territoires de chasse qui ne réalisent pas leur plan de tir, les représentants des chasseurs cherchent à éviter des mesures qui sanctionneraient effectivement les territoires « déviants ». Leur stratégie consiste à soutenir des sanctions (financièrement) symboliques ou des mesures inopérantes (en terme de réduction du capital sur pied).]]. S’il s’agit d’une minorité de territoires, leur emprise sur la forêt est nettement plus importante puisqu’elle comptabilise les plus grands territoires de chasse.
Cette stratégie n’est jamais que l’intérêt d’une minorité de territoires en Région wallonne qui concentrent les dérives (plans de tirs non réalisés, points noirs à sangliers, nourrissages intensifs, clôtures, entrave à la circulation, …) et qui défendent à tout prix leurs pratiques à travers la voix du Saint-Hubert. Leur vision est celle d’un gestionnaire de capital, res propria, fermant ainsi la porte à toute évolution sur le statut de la faune sauvage. D’autres Fédérations sont nettement plus progressistes, mais il faut aller en France pour les entendre. Nous vous proposons en annexe la synthèse de leur analyse sur le nourrissage et leur prise de position courageuse au profit d’une vision de la chasse plutôt progressiste.
La position des propriétaires privés (NTF) est plus cohérente : ils défendent le droit de propriété et plaident pour l’autonomie de la gestion forestière, en ce compris du gibier. Cette liberté, reconnaissent-ils, est cependant limitée par les droits du propriétaire à ne pas subir les dégâts résultant de l’exercice de ce droit par son voisin. Bon sens quand on connaît la grande mobilité de la faune sauvage qui ignore les limites de propriété. De part l’interdiction de chasser sous territoires clôturés, il est donc nécessaire d’atteindre une certaine « harmonie » dans l’équilibre forêt-faune sauvage. La recherche de cet équilibre concerté, en dehors de la relation chasseur / propriétaire, est cependant perçue comme une atteinte au droit de propriété. Enfin, au-delà des discours, il faut relever que l’on entend peu la Fédération des propriétaires défendre les intérêts de ceux qui subissent les dégâts de gibier.
L’ouverture à une gestion concertée de la faune sauvage n’est pourtant pas une atteinte au droit de propriété. La Constitution autorise d’éventuelles restrictions à ce droit sacré de propriété dès lors qu’il s’agit de préserver des biens communs ou des intérêts collectifs. La recherche d’une plus grande multifonctionnalité n’est rien d’autre que cela. Elle vise à atteindre un juste équilibre entre le développement économique et les emplois qui y sont liés, la préservation de la biodiversité et de la qualité de l’environnement et l’épanouissement des individus à travers les fonctions socio-récréatives, en ce compris la chasse. Elle est d’ailleurs inscrite en en-tête du nouveau Code forestier. Comme pour le monde de la chasse, il faut probablement relativiser cette position qui est loin d’être partagée par la multitude des propriétaires forestiers. Elle résulte d’un débat interne propre à cette fédération qui fut probablement gagné de par l’existence d’un suffrage censitaire et le rôle qu’y ont joué les propriétaires et gestionnaires des grands territoires déviants…
Pour l’échevin d’une commune forestière qui s’exprimait au colloque, les enjeux sont plus nuancés. Il existe en effet une réelle tension entre les revenus des locations de chasse d’une part, et d’autre part, les surcoûts de gestion forestière liés aux surdensités et la perte de rentrées financières à plus long terme liée aux dégâts de gibier. En faisant le calcul, il apparaît que ces surcoûts sont généralement sous-estimés voire négligés (regarniture, protection des plants, …) tandis que la perte de valeur des bois n’est quasiment jamais objectivée. Les montants totaux qui en résultent peuvent largement dépasser la valeur des baux de chasse. Cette analyse est complétée par l’Office Économique Wallon du Bois pour qui la situation est aujourd’hui alarmante. Les dégâts aux plantations amènent certains propriétaires à abandonner les replantations de résineux, délaissant des surfaces de production importantes. Ils affectent également la valeur du bois d’œuvre et sa disponibilité pour la filière[[Une analyse récente du bois touché par des dégâts de gibier dans une pessière mâture a montré que 35 % du volume de bois était impropre à l’utilisation en bois de structure, conduisant à une perte financière pour le propriétaire de 31 %, due à la valorisation résiduelle en bois de trituration.]], ce qui contribue à en réduire la valeur ajoutée sur notre territoire.
