Une note d’excellente qualité proposée par Cyril Frayssinet, consultant en transports et mobilité.
Secteur prépondérant dans le bilan des émissions de gaz à effet de serre (26 % des émissions en Wallonie) et l’un des seuls postes d’émission ne parvenant pas à diminuer1, les transports n’ont pas encore esquissé une décarbonation à la hauteur des enjeux qu’ils soulèvent.
Parmi les pistes de solutions les plus souvent évoquées figurent en premier lieu le report modal. Ce levier parait évident en comparant les émissions unitaires des différents modes. Ainsi, en se référant aux données du calculateur mobilité du SPW, qui tiennent compte également des émissions liées à la construction des véhicules et à la production du carburant, un trajet effectué seul en voiture revient à émettre 271 g de CO2eq/km, contre 101 pour un bus, 31 pour le train et 21 pour le vélo2.
La voiture régnant en maître dans les déplacements effectués en Belgique (61 % des déplacements et 74 % des kilomètres parcourus)3, le potentiel de croissance des autres modes semble tout donné.
Cependant, l’inflexion des émissions par le report modal n’a pas lieu. Pire encore, le report modal évolue défavorablement (à l’instar du taux de remplissage), comme le montre quantitativement les données françaises4.
L’unité du voyageur*km
L’unité du voyageur*kilomètre est assurément la grandeur la plus appropriée pour apprécier de manière globale la mobilité. Cette unité n’est cependant pas intuitive. Pour mieux l’appréhender, prenons l’exemple d’une société avec 3 salariés se déplaçant en voiture, l’un résidant à 2 km du lieu de travail, le second à 18 km et le dernier à 40 km. La distance moyenne de ces déplacements domicile-travail est de 20 km, conforme à la moyenne belge. Supposons que le salarié le plus proche décide d’abandonner sa voiture au profit de son vélo (la voiture est utilisée pour 36 % des trajets inférieurs à 2 km en Wallonie, passagers et déplacements en chaîne compris3. La part modale des déplacements effectués en voiture baisserait de 33 % (1/3) pour cette société. Cependant, la baisse des voyageurs*kilomètres est quant à elle insignifiante : 3,3 % (2/60). La réduction des émissions de CO2 liées aux déplacements domicile-travail de cette société diminuerait en première approximation dans la même proportion. Dans cet exemple, une mesure quatre fois plus efficace pourrait consister à proposer une journée de télétravail au salarié le plus éloigné. En une journée d’immobilité, cette personne épargne quasiment autant de kilomètres que son collègue le plus proche n’en effectue en un mois.
Cet exemple illustre les deux implications majeures de la distance : premièrement, elle joue un rôle essentiel dans la possibilité ou non de report modal vers les modes actifs. Le vélo et la marche deviennent rapidement hors-jeu au-delà de quelques kilomètres. Enfin, le report modal sur les déplacements de courtes distances génère peu d’effet sur les nuisances globales liées à la circulation, à l’inverse des déplacements les plus longs qui ont un impact disproportionné par rapport à leur quantité.
Essor et décomposition de la demande de transport
L’essor de la demande de déplacement (en voyageurs*km) constitue l’essentiel de la hausse des émissions de gaz à effet de serre. Les émissions de CO2 du secteur des transports français, étudiées dans le détail dans un récent travail de thèse4, illustrent ce phénomène. Il ressort de cette étude qu’entre 1960 et 2017, les émissions de CO2 du secteur des transports ont été multipliées par 4,2. Dans le même temps, la demande en transport (en voyageur*km) a été multipliée par 4,7. Une analyse plus approfondie montre que la demande est le déterminant prépondérant, et de loin, des émissions de CO2 : son impact est sans conteste plus sensible que n’ont pu l’être sur cette période les autres facteurs étudiés, à savoir le report modal, le taux de remplissage, l’efficacité énergétique des véhicules et l’intensité carbone des carburants. Les progrès technologiques des véhicules ou des carburants n’ont encore jamais permis d’infléchir ces émissions, et enrayent avec grande peine leur hausse. La maîtrise des émissions de gaz à effet de serre des transports doit nécessairement passer par la maîtrise de la demande de déplacement.
