Coca-Cola, mortelle séduction

  • Auteur/autrice de la publication :
  • Post category:Société
  • Temps de lecture :18 min de lecture
You are currently viewing Coca-Cola, mortelle séduction

Il y a peu, Le Soir publiait un excellent article sur la décision de Coca-Cola de retirer, d’ici la fin de l’année, ses distributeurs de boissons de l’ensemble des établissements scolaires en Belgique. Ce micro-événement vient à point pour affiner et illustrer l’analyse, que nous menons depuis quelques mois, du fonctionnement du secteur de la publicité commerciale et du déni sociétal de sérieusement la réguler. Coca est passé maître dans l’art de soigner ses pubs (ses créations) – et de les payer : 4 milliards, oui 4.000.000.000, de dollars par an – probablement pour mieux faire oublier qu’elles sont au service d’une entreprise très polluante et d’un produit néfaste pour la santé, singulièrement celle des enfants. Et ça fonctionne… Mais, les opposants à la publicité ne vont-ils pas trop loin ? Petite lecture commentée.  

Coca-Cola : « Le débat de fond tourne aujourd’hui autour de cette question : l’école est-elle un lieu approprié pour qu’une entreprise se livre à des activités commerciales ? Aujourd’hui, contrairement à il y a dix ans, la réponse est non. »

Nous faire croire qu’il y a dix ans c’était oui relève bien sûr de l’auto-justification : il n’y jamais eu consensus sur cette question ! Et le débat de fond n’est pas de cet ordre. La firme américaine fait une généralisation abusive et met un faux débat sur la table pour noyer le poisson. On pourrait le (re)formuler ainsi : « est-il approprié qu’une entreprise privée qui vend des boissons sucrées nocives pour la santé des enfants puisse disposer d’un canal de publicité/marketing, donc d’un moyen efficace de persuasion/manipulation, au sein d’institutions destinées à la formation et l’éducation des enfants ? La vente était secondaire, ce qui importait à Coca-Cola, c’est d’assurer sa présence permanente auprès d’un public le plus jeune possible – 6 ans à l’origine.

Coca-Cola poursuit : « Aucune entreprise n’abandonne ses clients avec plaisir, surtout quand elle entretient ces liens depuis de nombreuses années. Mais ce canal de vente avait déjà perdu beaucoup d’importance. »

C’est presqu’émouvant… Le client – l’établissement scolaire et son pouvoir organisateur – ressemble plutôt à une sorte de sous-partenaire commercial confrontés à des problèmes financiers récurrents que l’on dédommage pour service rendu. Cette obole1 avait pour effet principal de saper toute velléité critique dudit partenaire qui, une fois le marché bancal passé, éprouvait quelques difficultés à cracher dans… le Coca.

Voyons dans la foulée ce qu’en pensent les lobbys au service de la célèbre marque.

« C’est une idée de génie », estime Philip Buisseret, secrétaire général de la Fédération de l’industrie des eaux et des boissons rafraîchissantes (FIEB), soutenu dans la foulée par un représentant de la FEVIA, la fédération belge de l’industrie alimentaire, le lobby frère. « Coca-Cola prend en effet une décision anticipée par rapport à ce qui sera encore permis demain pour les producteurs en termes de marketing ciblant les jeunes. »

Confirmation donc qu’il s’agit d’une décision liée au marketing et non à la vente. Et en agissant ainsi, le lobby des boissons sucrées s’inscrit de plain-pied dans la stratégie gagnante classique en matière de régulation de la publicité : l’anticipation et l’auto-régulation pour échapper à une véritable régulation, pourtant nécessaire, du secteur de la publicité commerciale. « Vous voyez », nous dit Coca, « nous sommes une industrie responsable et consciente de l’évolution des préoccupations sociétales et de santé et nous nous adaptons sans avoir à être contraint par qui que ce soit ». Et ils le font savoir.

Mais continuons.

Cette analyse du fonctionnement du secteur pour échapper à une régulation publique2 est partagée, par une représentante du corps académique, madame Isabelle Schuiling, professeure de marketing à l’UCLouvain, interrogée par Le Soir : « L’industrie essaye de prendre des décisions avant que les pouvoirs publics ne les lui imposent »3.

Et la professeure d’aller plus loin et de lever le voile sur le motif réel du retrait : « Mais le roi du soda n’en perd pas le nord pour autant. Il continue à cibler les jeunes avec des messages publicitaires sur les réseaux sociaux et sur les plateformes de jeu ». 

Résumons ! Un moyen de manipulation plus efficace et adapté à l’évolution du numérique dans notre société est disponible et fait ses preuves, il n’y a donc pas de raison de maintenir un canal devenu obsolète et de plus en plus contre-indiqué en terme d’image. La régulation de ces nouveaux médias est par ailleurs, à l’heure actuelle, plus difficile.