Pour les associations environnementales, les constats sont clairs tant en terme d’évolution des populations que de pressions sur l’environnement. L’effort de réduction des densités à réaliser est encore considérable. Les densités de grand gibier devront être adaptées au regard d’indicateurs de pression sur la fonction de production (retour de la régénération naturelle diversifiée, dégâts à la forêt et à l’agriculture), sur l’environnement et la biodiversité (composition de la strates herbacées, présences d’essences accompagnatrices appétées…) ainsi que sur les activités socio-récréatives. La gestion de la grande faune sauvage sur base de tels critères relevant de la multifonctionnalité implique de reconnaître la légitimité des différentes parties prenantes et de revoir en conséquence les modalités de concertation. Comme relevé précédemment, le plan de réduction des densités apporte des réponses certes timides mais concrètes. La réforme de la fonction consultative constitue à ce sujet une opportunité pour ouvrir la chasse à l’ensemble de la société, et pourquoi pas, de veiller à ce que la dimension du bien-être animal soit également intégrée.
Les scientifiques ont démontré combien les surdensités pouvaient marquer et modifier l’ensemble des composantes de l’environnement[Vous pouvez découvrir l’excellente intervention de Jean-Louis Martin, « La grande faune, un moteur de la dynamique et de la structuration de la biodiversité en forêt » Directeur de recherche au CNRS sous la forme d’[un diaporama ou via l’enregistrement vidéo. Cette vidéo relative à la réintroduction des grands prédateurs dans le parc national de Yellowstone illustre la dynamique inverse, soit la restauration d’un équilibre « naturel » et ces incidences sur les différentes composantes de l’environnement et de la biodiversité.]]. En l’absence de prédateur ou de régulation satisfaisante, un nouvel équilibre s’établit au détriment des essences et des éléments de la flore les plus appétés. S’ensuit une régression de la faune liée aux strates herbacées et arbustives. Sous la pression du gibier, les milieux naturels se trouvent simplifiés (peu de diversité en espèces et absence de stratifications) et homogénéisés. Ces recherches montrent également que ces herbivores, après avoir modifié leur milieu s’adaptent et parviennent à s’alimenter des essences autrefois délaissées. Ils ont également montré que cette situation était réversible avec un bémol cependant : plus le temps passe, plus la restauration de l’état initiale est longue et nécessite une réduction importante et durable des populations. Sans remédiation, la faune sauvage devient en quelque sorte le premier aménageur forestier.
La multifonctionnalité a besoin d’une réforme de la Loi sur la chasse
De la gestion de la rareté à celle de l’abondance, la chasse a fortement évolué en une trentaine d’année, principalement sous l’impulsion d’une société de loisir et de consommation[La manière dont se déroule certaines chasses aujourd’hui n’est autre que le reflet de notre société de consommation, avec toutes ses dérives possibles (voir [nos histoires de chasse).]]. Devenue business pour certains, faire valoir pour d’autres, elle est l’objet d’un puissant lobby pour défendre la position des chasseurs en tant que seul régulateur de la grande faune. Le nombre de questions parlementaires initiées par ce lobby est à ce titre éclairant.
D’un autre côté, objet des seuls chasseurs, la faune sauvage devenue gibier trois à quatre mois par an n’a suscité l’intérêt des naturalistes et des propriétaires (agricole ou forestier) que fort récemment, en observant les dégâts de cette gestion déléguée. Ils sont maintenant demandeurs d’une gestion concertée qui permette le maintien d’une forêt multifonctionnelle.
L’évolution du cadre législatif a progressivement permis d’améliorer à la fois qualitativement et quantitativement la gestion de la grande faune sauvage par les chasseurs sans pour autant pouvoir mettre un terme aux dérives. Dès 2015, cette gestion fera l’objet d’une concertation préalable – à l’échelle de chacun des conseils cynégétiques[[Notons que quelques Conseils cynégétiques organisaient déjà de telles concertations.]], organisée au niveau des Directions des services extérieurs du DNF – concertation entre l’ensemble des parties prenantes concernées par la faune sauvage et ses habitats. Il ne s’agit pas encore d’une gestion concertée d’un bien commun mais d’un lieu de dialogue qui pourrait, le cas échéant, devenir, avec la volonté de chacun, un espace de concertation sur des objectifs à atteindre et sur leur mise en œuvre.
L’évolution du droit, même la plus progressiste, ne sera cependant pas suffisante dans le contexte actuel. Les législations et politiques publiques mises en place pour gérer les dérives n’ont eu de cesse d’être contestées, attaquées en justice par les chasseurs, quand on n’a pas tout simplement accepté des interprétations très larges du droit ou fermé les yeux sur les infractions au vu des rapports de force existants. La chasse n’est pas un loisir comme les autres : elle génère des revenus importants pour certains et une notoriété considérable, dans les cercles du pouvoir, au propriétaire ou son ayant droit. On peut se demander, par exemple, quelle aurait été la réponse politique aux dérives des sports moteurs en forêt s’ils avaient bénéficié des mêmes réseaux et des mêmes moyens ?
