Chez Mimile

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Faut-il donc être ministre pour se montrer si biesse ? Mesdames et messieurs nos éminences gouvernementales ont en effet eu besoin d’un mois de travail ponctué de nuits blanches et de séances-marathons pour boucler le budget fédéral 2013 – avec « plan de relance » en option, laissons cette plume à leur chapeau – alors qu’il n’a fallu que trois dérisoires week-ends pour que des citoyens ordinaires mais motivés construisent un cahier de recommandations en vue de gérer au mieux « le travail et l’absence de travail dans notre société ». A croire que notre exécutif se plaît à inventer des difficultés et/ou se complaît dans des oppositions artificielles pour se donner de l’importance et justifier son existence ! Allez, admettons même qu’il ne le fasse pas exprès : comment expliquer qu’il se prive du talent exceptionnel de cette task-force citoyenne qui ne demande précisément qu’à éclairer les politiques désorientés ? Un petit coup de G1000 dans le conclave et l’affaire était réglée en 72 heures, nuits complètes et pauses repas comprises !

Pour les esprits mal informés et les mémoires défaillantes qui se demanderaient de quoi je cause, une rapide mise à niveau s’impose.

Le G1000 est une initiative indépendante, portée par des personnalités du sud, du nord et du centre du pays, lancée en 2011 alors que les négociations pour la formation d’un gouvernement patinaient sur l’institutionnel et s’enlisaient dans le communautaire. A la base, un constat: « Les défis que la Belgique doit relever pour le moment posent manifestement des problèmes trop grands pour être résolus par la seule politique de partis. Ce n’est pas gravissime ; la démocratie est heureusement plus qu’une question de partis politiques. Si les élus du peuple ne s’en sortent pas, c’est aux citoyens qu’il revient de se concerter. Si le peuple manque d’expertise, il a le privilège d’être libre. Un avantage de taille. »[ [www.g1000.org ]] Et au final, un concept : « Laissons aussi les citoyens délibérer, et pas seulement les représentants du peuple. C’est l’appel que lance un groupe de penseurs et de gens d’action indépendants. Leur proposition : le G1000, un sommet à Bruxelles le 11 novembre de mille citoyens choisis au hasard qui délibèrent sans parti pris. »

Voilà pour l’essentiel. Comme toutefois je souhaite me prémunir de toute accusation non pas de mauvaise foi – elle, je la revendique – mais de manipulation ou déformation des faits, je vous livre également l’analyse complète ayant fondé ce projet. Libre à chacun(e) de consommer cette entrée ou de passer directement au plat de résistance.

Notre Analyse
– La crise belge n’est pas uniquement une crise de la Belgique, elle est aussi une crise de la démocratie. Les Pays-Bas et la Grande-Bretagne ont vu eux aussi leur dernière formation de gouvernement se passer plus difficilement que d’habitude. Dans une démocratie, les citoyens choisissent de se gouverner eux-mêmes, soit par suffrage direct (comme dans l’ancienne Athènes), soit par suffrage indirect (comme en Belgique). Étant donné que tout le monde ne peut ou ne veut s’occuper en permanence de la gestion d’un pays, les citoyens désignent à intervalles réguliers quelques individus pour le faire à leur place. Ce système s’appelle la démocratie représentative : la démocratie par délégation. La Belgique est une démocratie représentative depuis sa constitution en 1830.
– Néanmoins, deux siècles après, nous nous heurtons aux limites de cette formule. Les élections ne permettent plus la constitution d’un gouvernement, mais font au contraire, et paradoxalement, obstacle à une gestion politique valable. Les partis ne rationalisent plus la société, mais se coincent mutuellement en permanence. La politique est devenue un métier de chien, une forme spirituelle de danse de Saint-Guy. Nous nous rendons aux urnes plus souvent que par le passé, la pression des médias est bien plus grande, l’électeur est plus émancipé et plus critique qu’auparavant, la fidélité au parti n’existe plus. On entend donc en temps de campagne des promesses douces aux oreilles mais difficiles à réaliser. L’élu de 1911 goûtait au pouvoir, celui ou celle de 2011 à l’angoisse.
– Qui plus est, force est de constater l’affaiblissement des acteurs de la société civile. Les syndicats, les caisses d’assurance-maladie et les coopératives faisaient office de relais entre la masse et le pouvoir. La pilarisation avait des défauts, mais elle structurait le tohu-bohu. Cette interface est moins évidente aujourd’hui.