L’unité du voyageur*kilomètres permet de séparer les deux facteurs qui composent la demande de déplacement. En poursuivant l’exemple français, le nombre de voyageurs, c’est-à-dire la population, a crû de 43 % sur la période étudiée tandis que les kilomètres parcourus par personne et par an ont bondi de 230 %.
Si le nombre de déplacements est globalement stable à l’échelle de plusieurs décennies, leur durée l’est également. Au final, l’essor des vitesses a davantage encouragé l’allongement des distances qu’il n’a raccourci les temps de parcours5. Aujourd’hui, en Belgique, les déplacements domicile-travail font en moyenne 21 km, les trajets pour les loisirs s’étalent sur 18 km, ceux pour faire les courses sont de l’ordre de 10 km et le trajet pour aller à l’école avoisine les 8 km3. À titre de comparaison, la distance moyenne d’un trajet à vélo en Belgique est de 6 km3. Quant à la marche, elle est en moyenne totalement hors de portée des principaux motifs.
Les limites du transfert modal
Comme illustré par l’exemple d’introduction, tant bien même la marche et le vélo seraient utilisés de manière intensive sur leur aire de pertinence, leur impact serait négligeable sur l’ensemble des voyageurs*km. Les déplacements de moins de 5 km pèsent moins de 7 % de l’ensemble des voyageurs*km de Belgique6.
Les transports collectifs sont souvent cités comme un maillon essentiel du report modal. Néanmoins, pour qu’un trajet en transport collectif devienne plus intéressant que celui effectué en voiture, une série de conditions contraignantes doit être remplie : il est nécessaire que le lieu de départ soit à proximité d’un arrêt, idem pour la destination, que l’horaire d’arrivée convienne et que la durée du déplacement ne soit pas disproportionnée par rapport à un trajet en voiture. Ces conditions sont rarement remplies et les transports collectifs n’assurent que 11 % des déplacements en Belgique, train compris. Pire encore, améliorer un critère en dégrade souvent un autre : desservir plus de personnes entraîne des détours qui allongent la durée du voyage. Augmenter la fréquence et étendre la longueur des lignes contribuent à diminuer le taux de remplissage : or un bus a besoin d’en permanence de 7 voyageurs pour être moins polluants que la voiture7.
Un urbanisme créé par et pour la voiture
Si la voiture est actuellement prépondérante dans les déplacements, c’est qu’elle a permis et a été encouragée par la création de zones monofonctionnelles (lotissements, zones d’activité, zones commerciales, etc.). La localisation de ces zones a privilégié les lieux non urbanisés, le foncier y étant moins onéreux et les travaux plus aisés. En outre, ces constructions sont de très faible densité, afin de garantir une excellente accessibilité et d’assurer un stationnement sans contraintes (les parkings et les voiries couvrent près de 60 % de l’espace occupé par les zones d’activités et les zones commerciales)8. Cet étalement et cette spécialisation impliquent des déplacements longs, qui se recoupent rarement.
En matière de transports, l’étalement urbain a eu pour effet d’augmenter le parc automobile, la voiture devenant de plus en plus incontournable par ménage, puis par adulte9. Cette forme d’urbanisme contribue également à rendre inefficient les transports collectifs dans ces zones périphériques ou complètement isolées au bord des autoroutes. Pour les transports collectifs comme pour la voiture, le taux de remplissage s’en retrouve dégradé.
Les transports ne doivent pas être pensés comme un secteur autonome, mais comme la résultante d’un système urbanistique donné. La part modale dépend pour partie de l’offre que l’on développe, mais son succès, ou son échec, est directement lié à l’aménagement du territoire.
Revoir le système tout-voiture
Pour parvenir à maîtriser les émissions de CO2 du secteur des transports, il convient de surveiller principalement la demande de déplacement en voiture, soit le trafic, en véhicule*kilomètres. Cette unité est d’ailleurs un indicateur fiable et annuellement mis à jour, à l’opposé des parts modales en voyageurs*km, qui est une information particulièrement onéreuse à collecter, fastidieuse à traiter et relativement imprécise10. Réduire le parc automobile et raccourcir les distances ne pourra se faire qu’au travers de villes et villages denses (comme l’était n’importe quel village belge d’avant-guerre), proposant une mixité de fonctions (habitat, commerce, emploi) et reliés entre eux par des transports collectifs. Alors seulement les modes actifs pourront obtenir un potentiel d’expression crédible, tandis que l’exploitation des transports collectifs serait pleinement efficiente. Cette vision est bien entendu plus aisée à dire qu’à faire, mais elle devrait être le cap de chaque projet urbanistique. À défaut de pouvoir revenir sur le bâti existant, il conviendrait de ne pas empirer davantage la situation actuelle : la fin de l’étalement urbain est un impératif.