Une autre spécialiste enfonce le clou : madame Laurence Doughan, experte en politique de nutrition au SPF Santé publique : « « Coca-Cola surfe énormément sur le monde virtuel. Ils sont partout, sur Tiktok, mais aussi en télé et au cinéma avec des publicités hyper percutantes empruntant aux personnages de Marvel dans un univers de jeux vidéo. Ou encore via une campagne avec la chanteuse espagnole Rosalia…»4

Comme le mentionne une tribune du journal Le Monde publiée ce mois de mai 2023, « la professeure de pédiatrie américaine Jenny Radesky montre, dans un article publié par la revue JAMA Pediatrics, que la publicité est omniprésente dans les contenus numériques qui sont destinés aux plus jeunes (y compris dans les applications « éducatives »), que les « conceptions manipulatrices » sont fréquentes, qu’elles touchent surtout les enfants les plus défavorisés et, enfin, qu’elles sont responsables d’une augmentation du temps d’écran ». Ce n’est tout de même pas rien.

S’agissant de publicité numérique pour une boisson sucrée, l’effet négatif sur la santé est cumulatif : la publicité incite à boire et favorise donc les maladies liées à la consommation de ce type de boisson nocive, mais contribue en outre à augmenter le temps d’écran qui a son tour induit des troubles de santé physiques et mentaux ! Ainsi, précise la tribune, « une étude publiée en mars 2023 sur un échantillon représentatif national de 100 000 enfants américains est venu confirmer nos inquiétudes : les troubles du comportement, les retards de développement ou de langage, les troubles du spectre de l’autisme ou de l’attention sont d’autant plus fréquents que les temps d’écran des enfants sont élevés ». Ce sont des spécialistes de la santé des enfants, pédiatres, psychologues… qui s’expriment de la sorte.

Cette omniprésence de Coca-Cola dans les canaux virtuels est, à juste titre, considérée comme « pernicieuse », « mille fois plus dommageable que la présence de distributeurs de sodas dans les écoles » par madame Laurence Doughan du SPF santé publique.

Pernicieuse ? « Ces techniques d’influence et de récupération des données sont maintenant regroupées dans une nouvelle science, la « captologie », et sont déployées de façon cachée par les « dark patterns », avec un seul objectif : capter l’attention de l’utilisateur et, à son insu, l’exposer à des publicités ciblées » nous expliquent des professionnels de la santé de l’enfant.

La conclusion de l’article du Soir confirme qu’il est plus que temps de s’inquiéter : ce marketing de produits malsains a des répercussions sur la santé publique et donc sur le budget des Etats, comme le relevait récemment une série d’articles de la revue scientifique  The Lancet sur les déterminants commerciaux de la santé : à elles seules, quatre industries (fossile, du tabac, de l’alimentation transformée et de l’alcool) sont responsables d’au moins un tiers des décès chaque année dans le monde. Et leur principal outil pour s’immiscer dans la société est la publicité commerciale.

Chez nous, faut-il le rappeler, le Conseil Supérieur de la Santé (CSS) a produit un édifiant rapport sur le marketing et la publicité pour les aliments malsains (dont les sodas) à destination des enfants. Il pointe le déni sociétal des conséquences de la publicité et du marketing de ce type de produit sur la santé et demande son interdiction : nous l’avons analysé il y a peu.

Pour terminer cette brève revue de presse il serait dommage d’oublier de mentionner cet article paru dans Le Soir du 12 avril et dont le titre est suffisamment évocateur : « en 2035, une personne sur deux sera en surpoids ou obèse, et le nombre de jeunes obèses va doubler« . C’est la Fédération Mondiale de l’Obésité (FMO) qui le dit. En Belgique, le taux d’obésité devrait augmenter chaque année de 1,8 % chez les adultes entre 2020 et 2035. Le taux d’obésité infantile, quant à lui, devrait augmenter de 1,2 %. En 2035, en Belgique, on estime que 33 % des adultes devraient être en situation d’obésité.

Plusieurs observateurs, dont des personnalités politiques ont salué la démarche entreprise par la firme américaine. Ce faisant, ils occultent qu’ils participent à la stratégie de la multinationale : ce retrait est vendu par la com de Coca comme la prise de conscience par l’entreprise d’une évolution sociétale relative à la protection de la santé des enfants qui l’amènerait, pour des raisons éthiques qu’elle partagerait, à abandonner une pratique alors qu’il s’agit en fait de l’abandon progressif puis définitif d’un canal d’influence en perte d’efficacité pour se consacrer avec vigueur à un autre, plus performant et plus vicieux. Thanks, Coca-Cola.

Cette analyse à charge n’est-elle pas excessive ?

La publicité fait partie de notre vie de tous les jours, est parfois originale et créative, souvent pénible, mais plutôt inoffensive. Les citoyen·ne·s se disent généralement capables de l’identifier et de prendre distance. Et la stigmatiser, ainsi que l’industrie qui y a recours, est souvent assimilé à une forme de radicalisme.  