 Il faut encore compter avec l’arrivée d’un internet bien plus actif, appelé le web 2.0. Le citoyen belge n’a jamais auparavant été aussi rapidement informé des développements politiques qu’aujourd’hui. On peut à chaque instant suivre et commenter les péripéties, mais on ne peut voter qu’une fois tous les quatre ans. Pourquoi s’étonner dans ce cas que les forums en ligne de sites d’information débordent de glapissements frustrés ? Le citoyen n’a donc jamais été aussi émancipé et averti – et parallèlement aussi impuissant. Le politicien n’a jamais été aussi visible – et parallèlement aussi déphasé.
– Le corps politique en l’an 2011 semble être une équipe méfiante de chirurgiens cardiaques qui doivent pratiquer une opération extrêmement compliquée, mais au milieu d’un stade de football dont les tribunes débordent de spectateurs. La foule hurle, les supporters ont envahi le terrain et à chaque geste de l’un des cardiologues, crient ce que les médecins doivent ou ne doivent pas faire, ou les couvrent de quolibets. Aucun des chirurgiens n’ose encore bouger. Tout le monde attend. Les heures s’écoulent, le sort du patient ne compte plus.

 La démocratie s’est corrompue en une dictature des élections.

Une solution alternative
Pourtant, tout peut en aller autrement. La démocratie est un organisme vivant. Mais pour notre époque, celle du web 2.0, aucune nouvelle forme démocratique n’a été trouvée.

 L’innovation est stimulée dans tous les domaines, sauf dans celui de la démocratie. Les entreprises, les scientifiques, les sportifs et les artistes doivent innover, mais quand il s’agit d’organiser la société, nous faisons encore appel en 2011 aux schémas hérités de 1830.

 Différents pays occidentaux ont expérimenté ces derniers temps des formes de démocratie délibérative. Dans une démocratie délibérative, les citoyens sont invités à prendre activement part aux délibérations portant sur l’avenir de leur société. Lorsque le conseil municipal de New-York s’est posé la question de la réaffectation du site Ground Zero, il a réuni mille New-yorkais pour en discuter. Au Canada, au Danemark et au Royaume-Uni, on a organisé des débats entre citoyens. Et en Islande, en 2011, même la rédaction d’une nouvelle constitution a été confiée à un groupe de vingt-cinq citoyens. Des citoyens qui ont l’occasion de se concerter peuvent trouver des compromis rationnels à condition d’être renseignés et d’en recevoir le temps. Cela a même réussi dans des sociétés profondément divisées comme l’Irlande du Nord ! Les catholiques et les protestants qui ont rarement l’occasion de se parler, se sont avérés capables de trouver des solutions à des thèmes aussi éminemment sensibles que l’enseignement.

 Aucune véritable tradition de démocratie délibérative ne s’est jusqu’à présent implantée dans le gouvernement belge. Les cinquante dernières années, les représentants du peuple se sont trop occupés de la réforme de l’État pour prodiguer une attention sérieuse à la réforme de la démocratie. La démocratie délibérative offre pourtant une méthode intéressante pour tenter de surmonter certaines impasses de la démocratie représentative. Elle ne prétend pas faire abstraction du fonctionnement des parlements et des partis, mais veut en être le complément. La démocratie délibérative pourrait bien être la démocratie de l’avenir.
Est-ce comparable à un référendum ? Non. Dans un référendum, on ne fait que voter, dans la démocratie délibérative, il faut aussi parler et écouter. Le débat est le c½ur battant de la démocratie. Lorsque les citoyens s’entretiennent réellement, ils réussissent plus facilement à concilier leurs propres intérêts avec l’intérêt général. Les voix de nombreuses personnes peuvent de ce fait aider à enrichir les décisions de quelques-uns.
[[www.g1000.org ]]