Revoir le système voiture
L’inertie du système urbanistique et le chantier pharaonique que représenterait le réaménagement du territoire font que ces modifications sont aux mieux incompatibles avec l’urgence climatique, au pire irréalisables.
Qu’on le veuille ou non, la voiture individuelle est assurée de rester indispensable pour la majorité des déplacements pendant encore longtemps. Une partie de la solution devra venir des émissions unitaires et moyennes de CO2 du parc automobile, ce dernier se renouvelant tous les 9 ans.
Il convient de rester prudent sur les valeurs d’homologation, la différence entre les résultats obtenus en laboratoire et ceux relevés en condition réelle ne cesse d’augmenter. Actuellement, les émissions de CO2 mesurées sur route sont 40 % plus élevées que celles obtenues par optimisation réglementaire sur les bancs de roulement11. La prudence doit être encore plus forte en ce qui concerne les caractéristiques annoncées du véhicule « propre » dont les externalités sont nombreuses et le bilan final difficile à appréhender (fabrication du véhicule, impacts du secteur minier, émissions liées à la production et la distribution du système électrique présent et futur, intérêt limité des agrocarburants, etc.).
Pour que les innovations technologiques soient réellement utiles à la décarbonation, outre la fin de la croissance du parc, il deviendra nécessaire de revoir à la baisse la masse et la puissance des véhicules, à l’opposé des tendances actuelles. Ces mesures ne doivent pas être perçues comme régressives : les fonctionnalités premières de la voiture resteraient parfaitement assurées, alors que l’on peut légitimement s’interroger sur la pertinence pour les déplacements quotidiens et même occasionnels de pouvoir rouler à 200 km/h en déplaçant 500 kg de charge utile. L’essor du vélo électrique, qui devra être un maillon essentiel de cette transition, illustre une certaine forme d’acceptation volontaire d’un mode de transport moins performant que la voiture, mais tout à fait approprié pour certains déplacements quotidiens.
Enfin, la diminution du trafic et celles des performances des véhicules ont le mérite d’entraîner avec elles, et sans effets secondaires, la baisse des nombreuses nuisances générées par la circulation (qualité de l’air, accidentologie, coût pour les ménages et la collectivité, etc.).
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- Statistiques REEW – d’après : SPW et AwAC
- Explicatifs du calculateur mobilité par mode de déplacement – SPW 2019. Estimations plutôt hautes.
- Enquête MONITOR sur la mobilité des Belges – 2019 – (chiffres de 2017)
- Les transports face au défi énergétique – Aurélien Bigo – École Polytechnique -2020
- Conjecture de Zahavi
- Estimation à partir des résultats de l’enquête MONITOR. Les déplacements exceptionnels les plus longs, comme pour les voyages, sont probablement sous-estimés, les personnes n’étant contactées que sur leurs déplacements de la veille ou ceux des 30 derniers jours pour les voyages supérieurs à 300 km.
- D’après chiffres de De Lijn sur les consommationsmoyennes d’une voiture et d’un bus diesel.
- Pourquoi tarifer le stationnement – 2013 – Frédéric Héran
- En 2017, 16 % des ménages wallons n’avaient pas de voitures, 43 % en possédaient une, 31 % en disposaient de deux et 10 % en possédaient 3 ou plus. En 2001, ces pourcentages étaient respectivement de 25 %, 54 %, 19 % et 2 % (IWEPS). Il est à noter que la hausse du parc automobile est actuellement le principal moteur de la croissance du trafic, le kilométrage annuel déclinant légèrement depuis 2005 (tout en restant supérieur à la valeur de 1985)
- L’enquête Monitor a collecté des données sur près d’une année (2016-2017). La précédente enquête de ce type datait de 2010. Les distances annoncées par les participants sont déclaratives : à moins de vérifier la distance de son trajet sur un calculateur d’itinéraire, cette donnée cruciale est évasive.
- France Stratégie d’après données de l’International Council on Clean Transportation