Et puis, Coca-Cola est une véritable pro de la pub qu’elle élève au niveau d’un art en soi. Elle n’appelle d’ailleurs pas cela des campagnes de publicité, mais de création. Une de ses dernières campagnes « donne vie aux œuvres célèbres dans une pub follement créative »…

So ?

Mise au point sous forme de 3 rappels…

  1. Coca dépense 4 milliards de dollars par an pour sa publicité. Cette somme pour d’une part exister face à la concurrence et d’autre part pour rendre le plus tôt possible addict à son produit grâce à l’univers imaginaire qu’elle crée. On ne dépense pas 4 milliards de dollars par an pour une activité qui n’est pas efficace. Car…

  1. La publicité commerciale est efficace

La publicité commerciale est une branche de la communication d’influence qui mobilise des processus psychiques souvent inconscients (estime de soi, identification, projection…) et qui a pour objectif d’inciter à la consommation plus ou moins compulsive sur fond d’une insatisfaction qu’elle organise sciemment. Elle est consubtantielle à l’économie de marché croissanciste, à la consommation ostentatoire ou encore au Je consomme donc je suis.

Acter l’efficacité de la publicité commerciale est nécessaire face à une certaine forme de déni, très fréquente, qui consiste à dire qu’une fois qu’un individu est doté des capacités mentales de compréhension de ce qu’est une publicité, il est susceptible d’échapper à son influence et que donc, à ce titre, les publicités relèveraient davantage du registre de l’information que de celui de la persuasion/manipulation. Cet argument est un leitmotiv des annonceurs et est ressassé à longueur d’interventions médiatiques de représentants du secteur.
La publicité pour des sodas devrait par exemple être interdite pour les enfants (ce qui est loin d’être le cas), mais pas pour les adolescent·e·s ou les adultes au prétexte qu’ils·elles auraient la capacité de reconnaitre qu’il s’agit d’une publicité et donc d’échapper par là même à toute influence dans le comportement d’achat visé. Si c’était le cas, à titre à nouveau d’exemple, la publicité pour les voitures (destinées normalement aux personnes détentrices d’un permis, donc âgées d’au moins 18 ans chez nous) n’auraient aucune influence sur le comportement d’achat… Ce qui est parfaitement démenti par le constat de l’accroissement très important du nombre de véhicules de type SUV vendus qui est corrélé à la publication d’un nombre nettement plus important de publicités pour ce type de modèle5.

De nombreuses études ont montré que les techniques publicitaires, notamment par le recours à des mécanismes inconscients influencent tant les enfants que les adultes et que dans un cas comme dans l’autre, échapper à cette influence n’est pas donné, même chez les anti-pubs. » … Pour parvenir à cette efficacité, toutes les disciplines artistiques, la (neuro)psychologie et la sociologie sont utilisées pour accroître la force de persuasion. Et les techniques de marketing deviennent de plus en plus fines : on a fréquemment recours, pour apprécier l’effet des messages sur nos cerveaux, à des techniques d’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle. La reconnaissance de cette influence généralisée, certes à des degrés divers, est donc importante car elle est aussi la mise en évidence d’un déni, lui aussi généralisé, qui voudrait que les publicités soient relativement inoffensives. Nous avons relevé des publicités Coca-Cola double page dans le Journal du Médecin… Il est essentiel de lever ce déni pour rendre à la publicité son pouvoir étendu de nuisance. A ce titre, l’exemple de Coca-Cola est certainement emblématique.

  1. Toutes les autorités sanitaires (OMS, UNICEF, CSS,…) recommandent d’interdire la publicité commerciale pour les aliments nocifs pour la santé (dont le soda bien sûr) à destination des enfants et aucune autorité politique ne répond positivement à cette recommandation. Faudra-t-il en passer par des actions en justice pour inaction pour se faire entendre ?

Aidez-nous à protéger l’environnement,
faites un don !

  1. L’information exacte sur les montants de ces transactions reste inconnue. Des estimations existent : une école de 1000 élèves toucherait 7.000 euros par an. Il y aurait 25.000 distributeurs. Voir par exemple : https://ligue-enseignement.be/les-canettes-a-lecole-saga-politique-marche-juteux
  2. Voir notamment : La pub, « mal nécessaire » ou nécessairement mal ? ; Pub : Magnette aux manettes ? ; Publicité et santé : sortir du déni
  3. Voir la manière dont RMB s’est débrouillée avec les évolutions réglementaires au sein de la RTBF : https://www.canopea.be/publicite-a-la-rtbf-les-blue-screen-des-ecrans-de-fumee/
  4. L’ajout de lien vers les vidéos est à mettre au compte de la rédaction.
  5. Voir par exemple : « Après COVID-19 » : les publicités promeuvent des voitures toujours plus polluantes. & Salon de l’auto 2020 : des voitures « toujours plus durables et plus propres ». Vraiment ?