Comme on dit pour faire joli, « tout cela est bel et bon », animé de très nobles intentions, mais l’affaire peine néanmoins à me convaincre. Et cette difficulté originelle se mue même en échec aussi complet qu’irréversible à la lecture des recommandations en matière de « travail et absence de travail dans notre société » issues de cette « démocratie délibérative »[[Car n’en déplaise à nos citoyens motivés et aux « penseurs et gens d’action indépendants » qui les ont mobilisés, ces conclusions du G1000 sont un peu comme les discussions de comptoir de Chez Mimile, pleines de bon sens mais dépourvues de tout ancrage dans le réel. C’est « il faut » et « il n’y a qu’àUn « panel citoyen » constitué de 32 participants au G1000 a été réuni du 14 au 16 septembre, les 6 et 9 octobre et du 9 au 11 novembre pour plancher sur cette thématique qu’ils ont choisie parmi toutes celles évoquées lors du G1000 du 11/11/2011. Des experts reconnus étaient en outre présents pour éclairer la réflexion de ce G32.]] » suivis le plus souvent de déclarations d’intention tellement évidentes qu’elles ne peuvent être que consensuelles.

Avoir un objectif, c’est bien ; évoquer les moyens pour l’atteindre, c’est mieux ; mais sans le mode d’emploi de ces moyens, c’est vain. Une même mesure peut en effet être activée de manière diamétralement opposée. On peut ainsi « réduire l’écart entre les salaires » en diminuant les charges pesant sur les plus bas mais aussi – ou non… – en augmentant celles frappant les plus hauts… Et dans quelle(s) mesure(s) diminuer et/ou augmenter ? En actionnant prioritairement quels curseurs ? De même, il est plus que louable de « souhaiter garder un salaire de base décent et assurer à chacun un certain niveau de vie » en affirmant notamment la nécessité de « standardiser les charges sur les salaires dans toute l’Europe en commençant à l’échelle des pays frontaliers » mais quel sens cela a-t-il si les salaires de base restent profondément disparates ?

Transposé à l’enjeu climatique, le processus déboucherait certainement sur un résultat du style : « Argument : il importe de limiter le réchauffement global sous la barre des 2°C à l’horizon 2100 sous peine de catastrophes humanitaires, sanitaires, environnementales, sociales et économiques majeures. Recommandation : il faut réduire drastiquement les émissions de gaz à effet de serre générées par les activités humaines. Des mesures doivent être prises sans délai pour limiter ces émissions dans les différents secteurs qui en sont responsables. » A charge des diverses instances impliquées dans la problématique de décider quoi faire, à quels rythmes, selon quelles modalités… Bref : tout.

C’est là toute la limite de cet exercice sympathique mais futile : non seulement il s’inscrit dans une démarche pas même consultative – puisque non reconnue officiellement – mais il se borne à énoncer de grands et beaux principes sans souci de leur concrétisation. Il fait entendre la voix du peuple mais laisse au politique le soin de la mettre en musique. Or, c’est là que tout se joue. Au risque de me répéter, je suis convaincu que la majorité – pour ne pas écrire la totalité – de la classe politique belge souscrit à (au moins) 90% des recommandations formulées par le G1000. C’est sur leur transposition que les divergences et les oppositions peuvent se manifester. Et de cela, il n’est question nulle part. Comme s’il n’y avait plus aujourd’hui de choix idéologiques à poser. Par la négation implicite de ces pourtant indispensables positionnements, le processus participe de facto à l’uniformisation de la pensée politique et enferme les citoyens qu’il prétend émanciper dans le cercle vicieux du discours dominant.

Rien n’est indifférent, chaque décision est porteuse de sens et d’implications qui n’ont rien d’indifférenciées. Selon que l’on pose tel ou tel choix pour atteindre un même objectif, les conséquences pourront varier du tout au tout.