L’intégration de la multifonctionnalité au sein de la gestion forestière fut au cœur de la réforme du code forestier et la chasse a besoin d’une réforme d’ampleur équivalente. La gestion de la faune sauvage, malgré l’évolution récente du droit via le plan de réduction des densités, ne répond plus à l’évolution des attentes sociétales. Pour tendre vers une gestion durable de la grande faune sauvage, il faudrait une réforme cohérente de son statut, réforme qui devrait s’inspirer du droit européen en la matière. Celui-ci repose sur le caractère d’intérêt général qu’il importe de conférer à la recherche de l’équilibre forêt – faune sauvage qui se met irrémédiablement en place. Il faudra cependant aller encore un peu plus loin et donner à la faune sauvage un statut de sujet à l’instar des évolutions récentes du droit relatif au bien être animal.
Sa mise en œuvre a besoin d’une régulation
Les positions radicales défendues par les représentants des chasseurs, la contestation des plans de tirs ou leur non réalisation dans les territoires largement excédentaires montrent que certains chasseurs, soutenus par leur syndicat, ne sont pas encore prêts à endosser loyalement le rôle de régulation de la faune sauvage dans le cadre d’une gestion concertée. La concertation qui se tiendra demain à l’échelle des conseils cynégétiques sera probablement intéressante mais restera vaine tant qu’il ne sera pas possible de remédier aux situations déviantes. Pour résoudre ces situations, le gestionnaire d’un territoire de chasse doit pouvoir être déchus de ses droits, temporairement, afin d’y réaliser les objectifs de réduction des populations, par les moyens les plus adéquats. La battue administrative pourvoit en France à ce type de situation, la chasse sous licence pourrait également la compléter. Traditionnellement présentées comme le dernier recours, les destructions administratives sont désormais fréquentes et communes en France pour résoudre les nuisances résultant des grosses densités de population d’animaux dans certains espaces. La régulation a besoin de régulateurs loyaux, la chasse aurait pu endosser ce rôle, à défaut, elle demeurera nécessaire au service d’un objectif de régulation concerté qui puisse cependant être corrigé facilement en cas de manquement.
Annexe : Synthèse des réflexions sur l’agrainage dans les départements de la FICIF. Associations des chasseurs de grand gibier de l’Essonne, de Paris HSV, du Val d’Oise et des Yvelines.
Le débat sur l’agrainage est important car il porte une forte valeur symbolique, technique et éthique.
Les réflexions doivent résulter d’analyses objectives, basées sur des expériences reconnues. Ils ne doivent pas se laisser aller à des jugements partisans.
En cas d’échec concernant la baisse des dégâts, il serait extrêmement difficile de faire machine arrière et la responsabilité des décideurs en serait sérieusement engagée.
L’historique montre que l’agrainage hivernal facilite le développement des populations, ce qui à l’inverse du résultat escompté provoque une hausse des surfaces détruites et des dégâts.
L’équilibre agro-sylvo-cynégétique passe par la maîtrise des populations de sangliers, non par l’artificialisation du milieu.
Seule une extension de l’agrainage de dissuasion sur une période plus large correspondant à la date moyenne d’enlèvement des maïs pourrait être envisageable.
Pour garder une chasse naturelle et authentique, il faut savoir laisser faire la nature et profiter des périodes de disette pour mieux maîtriser les populations.
L’image de la chasse et des chasseurs auprès du public et des instances pourrait se dégrader encore plus en cas de libéralisation de l’agrainage, ne pas transformer les sangliers en « cochons », à l’image des cocottes pour le petit gibier.
Nous préconisons de ne pas céder aux demandes de certains territoires de pratiquer un agrainage hivernal. L’expérience a démontré à maintes reprises que l’espace entre agrainage et nourrissage est très ténu. Dans ces conditions, le contrôle par les agents de l’ONCFS s’avère extrêmement difficile, voire impossible.
Lorsque la réglementation sur l’agrainage repose sur des périodes, le contrôle est facilité. Les sanctions en cas de récidives, doivent être dissuasives et la Fédération peut tout à fait se porter partie civile dans de tels cas, avec l’appui des ADCGG d’Ile de France.
Pour être mieux comprise, les options prises à propos de l’agrainage doivent être accompagnée d’une politique d’information et de communication auprès des chasseurs.