Cette esquive voire ce refus de l’enjeu idéologique transparaît d’ailleurs à travers certaines motivations des recommandations formulées. On peut ainsi lire, par exemple, que « les modèles économiques établissent une corrélation (variant entre 0 et 100% – sic !) entre une diminution des charges salariales et la création d’emplois. » Il n’y a pas à dire, « entre 0 et 100% », ça change la donne. Et on devine aisément l’inspiration des divers modèles économiques qui vont dans le sens de chacune de ces hypothèses…

Par-delà le caractère éminemment abstrait de ses recommandations et l’anachronisme de sa neutralité, cette démarche m’horripile également par sa participation à la célébration de « l’intelligence citoyenne » et sa dévalorisation de facto du politique. Car ses principes ont beau stipuler que « le G1000 ne se rend pas coupable d’antipolitique, mais croit que la politique est trop précieuse pour ne la laisser qu’aux politiciens. Nous n’entendons pas ravir leur travail aux partis. Le G1000 est un geste généreux de la population citoyenne envers la politique de partis. », il n’en demeure pas moins vrai qu’il prétend apporter des réflexions, des idées, des mesures auxquelles les dirigeants, leurs experts et les centres d’études des partis sont censés ne pas avoir pensé (sans quoi ce grand raout n’aurait pas de sens). Loin de moi la volonté de mépriser les « citoyens » et de surévaluer la classe politique mais il faut quand même éviter de pousser le bouchon trop loin au risque de tomber dans le gouffre du ridicule. La remarque vaut également pour ce passage signalant que « déléguer un citoyen au sommet citoyen coûte environ 500 euros (pour comparaison : les élections coûtent environ 50 000 euros par représentant du peuple) » et qui équivaut à établir un parallèle entre l’indemnité de transfert de Diego Dupont de Meix-le-Tige à Baranzy et le montant déboursé pour le passage de Zlatan Ibrahimovitch du Milan AC au PSG. Si tout argument est bon au bonimenteur pour vendre sa camelote, les promoteurs du G1000 valent mieux qu’un discours d’arracheur de dents.

Très objectivement, rien de vraiment neuf ni de tant soit peu original ne me semble être sorti de ces débats. Tout au plus offrirent-ils à leurs participants l’opportunité d’approfondir et de mettre en débat des enjeux dont ils n’avaient jusqu’alors qu’une connaissance superficielle. Et c’est déjà très bien. Inutile dès lors de vouloir prêter à l’exercice des vertus dont il est intrinsèquement dépourvu. Les exemples de mises en oeuvre donnés par ses promoteurs (réaffectation du site de Ground Zero; rédaction de la nouvelle Constitution islandaise…) sont d’ailleurs révélateurs de son incapacité à servir la gestion des affaires publiques: dans chacun de ces cas, il ne s’agit pas de prendre des décisions politiques mais d’affirmer des principes et/ou opérer des choix collectifs.

En ce qui me concerne, je préfère voir des gens se réunir pour partager une réflexion collective plutôt que de passer un dimanche vintage d’inspiration pompidolienne en face-à-face numérique avec Michel Drucker ou de se gorger de malt fermenté en insultant arbitre et adversaires autour d’un terrain de foot. Ceci étant précisé, ces gens pourraient tout aussi bien disserter Chez Mimile plutôt qu’au G1000 : dans un cas comme dans l’autre, l’exercice relève en effet davantage de l’échange d’idées convivial que de la démarche politique, au sens le plus noble du terme.

Selon l’expression d’un de ses promoteurs, le G1000 relèverait de la « slow politique »4. Mais l’urgence des crises auxquelles nous devons faire face peut-elle vraiment s’accommoder d’un « slow traitement » ? La réponse relève pour moi de l’évidence : non. Pas plus qu’elle ne saurait s’accommoder de solutions inscrites dans le système à l’origine desdites crises… et jamais mis en cause par la « démocratie participative ». Poser ce constat, c’est acter sa vanité; relative ou absolue, je vous laisse en juger.

Allez, à la prochaine. Et d’ici là, n’oubliez pas : « On ne pile pas le mil avec une banane mûre. » (Proverbe africain)